Table des Matières
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Table des Matières
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DU MÊME AUTEUR
Remerciements
INTRODUCTION
Première Partie - LE PEUPLEMENT
CHAPITRE 1 - L'« invention » de la nature
L'écrémage cosmique
Aux origines : la génération spontanée
L'amour moléculaire
Dès l'origine, des problèmes énergétiques
La révolution photosynthétique
Le libre-échange des gènes
L'invention de la cellule à noyau
Où la sexualité apparaît
La nécessaire redistribution des rôles
La naissance des animaux
Nouveaux venus, nouvelles compétitions
Vers la vie pluricellulaire
La sortie des eaux
CHAPITRE 2 - Les pionniers
La guerre de la terre, de la mer et du feu
Altitude et latitude
Le déferlement des vagues successives de lichens
Le sort tragique des pionniers
Le Krakatoa, cent ans après
Et Surtsey vingt ans après
La population des bordures d'autoroute
La population des murailles...
... Et la population des plates-bandes
CHAPITRE 3 - Les conquêtes
Des plantes à l'abordage
Les constructeurs de dunes
Les fabricants de sol
Des lapins qui changent le cours de l'histoire
Où l'on compare la plage au Far West
Et où l'on compare la forêt et la ville
De la roche nue à la forêt
Forêt jeune, et forêt «mûre»
La reconquête d'une pinède incendiée
Le temps des herbes et le temps des arbres
Le dynamisme du peuplement végétal dans le temps et dans l'espace
Deuxième Partie - LA SOCIÉTÉ
CHAPITRE 4 - Une société végétale : la forêt
Silence et dormance hivernaux
Les jeux amoureux du printemps
Les fruits de l'amour
La stricte hiérarchie des strates végétales
La forêt : une société de castes
Commensalisme et compétition
L'art de sélectionner les arbres
Le palmarès des records 1
Une forêt menacée de mort naturelle
Haute productivité forestière et faible rendement photosynthétique
Quand un arbre se déshabille spontanément
L'arbre : un arrosoir fonctionnant à l'envers
Le tempérament des arbres
Des producteurs aux consommateurs
Société végétale, société humaine
Les multiples rôles de la forêt
CHAPITRE 5 - La sociologie végétale
La vie, un phénomène de lisière
L'ordre sous l'apparent désordre
Un bouquet bleu, blanc, rouge
Associations végétales, associations humaines
L'hôpital, l'église et l'hypermarché
Diviser, analyser, classer
L'impossible « synthèse » de la nature
Du bon usage de la phytosociologie
De la sociologie végétale à l'archéologie
Troisième Partie - LES RELATIONS SOCIALES
CHAPITRE 6 - Guerres et affrontements
Guerre des plantes et lutte des classes
Élections et sélections
Les guerres de position
La loi du plus fort
L'implantation en territoire occupé
Les plantes et la guerre conventionnelle
Les plantes et la guerre chimique
La bataille des molécules
Des plantes qui se font souffrir
Les retombées thérapeutiques de la guerre chimique
Les plantes et la guerre civile
L'autopollution des piloselles
Pourquoi ces mystérieuses guerres chimiques ?
Où l'immunologie apparaît...
De la compétition à la coopération
Sélections meurtrières et coopérations créatrices
Espoir ou utopie ?
CHAPITRE 7 - Les envahisseuses
Les plantes et la guerre de mouvement
L'épidémie des Élodées
Une espèce parricide : la Spartine
L'invasion des Opuntias
La carte du front de progression des troupes de Crepis sancta
De nouvelles venues dans la famille des envahisseuses
CHAPITRE 8 - Solidarité et coopération
Association fructueuse et plantes amies
Les effets de groupe positifs
Le lierre, une plante bien attachante
Plantes suspendues aux appétits modestes
Du tuteur au protecteur
Utiles et aimables Légumineuses
Des racines fonctionnant en vases communicants
Les mariages des arbres aux champignons
La stricte monogamie des Orchidées
L'histoire d'amour de l'algue et du champignon
Les lichens, indicateurs de pollution
1+1=1
Tensions et coopérations dans la nature et la société
CHAPITRE 9 - Les parasites
Symbiose ou parasitisme ?
Les charognardes
La proie, l'hôte et le parasite
Travailler à temps plein ou se faire entretenir à plein temps ?
Le gui et ses congénères
De la plante verte au pseudo-champignon
Où plantes et animaux parasites se ressemblent
Des plantes en chômage
CHAPITRE 10 - Les marginaux
Un monde immense et mystérieux
Une réputation jadis fâcheuse
Comment naquirent les champignons ?
Aux frontières indécises de l'animal et du végétal
L'art de se nourrir au détriment des autres, morts ou vifs
Un parasitisme, mais qui sait ne pas aller trop loin
Des mœurs sexuelles sans équivalent dans la nature
Une reconversion réussie
Les hippies du monde végétal
Quatrième Partie - L'ADAPTATION
CHAPITRE 11 - Le chêne et le roseau 1
Du laboratoire à l'usine
Le palmarès des records
L'artériosclérose des troncs et des feuilles
Migrations et invasions
Les arbres « totalitaires »
L'arbre en herbe
CHAPITRE 12 - La forêt et le désert
Plusieurs solutions à un même problème
Régler un problème en le supprimant
L'élégante solution de la reviviscence
L'art de réduire les pertes d'eau
Les superadaptations de la succulence
Les adaptations en accordéon
Pourquoi des épines ?
Les succulentes racinaires
Des évolutions convergentes
Cinquième Partie - L'ACTION DE L'HOMME
CHAPITRE 13 - Des équilibres fragiles
Des lambeaux de landes dans une forêt envahissante
Le jeu du genévrier, du sorbier et de la grive
Le bouleau et ses petits...
Les menaces de la modernité
Comment protéger du dynamisme naturel un milieu ancestral et régressif ?
CHAPITRE 14 - Des sols appauvris et désertifiés
Le « biome » méditerranéen
Un paysage marqué par l'homme
Pour une vision dynamique de l'histoire des paysages
Le recul de la forêt
Avec l'homme, le feu
La lente reconquête des sols incendiés
Les méfaits du surpâturage
Des nomades qui se sédentarisent
Scénario de l'inacceptable
CHAPITRE 15 - Des plantes en péril
La Terre : cimetière d'espèces mortes
Un palmier obèse et obscène
Un arbre en forme de plat à tarte !
Les espèces ultraspécialisées
La nécrologie et le martyrologe des flores menacées ou disparues
Comment protéger et conserver ?
Sixième Partie - L'ÉVOLUTION
CHAPITRE 16 - Un essai de parallèle entre l'évolution du judéo-christianisme et celle des
plantes !
Espèces biologiques et « espèces culturelles»
Une mutation fondatrice
Le judaïsme: une espèce endémique et panchronique
La mutation chrétienne
Où l'on compare la diffusion du christianisme à celle des noix de coco !
L'islam, premier compétiteur sérieux
Le grand schisme, ou la naissance de deux espèces de christianisme
L'importance des phénomènes d'isolement
La Réforme
Les hybridations de la Renaissance
« Echanges de gènes » et introgressions
Le poids du fardeau génétique
Quel avenir ?
Éloge de la différence
Vers une plus grande « liberté »
La rapidité accrue de l'évolution sociale
L'hommage aux démocraties
Conclusion
Bibliographie
© 1984, Librairie Arthème Fayard
978-2-213-64050-1
DU MÊME AUTEUR
Les Médicaments, collection « Microcosme », Seuil, 1969.
Évolution et Sexualité des plantes, Horizons de France, 2e éd., 1975
(épuisé).
L'Homme renaturé, Seuil, 1977 (Grand Prix des lectrices de Elle. Prix
européen d'Écologie. Prix de l'académie de Gram-mont) (réédition 1991).
Les Plantes : amours et civilisations végétales, Fayard, 1980 (nouvelle
édition revue et remise à jour, 1986).
La Vie sociale des plantes, Fayard, 1984 (réédition 1985).
La Médecine par les plantes, Fayard, 1981 (nouvelle édition revue et
augmentée, 1986).
Drogues et Plantes magiques, Fayard, 1983 (nouvelle édition).
La Prodigieuse Aventure des plantes (avec J.-P. Cuny), Fayard, 1981.
Mes plus belles histoires de plantes, Fayard, 1986.
Le Piéton de Metz (avec Christian Legay), éd. Serpenoise, Presses
universitaires de Nancy, Dominique Balland, 1988.
Fleurs, Fêtes et Saisons, Fayard, 1988.
Le Tour du monde d'un écologiste, Fayard, 1990.
Au fond de mon jardin, Fayard, 1992.
Le Monde des plantes, collection « Petit Point », Seuil, 1993.
Une leçon de nature, l'Esprit du temps, diffusion PUF, 1993.
Des légumes, Fayard, 1993.
Des fruits, Fayard, 1994.
(2e édition)
« L'univers est un, et son origine ne peut être que l'éternelle unité.
C'est un vaste organisme dans lequel les choses s'harmonisent et
sympathisent réciproquement. »
PARACELSE
« Voici bien des années, mon esprit s'efforçait de découvrir et
d'apprendre comment la nature vit et crée. C'est l'éternelle unité qui se
révèle dans la diversité. »
GOETHE
« L'homme qui s'est assis sur le sol... pour méditer sur la vie et son
sens, en acceptant une filiation commune à toutes les créatures, a
reconnu l'unité de l'univers. »
UN CHEF INDIEN
Je tiens à exprimer mes plus vifs remerciements à M. Jean-Marie
Gehu, professeur à la faculté de pharmacie de Paris, et à son épouse Mme
Gehu-Franck, professeur à la faculté de pharmacie de Lille, pour leurs
conseils et leurs avis éclairés en ce qui touche la sociologie des plantes.
Leur concours m'a été précieux et je dédie ce livre à notre amitié.
J.-M. P.
INTRODUCTION
Cet ouvrage, consacré à la vie sociale des plantes, est le complément
naturel et nécessaire de son prédécesseur, Les Plantes : Amours et
Civilisations végétales, paru dans cette même collection en 1980. Ce
dernier retraçait la grande épopée du monde végétal, son histoire, et plus
spécifiquement l'histoire de ses amours; car le perfectionnement continu
de l'appareil sexuel constitue l'axe de l'évolution du monde des plantes.
Mais s'il n'y a pas de société sans amours, il n'est pas non plus de
société sans guerres. « Faites l'amour, pas la guerre » fut un généreux
slogan des années soixante. Slogan assurément utopiste, car ce n'est point
là pratique courante dans le monde vivant, sempiternel adepte d'un «
double jeu » : besoin de s'affirmer mais aussi de nouer des liens avec
autrui, de lutte et de solidarité, de compétition et de coopération. Entre
ces pôles en perpétuelle tension, la vie fait et défait ses équilibres, dans
l'alternance de phases de stabilité et d'harmonie et de phases de
bouleversement et de rupture. Telle est la vie : la nôtre comme celle des
plantes !
Car dans leur vie sociale, les plantes manifestent des « mœurs » et des
« comportements » qui sont aussi les nôtres; et, de ce point de vue,
plagiant un auteur célèbre, cet ouvrage aurait pu aussi bien s'intituler
Guerre et Paix : chez les plantes, s'entend... On découvrira en effet les
nombreuses et subtiles formes de coopération et de compétition mises en
œuvre par le règne végétal où, contrairement aux dogmes marxistes ou
darwiniens aujourd'hui dépassés, les plantes ne pratiquent pas seulement
le fameux struggle for life, la lutte pour la vie, mais l'autre terme de
l'alternative : la solidarité. Dès l'origine de la vie, en effet, des
mécanismes de coopération manifestent leur pouvoir créatif de sorte
qu'inventions et novations se succèdent d'étape en étape à travers toute
l'histoire du monde végétal. Ces mécanismes seront illustrés par des
exemples empruntés aux plantes de tous les temps, de tous les continents
et de tous les groupes botaniques.
Les champignons, par leur grande ingéniosité et leur surprenant
pouvoir d'invention, mériteraient un ouvrage à part : il reste à écrire et
enrichira peut-être un jour cette série.
Parmi les partenaires des végétaux figurent naturellement les
animaux : cet aspect particulier, mais immensément vaste, de la vie
sociale des plantes n'a pas été traité ici. Chaque jour apporte des
informations nouvelles en ce domaine encore mal connu, sauf en ce qui
concerne la pollinisation dont il a longuement été question dans Les
Plantes : Amours et Civilisations végétales. Pour le reste, qu'il s'agisse
des attractions et répulsions mutuelles des plantes et des insectes, des
choix, mœurs et régimes alimentaires des herbivores, des rapports
mutuels de commensalisme, de parasitisme ou de symbiose, de l'élevage
des larves, voire même de... contraception, ces thèmes feront l'objet d'un
autre ouvrage à paraître, que l'insuffisance des documents et sources
scientifiques disponibles rendrait pour l'heure encore prématuré. Nous
nous contenterons donc d'analyser ici comment les plantes s'organisent
pour former entre elles des sociétés où s'agencent, dans des relations de
types multiples, les individus les plus divers.
Le but de ce livre sera atteint s'il permet de mieux faire comprendre et
sentir l'extraordinaire harmonie du monde vivant, dont les lois
universelles s'appliquent de la plus modeste bactérie jusqu'à l'homme. Si
l'homme inaugure par l'émergence à la conscience un nouveau règne,
c'est par cette même conscience qu'il apprend à se découvrir et à se
comprendre; à découvrir et à comprendre aussi les êtres qui l'entourent,
mais que son orgueil le conduit trop souvent à ne point regarder, et même
à ne point voir. Si aimer, c'est d'abord connaître, cet ouvrage, en révélant
les mœurs et comportements de nos amies les plantes, contribuera peut-
être à les faire considérer d'un œil moins indifférent.
Le succès international de notre série télévisée L'Aventure des Plantes
montre assez combien un autre regard sur le monde végétal s'imposait :
c'est ce même regard que l'on porte ici sur la forêt, la lande ou la prairie,
les parasites et les envahisseurs, les plantes « déplacées » et les plantes en
péril. Ce succès, et l'unanimité de la critique et du public, sont la seule
réponse qui vaille aux quelques rares critiques qui ont cru devoir mettre
en cause notre manière de voir en y dénonçant tour à tour quelque excès
de finalisme, d'anthropomorphisme ou d'anthropocentrisme...
La préface à la deuxième édition des Plantes: Amours et Civilisations
végétales traite abondamment de ces questions : aussi ne nous a-t-il point
paru nécessaire de reprendre cette argumentation. Tout a été dit sur le
sujet, et le public a rendu son verdict.
L'auteur s'exprime ici dans une totale liberté et l'on ne saurait lui
reprocher de s'être caché derrière son discours. Mais ce serait faire injure
au lecteur que de le croire incapable de faire le partage entre les faits
rapportés, les réflexions personnelles qu'ils suscitent ou les intuitions
qu'ils inspirent. C'est à lui, et à lui seul, qu'il appartient ou non d'« entrer
dans le jeu » ; un jeu dont le propos est d'ouvrir la botanique, discipline
encore si souvent poussiéreuse, sur les vastes perspectives d'une vie dont
l'Unité, la Majesté et la Transcendance ont saisi l'auteur et continuent de
l'émerveiller, comme beaucoup, depuis cet âge de la plus tendre enfance
où la « leçon de choses » n'a pas encore eu raison de la leçon des
choses...
Suite à un volumineux courrier des lecteurs, riche de pertinentes
suggestions, la présentation de cette seconde édition a été quelque peu
modifiée : le chapitre consacré aux mécanismes de l'évolution, qui
ouvrait l'ouvrage, a été reporté ici à la fin du livre. D'inspiration
originale, voire même quelque peu audacieuse, il suppose en effet, pour
être bien compris, que le lecteur ait pu se familiariser avec le mode
d'approche et la sensibilité de l'auteur.
Le développement général de l'œuvre devient ainsi plus simplement
chronologique et didactique : le livre s'ouvre par une mise en scène des
êtres vivants successivement « inventés » par la nature et s'achève sur
une vaste fresque, où, dans un essai de synthèse, sont présentées les lois
fondamentales ayant régi, précisément cette évolution.
Que les mêmes processus évolutifs s'appliquent aussi bien aux sociétés
végétales qu'aux sociétés humaines, atteste, s'il en était besoin, de l'Unité
et de l'Universalité des lois de la Vie.
Première Partie
LE PEUPLEMENT
Où l'on met en place le décor et les acteurs, et où l'on voit que les plantes
ont aussi leurs problèmes d'aménagement et d'occupation du territoire...
CHAPITRE 1
L'« invention » de la nature
Et Dieu dit : « Que la lumière soit, et la lumière fut... » Ainsi débuta
l'univers selon la Bible. A l'origine, une boule d'énergie pure, intensément
lumineuse, infiniment concentrée. Puis, il y a environ quinze milliards
d'années, une explosion : le fameux Bang, qui donna naissance à la
matière et à l'énergie de tous les astres et galaxies du cosmos.
L'écrémage cosmique
Il y a en gros dix milliards d'années se forme le système solaire ; un
vaste nuage de poussière et de gaz tourbillonne, se fragmente, s'organise.
Les éléments les plus lourds, par une sorte d'écrémage cosmique, se
concentrent pour constituer les planètes « dures » : Mercure, Vénus, la
Terre et Mars. La croûte terrestre n'apparaît qu'il y a 4,5 milliards
d'années, par lent refroidissement. En même temps, les minéraux qui la
composent « dégazent » : les bulles emprisonnées dans le magma
s'échappent, entourant la planète d'un épais manteau de brumes grises,
toxiques et suffocantes, où entrent de la vapeur d'eau, mais aussi du gaz
ammoniac, du méthane, du gaz carbonique ; bref, une atmosphère qui
évoque celle des lointaines planètes qui n'ont pas inventé la vie : Jupiter,
Saturne, Uranus, Neptune, dont la masse est telle qu'elle a empêché
l'évasion de ces gaz, de sorte que leur atmosphère évoque, aujourd'hui
encore, ce que fut jadis celle de la Terre.
Cette Terre juvénile est le siège d'une forte activité. L'éruption des
volcans, l'intense radioactivité des roches, le grondement furieux des
orages, l'apport massif de rayons ultraviolets du soleil, chargent
l'atmosphère primitive d'intenses flux énergétiques. L'impact de ces
fortes charges d'énergie sur les gaz chimiquement simples déclenche une
série de réactions chimiques, parfaitement reproductibles en laboratoire
lorsqu'on simule les conditions qui prévalaient au sein de cette première
atmosphère terrestre1. Ainsi se forment et s'accumulent les toutes
premières molécules, matériaux élémentaires du colossal édifice de la Vie
et premiers maillons de la longue chaîne d'êtres vivants qui allaient
suivre... Cette intense génération de molécules entraînées par les pluies
enrichit peu à peu les mers chaudes qui s'épaississent à la manière d'un
potage... d'où le nom de « soupe chaude primitive » que leur attribua le
grand biologiste Haldane. Dans cette soupe s'effectuent au hasard des
rencontres, voire des télescopages entre molécules, de nouvelles
réactions chimiques, conduisant à des molécules plus complexes qui
président à l'élaboration des tout premiers êtres vivants. Le processus de
complexification croissante, qui est au cœur même de la Vie, était
amorcé : il n'a plus cessé, depuis lors, de produire des êtres de plus en
plus élaborés, des systèmes vivants de plus en plus sophistiqués.
Quatre grandes inventions
dans la chimie de la vie
On s'accorde à reconnaître quatre étapes dans le parcours qui a conduit
de la chimie de l'atmosphère primitive à la Vie :
- La première correspond à la synthèse des molécules les plus simples,
tels les 20 acides aminés qui sont à l'origine de toute vie (même si, dans
les expériences pratiquées en laboratoire, d'autres souvent se forment
aussi, que la vie n'a pas conservés). Ces 20 fameux acides aminés sont
comme des briques à partir desquelles s'édifie la matière vivante. Ils sont
les constituant principaux de la viande, du poisson, du blanc d'œuf, du
soja, etc.
– La deuxième étape correspond à l'enchaînement de ces molécules les
unes aux autres, comme on enfilerait les perles d'un collier ; on aboutit
alors à de grosses molécules : les protéines, par exemple, obtenues par
assemblage d'acides aminés. Ces protéines figurent parmi les matériaux
de base dont sont constitués tous les êtres vivants. Mais certaines
détiennent aussi le pouvoir de provoquer et de diriger certaines
synthèses : ce sont les enzymes. Plus perfectionné encore est le système
qui combine un sucre 2, une base et une molécule de phosphate. Il en
résulte une chaînette à trois maillons appelée « nucléotide ». En
s'unissant les uns aux autres en longues chaînes, ces nucléotides forment
les fameux acides nucléiques ou ADN 3, qui possèdent la remarquable
capacité de se reproduire dans les noyaux cellulaires en se dupliquant par
autocopie, exactement comme on reproduit un texte sur une
photocopieuse.
- La troisième étape est décisive : c'est le vrai coup de génie de la Vie,
qui invente un système appelé « code génétique ». Ce système consiste à
utiliser les acides nucléiques comme modèles, ou mieux encore comme
matrices pour la synthèse des protéines, lesquelles assurent la
maintenance et le fonctionnement des êtres vivants, par leur masse, leur
volume et leur pouvoir enzymatique. Arrivée à ce stade, la vie couple
donc les ADN aux protéines : chaque acide aminé correspond à une
séquence bien définie de nucléotides, de sorte que l'enchaînement de ces
séquences dans la longue chaîne d'ADN détermine l'enchaînement des
acides aminés dans la protéine correspondant à cet ADN ! L'ADN, c'est
l'information mise dans l'ordinateur : et l'ordinateur, ce sont les gènes où
toutes ces informations sont stockées, une banque de données en quelque
sorte. Et les protéines assument les fonctions conformes aux instructions
que les ADN qui ont déterminé leur structure leur imposent. Bref, les
ADN sont le programme, le plan que conçoit l'architecte ; les protéines
forment l'édifice, le corps de la construction. Ce couplage ADN-
PROTÉINES n'a pu être réussi en laboratoire. Ruffié 4, dans son Traité du
Vivant, estime que l'apparition de ce fameux code génétique est à coup
sûr l'événement le plus mystérieux de l'histoire de la Vie. Il évoque à ce
propos les premiers versets du prologue de l'Évangile selon saint Jean : «
Au début était le verbe – lire ADN, c'est-à-dire information -, et le verbe
s'est fait chair - lire protéine, c'est-à-dire matière -, et il a demeuré parmi
nous » - la vie s'est alors perpétuée sans fin, à l'issue de cette «
incarnation » continue de son programme !
- La quatrième étape est l'apparition d'une membrane séparant
protéines, ADN et autres constituants ainsi synthétisés du milieu
ambiant : les premières unités prévivantes s'individualisent. Ainsi
naquirent sans doute les premières cellules, proches des bactéries, et dont
les plus anciennes ont été identifiées au Groenland par les chercheurs de
l'université du Maryland dans des couches géologiques ayant 3,8
milliards d'années. En Australie, William Schopf en date d'autres de 3,5
milliards d'années. La phase prévivante s'achevait avec des êtres qui
évoquaient déjà de fort près nos bactéries actuelles, et qui s'étaient
formés par génération spontanée dans des conditions que la vie allait
ensuite profondément modifier.
Aux origines : la génération spontanée
La vie commence ainsi par une génération spontanée : en l'occurrence,
par éclosion de molécules. Aristote n'avait donc pas tout à fait tort
lorsqu'il attribuait les origines de la vie à la rencontre d'un principe
passif : la matière, et d'un principe actif: la forme. La matière est neutre,
inerte, inanimée. La forme lui imprime son énergie, son dynamisme, sa
vitalité. Encore faut-il des conditions favorables pour que la rencontre
des deux principes produise correctement son effet.
Un célèbre médecin du XVIIe siècle, Van Helmont, nous explique par
exemple avec force détails quelles sont les conditions requises pour que
soient engendrées des souris par génération spontanée : il suffisait, selon
lui, de remplir une caisse de grains de blé, en ayant soin d'ajouter une
chemise sale imprégnée de sueur humaine qui apportait le principe vital.
La caisse, au bout d'une vingtaine de jours, ne manquait jamais de se
peupler de souris !... On reste pantois devant cette incroyable absence
d'esprit d'observation ; mais, à cette époque encore, le dogme de la «
génération spontanée » était à ce point ancré dans les esprits qu'il
dispensait de toute observation et de toute expérimentation. Pourquoi
remettre en question une vérité vieille de plus de 2 000 ans et jamais
contestée ? Comment oser nier que les mouches naissent du fumier et les
mollusques de la vase ou des algues en décomposition? Il fallut attendre
les célèbres expériences de Pasteur pour que soit enfin anéantie l'antique
croyance en la génération spontanée de la Vie ; dogme déjà ébréché, il est
vrai, par Harvey, autre célèbre médecin du XVIIe siècle, « inventeur » de
la circulation du sang, à qui l'on doit l'aphorisme célèbre : « omne vivum
ex ovo » - chaque vivant naît d'un œuf ! D'où découla plus tard l'histoire
célèbre de la poule et de l'œuf 5.
En revanche, si génération spontanée il y eut, ce fut bien aux origines
mêmes de la Vie, lorsque s'édifièrent les premières molécules qui forment
aujourd'hui encore les bases de la matière vivante. Il fallut pour cela de la
matière passive (l'atmosphère épaisse grisâtre, dense et suffocante des
origines n'en manquait pas, même si cette matière s'y trouvait à l'état
gazeux), et une source active d'énergie (en l'occurrence le rayonnement
radioactif, l'arc électrique des éclairs, l'énergie du soleil ou la chaleur des
volcans). Le grand Aristote n'avait donc pas tout à fait tort... Et, pour lui
donner raison, il suffit de remettre la génération spontanée à sa place, non
pas aux origines des vies individuelles, mais aux origines de la Vie
même, c'est-à-dire la repousser bien plus loin, très loin en arrière dans
l'épaisseur du temps.
Il est d'ailleurs probable que la génération moléculaire produisit
d'autant plus de substances diverses que les conditions étaient plus
favorables... un peu comme dans le mode d'emploi prescrit par Van
Helmont pour fabriquer des souris : ainsi, par exemple, la lave chaude et
pâteuse des volcans, en faisant évaporer l'eau des mers peu profondes,
contribuait à épaissir la soupe, donc à accroître les chances de contacts
entre molécules, et, du même coup, les réactions chimiques qu'elle
contribuait en outre à catalyser. Dans ces lagunes privilégiées où
s'affrontaient les éléments : le feu, l'eau et la terre, régnait une intense
activité chimique, sorte de vaste bouillonnement moléculaire d'où
naquirent sans doute les molécules les plus complexes et les plus
performantes que sélectionna la Vie.
L'amour moléculaire
Ainsi, dès l'origine du monde, les matériaux de la Vie résultèrent d'un
processus de coopération chimique, d'« amour moléculaire » en quelque
sorte ; et ces premières synthèses s'effectuèrent en des lieux privilégiés
où s'affrontaient avec vigueur les éléments. Le jeu de la coopération et du
conflit, si caractéristique du mouvement de la Vie, s'amorça donc avant
même que la Vie n'émergeât de la matière. Relayant les mécanismes
d'attraction et de répulsion déjà à l'œuvre dans le monde minéral, il
débouchera bien plus tard sur ces concepts d'amour et de haine, de paix et
de guerre qui fondent toutes sociétés : bactériennes, végétales, animales
et humaines.
Mais l'amour est premier. Lui seul est créateur. Ici - et par extension
peut-être illégitime du sens d'un mot trop dévoyé dans notre langue –,
l'amour crée : c'est sa force positive qui unit les acides aminés pour
former des protéines; c'est elle qui forme la triple alliance du sucre, de la
base et du phosphate, élément fondamental des acides nucléiques. Et c'est
elle surtout qui réussit ce couplage, ce mariage génial entre protéines et
acides nucléiques, base du code intouchable et immuable depuis les
origines, sur lequel toute la Vie s'est construite.
Bien d'autres molécules virent sans doute le jour en ces temps reculés
des origines de la Vie ; moins performantes, elles furent éliminées par le
jeu de la sélection naturelle. Car les « enfants de l'amour » ne sont pas
tous viables, et la nature élimine durement les moins adaptés. Encore
faut-il pour cela que l'amour ait d'abord produit ses œuvres. En cela, il est
premier; et les processus de sélection, de tri et d'élimination
n'interviennent qu'en second.
Des molécules biologiques aux premiers êtres vivants, il n'y avait,
comme les expériences de Fox l'ont montré, qu'un pas à franchir. Il suffit
en effet de renverser dans de l'eau les molécules produites dans des
ballons simulant les conditions de l'atmosphère primitive de la terre pour
voir se former dans l'instant de minuscules gouttelettes, des « micro-
sphères », des « coacervats », comme les appelait le célèbre biologiste
russe Oparine, auteur de la première théorie cohérente sur les origines de
la Vie. Une membrane se forme ainsi, séparant un dedans et un dehors ; à
travers ce filtre, certaines substances pénètrent et le milieu intérieur ainsi
« nourri » acquiert une composition différente du milieu extérieur, c'est-
à-dire de l'environnement; celui-ci recueillera en revanche les sous-
produits, les déchets de l'activité cellulaire.
Une cellule bien nourrie, aux activités chimiques bien régulées (on dira
qu'elle a un bon métabolisme) finit par grossir, puis par se diviser selon
l'adage bien connu qu'une cellule « n'a qu'une idée : c'est d'en faire deux
» ! La division entraîne ainsi la multiplication, voire la prolifération des
cellules dans la soupe ! Pour alimenter ce bataillon prolifique et
proliférant de cellules, la soupe se désépaissit peu à peu, car les synthèses
par génération spontanée ne suffisent plus à alimenter les processus déjà
galopants de la vie : le potage s'éclaircit, devient consommé, puis
bouillon clair ! Un bouillon d'onze heures, en vérité, car il contient
beaucoup d'acide cyanhydrique, toxique violent qui servait jadis aux
exécutions capitales en Californie...
Dès l'origine, des problèmes énergétiques
On ne sait à peu près rien de ces tout premiers êtres vivants qui
devaient vaguement s'apparenter aux bactéries actuelles. Ce que l'on sait,
en revanche, c'est que la Vie, une fois inventée, mit un temps infiniment
long - au moins trois milliards d'années - pour mettre au point des
mécanismes énergétiques à haut rendement, capables de fournir aux
cellules de fortes quantités d'énergie. C'est la longue aventure de
l'évolution biochimique qui nous rappelle que les problèmes d'énergie qui
nous préoccupent tant ne datent pas d'hier ! Comment s'étonner, dès lors,
qu'il faille au moins deux décennies à l'humanité pour maîtriser telle
nouvelle ressource énergétique, quand on voit les délais que la Vie a
exigés pour atteindre ce même objectif...
Le premier matériau énergétique exploité par la Vie – et qu'elle
exploite d'ailleurs toujours - est l'ATP, molécule relativement complexe
qui s'élaborait spontanément dans la soupe chaude de Haldane, en même
temps que les protéines et les ADN. Cet ATP ou adénosine-triphosphate
possède dans sa structure, comme son nom l'indique, trois acides
phosphoriques. Il présente la particularité absolument unique de pouvoir
libérer d'importantes quantités d'énergie en perdant l'un de ces acides,
pour donner l'ADP ou adénosine-diphosphate. Ainsi, les tout premiers
vivants puisaient dans la soupe l'ATP et le cassaient en ADP pour se
procurer l'énergie dont ils avaient besoin. Et leurs descendants,
aujourd'hui, en font toujours autant. L'ATP est en quelque sorte
l'équivalent biologique de l'atome d'uranium utilisé dans les centrales
nucléaires : en cassant cet atome, on libère d'importantes quantités
d'énergie ensuite transformées en électricité.
Les êtres vivants se multipliant, la demande d'ATP augmenta
rapidement, ce qui appauvrit la soupe en ce précieux carburant : ce fut la
première crise de l'énergie. Et la vie répliqua en régénérant l'ADP en ATP,
par fixation d'un acide phosphorique puisé dans la soupe. Mais, pour
recharger ainsi l'ADP, un peu comme on recharge une batterie, il fallait
une nouvelle source d'énergie : la Vie utilisa pour ce faire un sucre banal
et abondant dans la soupe, le glucose. Mais, comme à l'époque l'oxygène
n'existait pas encore, il n'était pas question de « brûler » ce glucose pour
fournir l'énergie nécessaire; il ne peut en effet y avoir combustion sans
oxygène. La vie s'y prit donc autrement, et décomposa le glucose par
fermentation. La fermentation est le processus bien connu qui consiste à
produire de l'alcool à partir de n'importe quelle matière première sucrée.
D'un point de vue chimique, cela consiste à casser la molécule de
glucose, à faire en quelque sorte « de la petite monnaie » avec les six
atomes de carbone qui la composent. Cette molécule se transforme alors
en deux molécules d'alcool, formées de deux atomes de carbone chacune,
tandis que les deux autres atomes de carbone s'échappent dans
l'atmosphère sous forme de deux molécules de gaz carbonique : ces
opérations chimiques dégagent de l'énergie, chaque molécule de glucose
ainsi transformée fournissant l'énergie nécessaire pour recharger deux
ADP en deux ATP.
Le gaz carbonique commença alors à s'accumuler dans l'atmosphère,
se dégageant de la soupe, comme on le voit encore se dégager en bulles
et en mousse sur un tonneau de fruits en cours de fermentation pour
donner de l'eau-de-vie.
Mais, les mêmes causes produisant les mêmes effets, c'est le glucose
qui finit par s'appauvrir dans la soupe à force de fermenter ! C'est alors
que la Vie réussit son deuxième coup de génie : l'invention de la
photosynthèse, c'est-à-dire d'une source désormais intarissable et
inépuisable de glucose, à laquelle tous les processus vivants pourraient
indéfiniment s'alimenter.
La révolution photosynthétique
La photosynthèse est la réponse de la Vie au plus grand défi qu'elle dut
affronter : la famine. Car le bilan était devenu négatif, entre la quantité de
molécules de glucose produites par génération spontanée et recueillies
dans la soupe, et la voracité des milliards de cellules proliférant par
divisions successives. Pour rétablir l'équilibre, la Vie se devait d'inventer
un nouveau procédé : elle allait désormais faire effectuer ses synthèses
par les êtres vivants eux-mêmes, plus exactement par ceux d'entre eux
qui avaient acquis la capacité de faire de la chlorophylle.
La première trace d'un être chlorophyllien remonte, si l'on en croit les
fossiles calcaires de Bulawayo en Rhodésie, à 3 100 000 000 d'années.
Puis la Vie a traîné pendant près d'un milliard d'années encore avant que
des communautés d'algues bleues, ces premiers êtres chlorophylliens, se
développent puissamment et laissent cette fois des traces abondantes dans
les fossiles.
La chlorophylle, pigment vert des plantes, est une des molécules
essentielles de la vie ; sorte de pile solaire, elle capte l'énergie des rayons
lumineux et s'en sert pour synthétiser - à partir des molécules les plus
simples et les plus abondantes : l'eau et le gaz carbonique omniprésents –
les sucres qui sont les matériaux indispensables à la vie : c'est la
photosynthèse. Les êtres chlorophylliens, algues microscopiques ou
plantes vertes, sont donc des usines productrices de matière vivante ; tel
est le rôle premier d'une prairie ou d'une forêt. Et comme toute usine,
celle-ci produit des déchets, en l'occurrence l'émission d'un gaz «
polluant » : l'oxygène.
Cet oxygène, sous-produit de la photosynthèse, se fixa sur les roches,
oxydant le fer, la silice et précipitant ces sels dans les fonds marins.
Quand cette sédimentation fut achevée, il y a 1 800 000 000 d'années
environ, l'oxygène commença à s'accumuler dans l'atmosphère. Cette
transformation eut des conséquences immenses, car certaines bactéries,
s'adaptant à ces conditions nouvelles, réussirent à mettre au point un
nouveau mode de combustion des sucres en les brûlant à l'oxygène : c'est
la respiration qui, pour une même quantité de glucose, fournit vingt fois
plus d'énergie que la fermentation. En fait, la respiration réutilise les deux
molécules d'alcool, résidus de la fermentation, et pousse plus loin leur
combustion puisqu'elle ne produit plus que du gaz carbonique. Avec un
glucose, ça n'est plus deux, mais trente-six ATP que l'on recharge ! La
combustion du glucose en milieu oxygéné présente donc un rendement
dix-huit fois plus élevé que la voie fermentaire.
L'invention de la respiration s'inscrit donc dans une continuité
évolutive parfaitement logique ; elle pousse plus avant les mécanismes de
dégradation du glucose, et va beaucoup plus loin que la fermentation en
augmentant les rendements énergétiques dans des proportions
impressionnantes. On verra comment le monde animal, le moment venu,
développera puissamment cette possibilité.
L'oxygène dégagé par la photosynthèse des algues marines modifia
radicalement l'atmosphère : il permit la formation autour de la Terre d'une
couche d'ozone filtrant les rayons solaires et provoquant ce bleuissement
du ciel si caractéristique de notre planète. De la prolifération dans la mer
de cellules vertes naquit donc le ciel bleu. Son éclat se reflète,
aujourd'hui encore, d'autant plus puissamment dans la mer que celle-ci
comporte moins d'algues susceptibles d'atténuer sa transparence : une
mer très bleue est une mer qui reflète très fortement le ciel, c'est-à-dire
une mer pauvre en plancton, donc en poisson, et plus attractive pour les
touristes que pour les pêcheurs. A preuve la localisation des marins-
pêcheurs sur le littoral de la Manche et de l'Atlantique, et l'agglutinement
des touristes sur la Côte d'Azur...
La prolifération des premières cellules chlorophylliennes entraîna sans
doute la diminution de celles qui n'étaient pas aptes à réussir cette
synthèse; moins aptes à la compétition, puisque incapables de se nourrir
par elles-mêmes, elles durent vivre en marge, se nourrissant
exclusivement de déchets. Beaucoup s'enfuirent, s'enterrant dans la vase
des fonds, où elles demeurent éloignées de toute concurrence dans ces
milieux sans oxygène. L'irruption massive de l'oxygène dans
l'atmosphère précipita leur fuite et n'épargna que celles qui surent se
terrer dans les grands fonds, un peu comme un cataclysme nucléaire qui
n'épargnerait que les rares privilégiés ayant eu accès aux abris
antiatomiques...
Le libre-échange des gènes
Dans cet univers de bactéries vertes ou non vertes, aucune cellule
encore ne possède de noyau. Toutes sont minuscules, et la rencontre
d'une amibe serait pour elles une confrontation infiniment plus effrayante
que celle d'un mammouth géant pour un homme de l'âge de pierre !
Pourtant, comme tout être vivant, si minuscule et si primitif soit-il,
chacune de ces cellules possède son savoir-faire : toute sa science est
inscrite dans un livre, dont les pages sont les séquences de nucléotides du
fameux ADN, constitutif des gènes. Les gènes emmagasinent
l'information nécessaire à la cellule pour se nourrir, se reproduire, résister
à la concurrence, aux parasites éventuels, etc. Dans les cellules évoluées,
modernes, ils sont tous contenus dans le noyau, qui est la bibliothèque,
ou, mieux encore, l'ordinateur central de la machinerie cellulaire. Mais
dans les cellules des premiers âges, ils sont disséminés dans le corps
même de la cellule, comme des livres qu'on aurait omis de ranger et qui
traîneraient un peu partout dans l'appartement. Qu'un visiteur passe et il
emporte à son gré l'ouvrage dont il a besoin, sans qu'il soit nécessaire de
procéder à l'effraction de la bibliothèque ! Et, de fait, ces êtres
unicellulaires sans noyau - ces bactéries (car c'est bien de bactéries qu'il
s'agit) – pratiquent couramment entre eux le captage des gènes. Que le
milieu change et les contraigne subitement à de nouvelles conditions de
vie encore inconnues d'elles, et voici nos bactéries condamnées à mort, à
moins de se procurer auprès de bactéries voisines le code de bonne
conduite en usage dans ce monde nouveau, bref, le mode d'emploi pour y
survivre. Étrange politique de « libre-échange des gènes », permettant
aux bactéries de s'adapter, par captage de gènes d'autres bactéries, aux
conditions toujours mouvantes et changeantes de la Vie. Nouvelle forme
d'amour, mais cette fois d'amour libre, où des bactéries se rencontrent, se
choisissent et « se fécondent » en échangeant leurs gènes par pur
opportunisme, uniquement en fonction des nécessités de l'heure et du
lieu ; d'amour, cependant, porteur de vie : car faute de réussir ces
échanges, d'accéder à cette « charité », une bactérie soumise à des
conditions nouvelles d'existence aurait bien peu de chances de survivre.
Ainsi faut-il se représenter le monde bactérien primitif comme une
immense foire aux gènes. Chaque bactérie est en quelque sorte l'avant-
garde d'une armée ou l'ambassade d'un grand pays, susceptible de puiser
dans ses arrières, c'est-à-dire dans les réserves du monde bactérien tout
entier, les gènes qui lui sont nécessaires pour faire face à un brusque
changement de conditions ou de milieu. Encore faut-il qu'elle se trouve à
proximité d'une bactérie capable de lui fournir les gènes dont elle a
besoin et que l'échange s'avère possible, ce qui n'est pas toujours le cas.
On comprend mieux l'immense capacité adaptative des bactéries, leur
aptitude à coloniser les milieux les plus divers, et surtout leur
permanence à côté d'êtres vivants infiniment plus évolués et qui,
pourtant, ne les ont point éliminées. Bien au contraire, les bactéries se
portent bien et les épidémies qu'elles provoquent tendraient même à
montrer que ce sont elles qui menacent les autres...
Cet avantage, elles le doivent à leur aptitude à ne s'encombrer que du
strict minimum nécessaire de gènes : à quoi bon posséder ce qu'on peut
se procurer chez les autres sans difficulté en cas de besoin ! Aussi, une
bactérie n'utilise-t-elle en moyenne qu'un million d'unités d'information,
soit l'équivalent de 100 pages imprimées d'un livre où chaque lettre
représenterait une information. Mais une amibe est un être infiniment
plus complexe, bien que toujours unicellulaire : compte tenu des 400
millions d'unités d'information que contient son ADN, il faudrait environ
80 volumes de 500 pages chacun pour fabriquer une amibe identique et
viable... Une baleine, un homme en exigent 5 milliards : de quoi remplir
une bibliothèque de 1 000 volumes !
L'invention de la cellule à noyau
Mais comment la vie sauta-t-elle de la bactérie à l'amibe, puis à
l'homme? Sans doute par un acte de désobéissance ou de rébellion. On
peut imaginer qu'un jour, une bactérie transgressa les lois fondamentales
qui caractérisent l'univers bactérien : la taille minuscule et le patrimoine
génétique réduit au minimum, mais interchangeable. Et c'est sans doute
de ce « péché originel » que naquirent les premières cellules à noyau.
Une bactérie serait devenue si obèse et sa membrane si épaisse que le
libre-échange des gènes, désormais emprisonnés dans ce corps géant,
serait devenu impossible ; d'où la nécessité d'accumuler un plus grand
nombre de gènes afin de faire face aux multiples situations susceptibles
de se produire au cours d'une vie, fût-ce une brève vie bactérienne. Selon
des hypothèses qu'on ne pourra sans doute jamais vérifier, mais de plus
en plus couramment admises depuis les recherches de Margulis, cette
bactérie géante aurait ensuite capté, puis enclavé une petite bactérie à
forte capacité énergétique, appelée à devenir le générateur d'énergie de la
cellule, puis une autre petite bactérie porteuse de chlorophylle, destinée à
faire la photosynthèse. C'est ce même mécanisme d'enclavement qui
aurait également joué pour les gènes captés dans le milieu extérieur, puis
enfermés dans ce qui devait devenir le noyau. Au fur et à mesure que des
gènes toujours plus nombreux s'accumulaient dans des cellules de grosse
taille qui, de surcroît, les enfermaient dans leurs noyaux, les possibilités
d'échange de gènes entre grosses cellules diminuaient. Comme dans les
sociétés humaines primitives, la pratique de la thésaurisation se substitua
ainsi au troc.
Il y a donc, une fois encore, mise en œuvre d'un mécanisme coopératif,
pour aboutir à quelque chose d'absolument nouveau : après l'amour
moléculaire de l'ADN et l'amour libre des bactéries, voici que se
contracte une union solide et durable entre trois bactéries, union dont la
descendance sera au moins aussi féconde que celle d'Abraham... Car de
cette union découlent toutes les cellules à noyaux. Mais tout progrès
comporte sa part d'inconvénients : ici, c'est la perte de la capacité
d'échange propre aux bactéries. Désormais, plus d'amour libre, plus de
libre-échange des gènes. On comprend pourquoi l'amibe, malgré sa taille
modeste, est contrainte de stocker une si grande quantité d'informations
dans son noyau. C'est parce qu'elle ne peut pas, comme le ferait une
bactérie, aller en emprunter à une autre amibe en cas de besoin.
Où la sexualité apparaît
Le sort des cellules à noyaux eût sans doute été tragique, les vouant à
l'obésité physique et génétique, si une invention capitale ne leur avait
permis de mettre en œuvre un nouveau moyen d'échange et de mise en
commun de leurs gènes : la sexualité.
Les premières cellules à noyaux se divisaient sans doute en deux,
comme le font aujourd'hui encore les amibes. Une cellule se divisait, et
chaque cellule fille en faisait autant, indéfiniment. Mais, dans ce
processus automatique, chacune des cellules issues de la simple division
de la cellule mère lui était rigoureusement identique. Elle était sa copie
conforme et possédait donc exactement le même patrimoine héréditaire,
le même lot de gènes soigneusement enfermés dans son noyau. Pas
question, en cas de difficulté adaptative, d'aller emprunter à telle ou telle
consœur tel ou tel gène nécessaire pour vivre dans des conditions
différentes : la consœur, étant une sœur jumelle, possède rigoureusement
le même patrimoine et ne peut donc rien donner de plus que chaque
cellule n'a déjà. Voilà que la Vie semble de nouveau dans une impasse :
dès lors que demeure l'impératif de devoir s'adapter à des conditions sans
cesse changeantes, quiconque ne possède pas les gènes nécessaires et ne
peut plus, comme les bactéries, les emprunter à d'autres, est condamné.
La mort était infailliblement au bout du chemin, et les cellules à
noyaux eussent été rapidement éliminées pour cause de monstruosité,
comme le furent les dinosaures, si les plus anciens processus de
diversification du patrimoine génétique, déjà en vigueur chez les
bactéries, n'avaient fonctionné au plus grand bénéfice des cellules à
noyau : les mutations. Survenant brusquement et de manière imprévisible
sous l'effet des rayonnements ou de tout autre facteur physique ou
écologique, les mutations modifient le programme génétique des cellules
et induisent dans l'homogénéité des lignées de générations successives et
toujours identiques, produites par simple division cellulaire, une
importante cause de variations. Ainsi, par mutation, une cellule peut
acquérir des capacités nouvelles, dès lors que ladite mutation est
favorable et donc sélectionnée, conservée et transmise à la descendance.
Or l'on sait aujourd'hui que les mutations favorables ne constituent qu'une
infime minorité des innombrables mutations dont les dégâts entraînent
généralement la mort cellulaire. Car la Vie n'a jamais été avare de ses
échecs et sait faire payer très cher, au prix d'effrayantes hécatombes, un
succès décisif assurant la pérennité de la descendance. Dès lors que
certains mutants, mieux adaptés à des conditions de vie particulières,
étaient sélectionnés, les processus de diversification et de
complexification, si caractéristiques de la Vie, étaient amorcés, et cela
dès l'apparition des tout premiers organismes vivants. Par le jeu des
mutations, la Vie, comme chacun peut voir, se manifeste dès l'origine par
une incroyable diversité de formes qui fait sa richesse et son mystère.
Mais la vie est subtile et a l'art de combiner les contraires. Tandis
qu'elle diversifiait le patrimoine génétique des cellules par mutations, elle
engendrait dans le même temps un processus d'addition et de
recombinaison comme si elle regrettait déjà l'unité perdue. Le
raisonnement, si l'on peut risquer cette comparaison, est simple : dès lors
qu'une cellule, en se divisant, en donne deux, il est parfaitement possible
d'imaginer le mécanisme inverse par lequel deux cellules, en fusionnant,
en donnent une. Tel est le principe fondamental de la sexualité telle
qu'elle apparut il y a, pense-t-on, deux milliards d'années. Il n'est pas
interdit d'imaginer qu'au départ, cette rencontre fortuite ait pu rassembler
deux cellules rigoureusement identiques provenant d'une même lignée.
Homosexualité primordiale et stérile qui ne pouvait rien engendrer de
vraiment neuf, puisque le processus sexuel combinait des patrimoines
génétiques identiques. Mais qu'une cellule mutée rencontre une cellule
initiale de sa lignée, et voici que le contact s'établit entre deux êtres
légèrement différents, bien que d'origine commune. Deux patrimoines
génétiques dissemblables s'additionnent et produisent alors un être
unique et nouveau. Encore fallait-il pour cela que les deux cellules
fussent encore très proches. Tout acte sexuel restait impossible entre
cellules de lignées trop éloignées, comme aujourd'hui entre individus
d'espèces différentes. Pas de croisement possible entre un âne et un
éléphant.
Voici donc qu'entre deux cellules différentes, mystérieusement attirées
l'une par l'autre, un acte créateur et fécond se produit, engendrant une
cellule nouvelle, différente de sa mère et de son père, dont l'addition des
patrimoines et des gènes aboutit à un être entièrement original. Bel
exemple du caractère éminemment créatif de cet acte évident de
coopération qu'est l'acte d'amour, fût-il, comme ici, l'« amour cellulaire ».
La sexualité apparaît ainsi comme une source féconde de variations et
d'innovations. L'individu né de ses parents ne se reproduira pas, lui non
plus, identique à lui-même, pour cette simple et bonne raison qu'il n'a
aucune chance de rencontrer un être qui lui soit rigoureusement
semblable. Ainsi, de génération en génération, le patrimoine génétique
est-il sans cesse brassé et redistribué, puisque au moment de la formation
des cellules sexuelles, les gènes parentaux se répartissent selon les lois du
hasard entre « ovules » et spermatozoïdes ; telle est l'une des grandes
loteries de la vie, celle de l'hérédité. On a pu calculer que pour un couple
humain, le hasard des rencontres entre cellules sexuelles permet
d'imaginer soixante-quatre mille milliards de combinaisons possibles
pour chaque œuf, donc pour chaque enfant produit. Nous n'avons donc
chacun qu'une chance sur soixante-quatre-mille milliards d'être qui nous
sommes, c'est-à-dire tel fils ou telle fille de nos parents ; et il en est de
même pour chaque couple humain et pour chaque enfant. Autant dire que
chacun est un exemplaire unique issu d'un œuf unique, suivant l'heureuse
formule empruntée à Langaney : « Qui fait un œuf fait du neuf6. »
Le jeu combiné des mutations et des recombinaisons entre mutants par
la sexualité confère ainsi dès l'origine aux cellules à noyau un formidable
pouvoir d'innovation et de variation. Qui dit variation, dit différence dans
les capacités d'adaptation aux changements permanents du milieu, et, par
conséquent, capacité pour la Vie de surmonter les obstacles qu'elle
rencontre en chemin, en éliminant les individus les moins adaptés et en
favorisant les autres. Elle conserve en effet sans cesse les fruits des
mutations les plus favorables et des unions les plus heureuses, assurant la
permanence des espèces et sa propre permanence par-delà les
changements qui perpétuellement la menacent.
Ainsi, les cellules à noyau, échappant au risque mortel de stagnation et
de pétrification qui eût entraîné tôt ou tard leur mort par inadaptation,
relevaient, en se reproduisant par voie sexuée, le défi que leur avait posé
l'enclavement dans le noyau du patrimoine héréditaire. Elles mettaient au
point un nouveau système de brassage des gènes, différent, certes, de
celui des bactéries, mais suffisamment efficace pour leur permettre de
s'adapter elles aussi aux inévitables variations des milieux et des
conditions de vie. Avec l'invention de la sexualité, la Vie est non
seulement possible, mais encore performante pour sa nouvelle invention
que sont les cellules à noyau. A partir du moment où la reproduction
n'emprunte plus que la voie sexuée, le brassage des gènes et des
patrimoines génétiques s'accentue et les poussées évolutives changent de
rythme. En l'espace de 3 milliards d'années, les bactéries changent à
peine quant à leur structure et à leur morphologie. Mais l'évolution
végétale et animale qui va des monocellulaires aux orchidées ou à
l'homme s'effectue entièrement au cours du dernier milliard d'années,
dans ce monde des cellules à noyau toutes adaptées à l'oxygène et toutes
capables de reproduction sexuée; les grandes inventions étant faites, les
bases de l'édifice étant posées, l'évolution atteint un rythme et une
efficacité jamais connus jusqu'alors !
La nécessaire redistribution des rôles
La prolifération des cellules à noyau, ces nouvelles venues sur la scène
de la Vie, allait rapidement poser le problème de leur coexistence et de
leur place dans le monde des cellules sans noyau. Ces dernières avaient
jusqu'alors assuré en exclusivité le fonctionnement de tous les
métabolismes existant sur la Terre ; elles étaient, à elles seules, toute la
Vie. Un équilibre universel s'était instauré entre les capacités des
multiples souches assumant les fonctions les plus diverses : les êtres
chlorophylliens synthétisaient la matière organique, les autres la
détruisaient et recyclaient ses éléments. La multiplication des cellules à
noyau entraîna une redistribution générale des forces et des rôles au sein
de l'organisation du travail biologique à la surface de la Terre. Les
premières cellules végétales à noyau, en se multipliant dans la mer,
assurèrent la fonction chlorophyllienne avec une efficacité accrue,
réduisant les algues bleues au rôle modeste qu'on leur voit jouer encore
aujourd'hui : par exemple, sur les plaques d'ardoise des urinoirs ou sur les
murs des vieilles églises obscures et humides. La plupart des bactéries, au
contraire, s'engagèrent résolument dans le rôle de décomposeurs de la
matière vivante, recherchant souvent, comme leurs ancêtres lointains, des
milieux sans oxygène. Marginalisation des algues bleues, devenues les
parents pauvres dans la vaste famille des êtres chlorophylliens,
spécialisation des bactéries, confirmées en quelque sorte dans leurs
tâches de décomposeurs et de recycleurs, telle fut sans doute la
conséquence de la prolifération des algues cellulaires : à elles, désormais,
le soin de créer le vivant grâce à la lumière solaire captée par leur
chlorophylle, à l'eau et au gaz carbonique, avec en contrepartie un
dégagement d'oxygène ; et aux bactéries le soin de recycler cette matière
vivante en ses éléments minéraux : gaz carbonique notamment et eau, par
le jeu de la fermentation.
Un nouvel équilibre s'établissait entre les êtres chlorophylliens, pour la
plupart cellulaires, comme les algues, dégageant de l'oxygène et
absorbant du gaz carbonique par photosynthèse, et les bactéries sans
chlorophylle, dégageant du gaz carbonique par fermentation, sans
consommer d'oxygène. Équilibre provisoire, cependant, car rien n'était
encore prévu pour recycler l'oxygène, déchet massif de la photosynthèse
qui, après s'être fixé sur les roches de la Terre et s'être accumulé dans
l'atmosphère, devenait, on l'a vu, dangereusement envahissant. Pour
répondre à ce nouveau défi, la Vie dut inventer un système de recyclage
de l'oxygène : ce fut la respiration. Celle-ci inaugurait une nouvelle «
manière de vivre », s'ajoutant à la fermentation et à la photosynthèse. La
Vie passait d'un équilibre binaire à un équilibre « inspiré » du modèle
trinitaire... Car les équilibres à deux aboutissent souvent à quelque
perturbation par enfermement, que doit réguler l'arrivée d'un troisième :
c'est l'enfant dans le couple, et c'est, avec la respiration, l'irruption de
l'animal dans l'univers. Tel est aussi, sans doute, le sens profond du
dogme de la Trinité qui enrichit et qualifie singulièrement le
monothéisme : Dieu, c'est la Vie en plénitude saisie dans son essence ;
mais les trois personnes symbolisent son fonctionnement, fait d'échange,
de partage et de communion.
La naissance des animaux
L'« invention » de la vie animale marque une étape capitale dans la
grande épopée du vivant. Comme si elles s'inquiétaient de leur rapide
prolifération, l'on vit en effet les cellules végétales dériver lentement vers
l'animalisation par un processus que l'on observe aisément, aujourd'hui
encore, chez certaines algues brunes microscopiques et unicellulaires.
Certaines Euglènes, notamment, peuvent se décolorer, provisoirement
ou non, par perte réversible ou définitive de leur chlorophylle, par
exemple sous l'influence de l'obscurité, de mauvaises conditions de
nutrition ou sous l'effet d'antibiotiques : elles adoptent alors le mode de
vie animal.
L'exemple des algues Dinophycées est encore plus spectaculaire, car il
permet de saisir toutes les étapes de l'animalisation.
Les Cystodinium, par exemple, sont de vraies algues : comme toutes
les plantes, elles possèdent de la chlorophylle, font la photosynthèse et
accumulent des sucres, notamment dans leurs parois épaisses et
cellulosiques, ce qui à l'occasion les rend obèses ! Ces algues possèdent
donc les deux attributs spécifiques des végétaux : l'aptitude à la
photosynthèse et l'épaisse membrane cellulosique, qui donnent aux
cellules et aux tissus végétaux cette consistance rigide que n'ont pas les
tissus animaux toujours plus flasques, plus mous. Mais les algues
Cystodinium se reproduisent par des spores ciliées et nageuses qu'elles
émettent au moment de leur « puberté » ! Le cil leur sert de gouvernail et
s'enracine au fond d'un sillon formant une excavation au centre de la
spore.
Les algues Péridinium sont très semblables aux Cystodinium ; mais
elles conservent leur cil, leur mobilité et leur sillon pendant toute leur
vie. Elles sont en quelque sorte des Cystodinium perpétuellement
infantiles, néoténiques, comme disent les scientifiques, ce qui exprime
leur capacité de se reproduire avant d'atteindre l'âge adulte – qu'elles
n'atteindront d'ailleurs jamais, puisqu'elles conservent toute leur vie
durant leur forme de jeunesse ! Bien plus, grâce au sillon, elles se
nourrissent d'une manière tout animale de proies solides. Le sillon
devient donc une bouche.
Toutes proches, les Gymnodinium ont connu la même évolution : elles
aussi restent infantiles et se nourrissent « par la bouche », mais elles
perdent de surcroît l'aptitude à la synthèse chorophyllienne, et, par voie
de conséquence, la paroi cellulosique accumulant les sucres. Il s'agit donc
très exactement d'un animal cilié, d'un protozoaire qui se nourrit en
emprisonnant des proies dans son corps cellulaire.
Que cet être vienne à perdre son cil, et le voici devenu une simple
amibe captant ses proies par ses pseudopodes. Mais en s'enkystant,
comme le font toujours les amibes pour échapper à des conditions de vie
momentanément défavorables, cette amibe se met à ressembler
étrangement au Cystodinium de départ, produisant même des spores
ciliées tout à fait semblables. On comprend pourquoi les biologistes ont
classé ces quatre types, à première vue très différents, dans le même
groupe d'algues, les Péridiniens, qui illustrent, parmi bien d'autres
exemples, combien est artificielle la frontière séparant l'animal du végétal
chez les êtres microscopiques. Ce phénomène d'« animalisation » de
cellules végétales a dû se produire maintes fois, et sans doute à partir de
plusieurs groupes d'algues, au cours de l'histoire de la Vie, enracinant
ainsi le monde animal dans plusieurs souches végétales.
Mais il peut se faire aussi que la perte de la chlorophylle ne
s'accompagne pas de l'acquisition d'un mécanisme locomoteur par cil ni
de l'aptitude à capter des proies solides. On passe alors à cet autre groupe
issu des plantes vertes et dépourvu d'aptitudes chlorophylliennes : les
champignons.
Champignons et animaux descendent donc par filiation directe du
monde des algues, leurs ancêtres communs. Dépourvus de l'aptitude à la
photosynthèse, ils ne peuvent que se nourrir de la matière vivante
photosynthétisée par l'usine végétale. Les animaux herbivores se
nourrissent directement de plantes par prédation. Les champignons
inclinent davantage au parasitisme, vivant aux dépens de la plante qui les
héberge, à moins qu'ils ne préfèrent tirer leur subsistance des cadavres
animaux et végétaux qu'ils décomposent et dont ils recyclent les éléments
par fermentation : plus encore que les bactéries, ils sont, à l'extrémité de
la chaîne de la Vie, les agents spécialisés de la décomposition !
Nouveaux venus, nouvelles compétitions
Quant aux animaux, c'est par la respiration qu'ils consomment leurs
aliments ; ceux-ci, préalablement réduits en menue monnaie dans
l'intestin, passent dans le sang où ils entrent en contact avec l'oxygène de
l'air qui les brûle en dégageant l'énergie nécessaire à l'entretien de la vie
animale. Comme toute combustion chimique, biologique ou industrielle,
celle-ci produit son déchet : le gaz carbonique, libéré par l'air expiré. Le
mécanisme bien connu de la respiration fonctionne donc exactement à
l'inverse de celui de la photosynthèse. Celle-ci consomme du gaz
carbonique et dégage de l'oxygène, tandis que celle-là fait exactement
l'inverse. Le nouvel équilibre qui s'établit illustre bien comment la Vie,
depuis ses origines, répond à ses propres défis.
Jamais, en effet, les processus biologiques n'auraient pu se développer
sans que soit résolu le problème fondamental du recyclage des déchets et
du renouvellement des ressources disponibles. Tout laisse penser, on l'a
vu, que la fermentation en l'absence d'oxygène libre est le processus le
plus primitif mis en œuvre par les organismes vivants pour produire
l'énergie nécessaire à leur vie : cette forme particulière de dégradation du
glucose conduit au dégagement de gaz carbonique. Or, la fermentation
s'alimentait des molécules élaborées dans l'atmosphère primitive de la
Terre et concentrées dans les mers et les lagunes sous forme de bouillon
riche en matière organique : la « soupe chaude » de Haldane. La
fermentation aurait consommé toutes les ressources disponibles et
transformé l'atmosphère en une épaisse couche de gaz carbonique,
bloquant l'ensemble des processus de synthèse des molécules
biologiques, si un remarquable système de recyclage ne s'était mis en
place avec l'apparition des premiers organismes chlorophylliens, capables
d'effectuer la photosynthèse. Ces organismes, des algues primitives,
utilisèrent l'énergie solaire pour fabriquer de nouvelles molécules
organiques complexes, en combinant précisément le gaz carbonique
accumulé dans l'atmosphère par la fermentation avec l'eau des océans, et
en rejetant de l'oxygène libre.
La teneur en gaz carbonique de l'atmosphère commença alors à
diminuer (recyclage d'un déchet), tandis qu'elle s'enrichissait en oxygène,
devenu à son tour le « déchet » de la photosynthèse. Ce déchet fut enfin
recyclé avec l'apparition de ce nouveau mode de production d'énergie
qu'est la respiration.
Ainsi s'établirent, dès les origines, les équilibres fondamentaux qui
sont à la base de tous les processus vivants : les plantes rejettent de
l'oxygène et absorbent du gaz carbonique pendant toute la durée de leur
ensoleillement, enrichissant l'atmosphère en oxygène. Les animaux et les
plantes (celles-ci par leur respiration nocturne) absorbent de l'oxygène et
dégagent du gaz carbonique. Enfin, la fermentation, en décomposant, par
bactéries et champignons interposés, cadavres et litières mortes, produit
également du gaz carbonique. Les trois phénomènes s'équilibrent en
maintenant constantes les proportions respectives des deux gaz dans
l'atmosphère et le volume global des plantes et des animaux, désormais
éternellement solidaires.
Ainsi sont bouclés les cycles des grands équilibres du monde vivant :
le monde des fermentaires (bactéries et champignons), le monde des
producteurs (les plantes), et le monde des consommateurs (les animaux).
Mais la Vie ne devait pas en rester là, car le passage de la bactérie à la
cellule nucléaire n'était qu'une première étape décisive dans un processus
de diversification et de complexification croissantes.
Vers la vie pluricellulaire
Plantes et animaux monocellulaires vont en effet améliorer
puissamment leur organisation en passant au stade pluricellulaire. De ces
amas de cellules, toutes issues d'un œuf unique, toutes identiques au
départ, avant que l'âge ne les spécialise dans des organes et des fonctions
déterminés, résultent les organismes les plus sophistiqués du monde
vivant. Mais comment naquirent les premiers êtres pluricellulaires ?
A l'origine, la compétition fut sans doute très vive entre les bactéries et
les premières cellules à noyau. La cellule à noyau est dangereuse pour les
bactéries, car elle les capte et les dévore ; mais les bactéries se défendent
par l'extrême rapidité de leur multiplication et leur aptitude à consommer
toute nourriture disponible. C'est qu'elles disposent d'une riche panoplie
d'enzymes qui leur permet de s'attaquer, pour s'en nourrir, aux substances
les plus diverses. Il suffit de voir à quel point les cultures artificielles de
cellules de plantes ou d'animaux sont menacées par la contamination
bactérienne pour comprendre l'âpreté de la lutte entre cellules à noyau et
bactéries. L'art qu'ont manifesté les cellules à noyau de rester accolées
entre elles après leur division, pour former des êtres pluricellulaires
possédant un milieu interne, un « dedans », n'est peut-être qu'un moyen
de défense permettant aux cellules du centre de se spécialiser à l'abri de
la compétition avec les bactéries. C'est ainsi que les très belles
organisations de plantes et d'animaux supérieurs deviennent possibles, de
même que la conquête de la terre et de l'air.
Mais les bactéries mobiles, omniprésentes, prolifiques, n'ont pas
manqué de saisir l'occasion offerte par la prolifération des pluricellulaires
pour conquérir, tout au moins à leur surface et dans leurs cavités
accessibles, de nouveaux milieux : la peau, les muqueuses, le tube
digestif sont des micro-milieux et des micro-climats idéals pour elles.
Elles y vivent en équilibre avec les êtres supérieurs – équilibre certes
fragile et toujours menacé, comme tout équilibre vivant: à preuve les
perturbations et maladies consécutives à l'envahissement par les bactéries
des terrains qu'elles occupent, voire de tout l'organisme – envahissement
fatal au moment de la mort, lorsque le cadavre devient subitement l'enjeu
et le siège de l'extraordinaire prolifération des bactéries de la
décomposition.
La sortie des eaux
Les animaux ont poussé très loin dans la mer le perfectionnement et la
complexification de leurs structures. La diversité des formes animales
marines et le perfectionnement des poissons les plus évolués sont sans
commune mesure avec l'archaïsme des algues planctoniques
monocellulaires qui continuent à reproduire, à de minimes variations
près, l'antique schéma d'organisation de leurs lointains ancêtres.
Dans la mer, les premières cellules animales dérivées des algues, ayant
perdu la capacité d'effectuer la synthèse chlorophyllienne, étaient
naturellement très défavorisées dans la compétition qui les opposait aux
algues vertes. Tandis que ces dernières proliféraient activement, elles
jouèrent donc la qualité. Se souvenant que l'union fait la force, que la
ruse, l'astuce et la débrouillardise sont les armes nécessaires des faibles,
elles passèrent promptement au stade pluricellulaire, permettant la
construction d'organisations plus complexes et plus performantes. Ces
premiers animaux marins devinrent ainsi les premiers herbivores, se
nourrissant de ces algues insouciantes et innombrables qui continuaient
mollement à reproduire sans imagination ce qu'on pourrait appeler le
minimum architectural nécessaire pour effectuer la synthèse
chlorophyllienne à partir de l'eau, du gaz carbonique et de la lumière,
trois facteurs présents en abondance et pour lesquels n'existait aucun
risque de pénurie ou de contingentement. Pour elles, c'était la vie facile !
Aussi les algues marines restèrent-elles planctoniques et servirent-elles
de nourriture à des animaux de plus en plus perfectionnés.
Mais ce qui était un avantage tant que la Vie se perpétuait
exclusivement dans le milieu marin devint un grave inconvénient
lorsqu'il fallut, pressé probablement par la grande sécheresse de l'ère
silurienne, s'adapter bon gré mal gré à un mode de vie terrestre.
Les poissons eurent sans doute moins de difficultés à devenir
amphibiens que les algues planctoniques à devenir des plantes modernes.
Certes, la crise qui modifiait le niveau des eaux, laissant subsister des
marécages, imposait aux poissons de transformer, pour survivre, leur
vessie natatoire en poumons et leurs nageoires en pattes. Certains ne
réussirent que l'une ou l'autre de ces adaptations : ils moururent, comme
l'exige cruellement la Vie pour tout être insuffisamment adapté ou
totalement inadapté au monde qui l'entoure. Ceux qui réussirent cette
double performance devinrent les ancêtres des Amphibiens puis,
poursuivant la lignée, des Reptiles, des Mammifères et finalement des
Hommes.
Les algues planctoniques, au contraire, durent sans doute éprouver des
difficultés beaucoup plus grandes pour acquérir dans un premier temps la
structure pluricellulaire des algues du littoral, et dans un deuxième temps
les structures et modes de vie des plantes terrestres. Le littoral rocheux
est sans doute le lieu privilégié où la vie végétale passa à l'organisation
pluricellulaire. C'est, de fait, sur les rochers que la vague déferlante
projette sans cesse l'algue monocellulaire. Comment éviter ces impacts
brutaux, provoqués par chaque mouvement du ressac, sinon en se fixant
une fois pour toutes aux aspérités de la roche? Encore faut-il pouvoir
s'agripper à ce support sans en être arraché par la vague suivante ; et,
pour ce faire, on voit la cellule planctonique former par divisions
successives de son unique cellule un tissu cohérent capable de l'ancrer
solidement à son support. Ainsi l'organisation pluricellulaire « naquit-elle
de la nécessité » ; et les algues diversifièrent généreusement leurs
structures et leurs espèces sur les littoraux qui devinrent en quelque sorte
le tremplin et l'étape nécessaires vers la conquête de la terre ferme.
Comment la vie végétale passa-t-elle ensuite de l'organisation des
algues pluricellulaires littorales à celle des plantes familières ? Nul ne
saurait le dire avec précision, car les fossiles nous manquent et, avec eux,
les documents qui seuls permettraient de reconstituer une étape peut-être
à jamais effacée de la mémoire de la terre : celle qui va du stade de
l'algue à celui de la plante verte terrestre.
On sait toutefois que les plantes sortirent de l'eau avant les animaux :
d'abord les mousses, bien qu'aucun fossile ne l'atteste avec certitude, puis
les premières plantes à vaisseaux, dont les fossiles ont été conservés dans
des marécages vieux de 430 millions d'années.
Les animaux mangeurs de plantes ne vinrent qu'ensuite, d'abord sous
la forme de Collemboles, insectes sans ailes émergeant sur la terre ferme
voici 400 millions d'années, et que l'on retrouve encore presque
identiques à eux-mêmes aujourd'hui. Vinrent enfin les premiers vertébrés,
conquérant des sols déjà généreusement verdis par les plantes, et donc
nourriciers. L'Ichtyostéga, dont le squelette retrouvé au Groenland
remonte à 340 millions d'années, est sans doute l'une des toutes premières
grosses bêtes à avoir fait le saut, suivie par les cohortes d'Amphibiens qui
devinrent ensuite reptiles, mammifères, hommes enfin !
Quoi qu'il en soit, plantes et animaux, il y a quelque 350 millions
d'années, évoluaient déjà à la surface des terres émergées, constituant
entre eux les premiers systèmes écologiques à l'équilibre fondé sur leurs
interrelations, leurs rapports mutuels.
1 Plusieurs Prix Nobel ont couronné de telles expériences, menées pour la plupart dans les
centres de recherches de la NASA aux États-Unis.
2 Le Désoxyribose.
3 Acide DésoxyriboNucléique.
4 Jacques RUFFIÉ, Traité du Vivant, coll. « Le Temps des Sciences », Fayard, 1982.
5 Antoine DANCHIN, L'Œuf et la Poule, coll. « Le Temps des Sciences », Fayard, 1983.
6 LANGANEY, Le Sexe et l'Innovation, Seuil, 1979.
CHAPITRE 2
Les pionniers
La conquête de la planète par la Vie fut une épopée à épisodes
multiples et tumultueux. Car la Vie se fait et se défait dans ce mouvement
permanent de morts et de résurrections qui est à l'image même de nos
propres existences sans cesse menacées, sans cesse renouvelées. Aucune
conquête n'est définitive, aucune installation permanente, aucune
situation jamais acquise. La lutte immémoriale de la Vie contre le roc
aride, le torrent de lave dévastateur, la submersion sous des flots
déchaînés, offre maintes leçons à méditer, bousculant, pour qui sait voir,
le confort matériel et intellectuel des systèmes qui penseraient pouvoir
installer en ce monde des demeures éternelles...
Le message de la Vie confrontée aux éléments nous invite à une lecture
« initiatique » de notre existence, à la découverte et à la connaissance de
lois dont nous devons faire l'apprentissage au prix de dures épreuves. Car
tel est le prix du devenir et du grandir de l'homme ; et plus encore pour
ceux qui, marchant à la tête de la troupe, s'en veulent les guides ou les
pionniers...
La guerre de la terre, de la mer et du feu
Depuis ses origines, la Terre n'a cessé de remodeler son visage. Au
cours de son dernier million d'années, de profondes modifications
climatiques stérilisèrent des millions de kilomètres carrés par la
progression des glaciers. Sous la pression des banquises, le front de la vie
végétale et animale recula de plusieurs milliers de kilomètres.
L'Amérique du Nord, le Nord de l'Europe disparurent sous d'énormes
couches de glace, et cela au moins par quatre fois en ce million d'années !
Ces fleuves de glace érodèrent et décapèrent les sols, découpant dans les
paysages, avec une majestueuse lenteur, les fameuses vallées en U, si
caractéristiques, aujourd'hui encore, des reliefs glaciaires. Le niveau des
mers s'abaissa à chaque nouvelle poussée glaciaire, les masses d'eau se
réduisant au profit des masses de glace : le tracé des littoraux s'en trouva
modifié, dégageant de vastes superficies de sables et de galets offertes à
la reconquête végétale et animale. Puis le réchauffement des climats
entraîna, avec la fonte des glaces, une remontée du niveau des eaux qui
engloutirent à nouveau de vastes territoires, comme la Manche par
exemple, séparant il y a moins de 15 000 ans l'Angleterre du continent.
Ainsi la terre et la mer se livraient-elles une guerre sournoise, dont la
vie dut à maintes reprises faire les frais. Mêmes combats entre la terre,
l'eau et le feu ! Sans que rien les laisse prévoir, de brusques éruptions
volcaniques ensevelissent sous des milliers de tonnes de lave et de
poussière des îles entières, ou font surgir au cœur des océans ou des
continents de nouveaux archipels ou de nouveaux reliefs.
A ces causes naturelles s'ajouteront bien entendu les actions humaines,
renforcées par les outils exigés pour les grands travaux de génie civil : de
vastes superficies sont nivelées par des norias de bulldozers et de
scrappers; ces formes nouvelles d'agression, sorte d'épluchage de la
Terre, mettent à nu les couches superficielles ou la roche mère. Bref, dans
tous les cas, la Vie est subitement détruite, anéantie. Défaite provisoire,
car la Vie est tenace, pugnace. Que les conditions s'améliorent un tant
soit peu, et la voici qui se réinstalle à nouveau. Telle une armée
disciplinée au service d'une grande cause, elle occupe le terrain par
étapes successives en envoyant d'abord ses avant-gardes : les pionniers.
Ceux-ci s'installent aux postes avancés, avec pour mission de créer les
conditions minimales indispensables à l'installation du gros de la troupe.
Ainsi, la mission des pionniers est-elle héroïque, mais peu enviable. Ils
vont devoir, généralement au péril de leur vie, sur les frontières des
banquises et des glaciers, ou sur des laves et des vases totalement stériles,
conquérir des milieux hostiles et ingrats où les conditions sont à l'extrême
limite du supportable, du vivable.
Altitude et latitude
Le repeuplement des sols libérés par le recul des banquises sous les
hautes latitudes ou par le recul des fronts glaciaires en montagne
reproduit, certes à moindre échelle, le scénario initial de la conquête de la
planète par la Vie. Ainsi ce qui s'est passé jadis peut-il être mieux
compris en observant ce qui se passe aujourd'hui dans l'espace : espace
horizontal ou vertical, selon qu'il s'agit de banquises polaires ou de
glaciers montagnards.
Le recul annuel de la banquise au Spitzberg, en Islande ou au
Groenland, laisse un sol gorgé d'eau, bientôt reconquis par les mousses. Il
est probable que les mousses firent partie des tout premiers contingents
qui, il y a plusieurs centaines de millions d'années, établirent les
premières têtes de pont sur la terre ferme, au moment de la grande
conquête des continents par la Vie : des contingents d'infanterie de
marine, en quelque sorte. Les mousses, descendantes directes des algues
vertes marines, ont d'ailleurs conservé bien des caractères de leurs
ancêtres, ne serait-ce que leur totale dépendance vis-à-vis du milieu
aquatique qui seul autorise leur reproduction par spermatozoïdes nageurs.
Sur ces sols que la fonte des glaces imbibe profondément, les mousses
représentent par excellence, et comme jadis, les pionniers du monde
végétal. Ces pionniers, si frustes soient-ils, obéissent déjà aux lois de
l'écologie qui assignent à chaque espèce, en fonction de son
tempérament, le milieu qui lui convient le mieux : sur des sols très
minéralisés et gorgés d'eau fluente, les Philonotis et les Cratoneuron
trouvent leurs conditions optimales d'épanouissement. Dans les zones
déprimées où les eaux se rassemblent et stagnent et où le degré de
minéralisation est plus faible, les sphaignes trouvent à leur tour leur
milieu de prédilection : l'évolution s'oriente alors vers la formation de ces
vastes amas de mousses en constante évolution que sont les tourbières.
Dans les régions montagneuses, sur les fronts glaciaires, les eaux
fluentes ou stagnantes offrent des conditions de vie très similaires où l'on
rencontre d'ailleurs les mêmes espèces de mousses pionnières à la
conquête des sols libérés et gorgés d'eau.
Mais, en montagne, le recul des glaciers laisse souvent de vastes
ensembles chaotiques de roches dénudées et arides, dont le premier stade
de reconquête est cette fois l'incrustation par des lichens. Ces êtres frustes
et peu exigeants ont l'art et la manière de coloniser les milieux les plus
hostiles. Il n'est de roche, de mur, de toit ou de béton qui ne finisse par
succomber sous l'attaque de ces pionniers extraordinairement
conquérants et ubiquistes.
Le déferlement des vagues successives de lichens
Les lichens sont une étrangeté de la nature. Chacun est un être double,
associant en union étroite une algue et un champignon. Si l'algue peut
vivre libre et indépendante, le champignon, en revanche, ne le peut pas,
ou qu'exceptionnellement. Il lui faut à tout prix trouver « son algue »
pour exister : célibataire, il est condamné à dégénérer et à mourir, mais
associé à l'algue, il invente avec elle un nouveau mode de vie, la vie
symbiotique, sorte d'alliance étroite au bénéfice mutuel des conjoints.
L'algue verte fait, comme il se doit, la photosynthèse et le champignon
l'enveloppe et la protège contre les risques d'agression ou de
déshydratation, tout en lui apportant les aliments minéraux nécessaires.
Ainsi, dûment mariés pour le meilleur et pour le pire, l'algue et le
champignon, sous la forme de ce que nous nommons lichen, sont-ils prêts
à affronter les conditions de vie les plus sévères. Et cette étrange
symbiose existe à 18 000 exemplaires : c'est le nombre des espèces de
lichens dénombrées à ce jour, chiffre vraiment impressionnant et qui
donne l'exemple de la manière dont la nature tire au maximum profit
d'une invention astucieuse; la formule lichen étant au point, elle en crée
aussitôt 18 000 prototypes différents 1
Pionnier parmi les pionniers, le lichen géographique 1incruste de ses
taches vert-jaune la surface minérale de la roche à laquelle il adhère
intimement, faisant littéralement corps avec elle. Il produit par
photosynthèse les toutes premières traces de matière vivante qui forment
sur la roche nue les premières ébauches de sol. Mais, comme tous les
pionniers, il ne travaille pas pour lui-même ; car en effectuant cette tâche
obscure dans les conditions les plus sévères, il prépare la venue de ses
successeurs, en l'occurrence d'autres lichens, légèrement plus exigeants
que lui ; ceux-ci trouveront dans le modeste stock d'aliments organiques
et minéraux accumulés les conditions permettant leur propre
implantation.
Ainsi s'installe la deuxième vague des lichens, celle des lichens
foliacés, ressemblant à une feuille fixée à même la roche. Parmi ceux-ci,
chacun aura repéré, sans les nommer il est vrai, les taches lichéniques
jaune vif2ornementant les rochers aux premiers stades de la colonisation
du monde minéral.
Mais les lichens foliacés sont à leur tour éliminés par plus fort qu'eux :
les lichens arbusculeux dont l'allure simule de minuscules arbustes 3.
Ainsi, dans la chaîne de la vie, le lichen incrustant travaille pour le
foliacé qui ensuite l'élimine; puis vient l'arbusculeux qui, à son tour,
élimine les deux précédents tout en profitant du travail de défrichage
sommaire qu'ils auront effectué en fixant une humble couche d'humus sur
le rocher aride. Les végétaux, on le voit, se battent entre eux, formant des
chaînes dont les maillons se substituent les uns aux autres au fur et à
mesure de l'évolution progressive de la végétation.
Le grand entomologiste français Henri Fabre avait bien saisi la portée
de l'œuvre des lichens lorsqu'il écrivait, sans doute en pensant à eux : «
Sur la planète des premiers âges, admettons une plante pour défricher le
roc, un puceron pour exploiter la plante : cela suffit. L'alchimie vitale est
fondée, les créatures de haut rang sont possibles : l'insecte et l'oiseau
peuvent venir, ils trouveront banquet servi ».
Mais le rôle des pionniers est ingrat. Ils ne se maintiennent que lorsque
les conditions restent assez médiocres pour qu'aucun compétiteur ne
vienne les déloger : c'est ce qui se passe pour les lichens quand la paroi
est verticale, ou l'escarpement abrupt, au point qu'aucune rétention de
poussière ou de sol n'est possible. Qu'une anfractuosité de la roche ou un
profil plus horizontal permette en revanche l'accumulation par les tout
premiers arrivés d'un petit stock de matière organique, embryon de sol, et
aussitôt la compétition s'engage, éliminant les pionniers au profit du gros
de la troupe. Les lichens fruticuleux entrent alors en compétition avec les
mousses qui installent leurs coussinets sur le rocher et accumulent
suffisamment de sol pour permettre aux premières plantes à fleurs de
prendre place à leur tour : les Sedum d'abord, ces minuscules plantes
grasses dont les feuilles ont la sagesse de faire de vastes réserves d'eau en
raison même des conditions d'existence difficiles de ces milieux encore
sévères où les racines ne puisent que fort peu de ressources. Viennent
ensuite des plages d'herbes annuelles et particulièrement des fétuques
dont les épis grelottent au vent vif de ces escarpements. A ce stade de
l'évolution, les lichens sont déjà pratiquement éliminés, comme il sied à
des pionniers qui ont accompli leur tâche et dont la mission est terminée.
Le sort tragique des pionniers
La nature, on le voit, n'est guère plus reconnaissante à ses pionniers
que les humains ne le sont à l'égard des leurs. On n'en finirait pas
d'établir la liste de tous ceux qui furent, dans des conditions extrêmes,
historiques ou géographiques, les premiers points forts d'enracinement ou
de réenracinement de la vie sociale et que leurs successeurs éliminèrent
promptement, venant à point nommé moissonner ce qu'ils avaient semé;
et le mot « éliminer » est à prendre ici dans le sens premier qu'on lui
donne généralement dans les romans policiers ou d'espionnage : il s'agit
de la disparition physique pure et simple de l'individu en question !
La France et l'Angleterre n'allèrent pas jusque-là lorsqu'elles
éliminèrent ces pionniers que furent, lors des Première et Deuxième
Guerres mondiales, des hommes aussi prestigieux que Clemenceau,
Churchill ou de Gaulle. Prenant leurs responsabilités dans des conditions
extrêmes où tout compétiteur avait disparu, tant était alors peu enviable
le rôle des gouvernants, ceux-ci furent éliminés après coup par
l'émergence d'hommes politiques « ordinaires », dès lors que la situation
de leur pays était redevenue, grâce à eux, acceptable. Mais que dire aussi
de ces Kerenski qui devinrent, çà et là, toujours à leur corps défendant,
les fourriers du communisme ? Tous furent promptement éliminés par
ceux-là mêmes qu'ils considéraient comme leurs alliés et qui s'avérèrent
rapidement de dangereux compétiteurs. Les Évangiles nous fournissent
également un beau prototype de pionnier en la personne de Jean-Baptiste,
si lucide sur son propre rôle qu'il se désigne lui-même comme celui qui
vient « pour préparer les voies du Seigneur », puis s'efface devant Celui
dont il ne se jugeait pas même « digne de dénouer les lacets des
chaussures ». Et celui-là, Jésus de Nazareth, fondateur et pionnier du
christianisme, connut à son tour le sort dramatique que l'on sait. Le sort
de ses premiers disciples ne fut guère meilleur. Il fallut quelques siècles
pour que, les pionniers décimés, le christianisme s'installe dans la
situation confortable inaugurée par la conversion de Constantin. Et
malheur à qui venait alors troubler l'ordre établi ; François d'Assise, entre
tant d'autres, en fit la dure expérience : revenant des croisades à la
Portioncule près d'Assise où étaient réunis les frères qu'il avait
rassemblés jadis, il se vit pratiquement éliminé par l'un deux, frère Élie,
plus organisateur, plus « manager », moins « dans les nuages » que lui ;
ce qui l'amena à se réfugier dans la vie érémitique – autre pionnier, autre
victime de ceux pour lesquels il avait défriché...
L'obligation de réserve nous dispensera de choisir des exemples plus
proches de nous... disons, plus personnels ! Mais qui n'a vu, qui n'a
assisté aux tentatives, toutes morales certes, de mise à mort d'un pionnier
ou de son œuvre, tombant sous le coup de réglementations tatillonnes et
pointilleuses, dont on sait qu'elles finissent souvent – heureusement pas
toujours – par avoir le dernier mot, fortes qu'elles sont, de surcroît, de
l'appui massif du gros de la troupe ! La plupart des grandes inventions
techniques ou institutionnelles durent à l'audace de quelques pionniers la
chance de voir le jour, sous les critiques et les ricanements plus ou moins
affichés de leurs contemporains. Ce n'est généralement qu'après leur mort
que justice leur fut rendue ; ce qui ne signifie d'ailleurs pas que leur
œuvre se perpétue pour autant. On sait trop combien le poids des
atavismes, des systèmes « en exercice », a l'art de rogner peu à peu
l'originalité des initiatives pour rétablir tôt ou tard l'équilibre moyen. Les
démocraties nous en donnent maints exemples : les « événements » de
Mai 68 firent fleurir dans les universités de nombreuses et parfois
fécondes initiatives qu'une décennie plus tard le climat universitaire
moyen avait à nouveau complètement « digérées ». Le résultat en fut
qu'en moyenne, tout alla plutôt un peu plus mal... Les démocraties dites
populaires font mieux encore : leur effrayante et monstrueuse stabilité,
campée sur les prétendus « acquis » du communisme, se maintient par la
répression brutale et continue de toute novation.
Tragique, en vérité, est le sort du pionnier, dont la mission est d'ouvrir
un chemin à la Vie. Mais sait-il, ce misérable, que viendront toujours
après lui récupérateurs et profiteurs ? Car telle est la dure loi de la Vie
qu'accomplit et abolit tout à la fois, mystérieusement et prophétiquement,
Celui qui eut la folie de dire, voici deux mille ans: « Bienheureux les
pauvres, bienheureux les persécutés... » Oui, bienheureux les pionniers,
brocardés, rejetés, solitaires, ceux qui trouvent mal leur place ici parce
qu'ils sont d'ailleurs !...
Car sans les pionniers, la Vie risquerait de disparaître sur de vastes
régions du globe. Les pionniers entreprennent, n'hésitent pas à prendre
des risques, à placer les premières mises, afin d'enclencher le processus
de reconquête. Mais s'ils sont généralement les plus frustes, les plus
résistants et les moins exigeants, il arrive aussi qu'ils soient les plus
mobiles, comme l'illustre la célèbre histoire du Krakatoa.
Le Krakatoa, cent ans après
Cet archipel est formé de plusieurs îlots situés à la sortie du détroit de
la Sonde, à 40 km de Java et de Sumatra. Ces îlots sont les restes d'un
ancien volcan effondré ; ils étaient couverts, comme les îles
environnantes, d'une dense forêt équatoriale qu'un violent réveil
volcanique détruisit entièrement en 1883. En mai de cette année-là, les
premières éruptions inondèrent d'abord l'archipel de cendres et de laves,
puis, le 27 août, l'îlot principal éclata dans une gigantesque explosion,
submergeant sous des débris incandescents l'archipel tout entier. Celui-ci
fut entièrement stérilisé, et l'on put prouver avec certitude que toute trace
de vie en avait disparu, tandis qu'un immense nuage de cendres
volcaniques fit plusieurs fois le tour de la Terre.
Aujourd'hui, un siècle plus tard, les îlots du Krakatoa sont à nouveau
recouverts d'une végétation dense, quoique encore différente de celle des
forêts équatoriales, car le processus de régénération n'est pas encore
achevé.
Les botanistes ont suivi avec beaucoup d'attention et à intervalles
réguliers les étapes de la reconquête végétale. S'agissant d'îlots, firent
figure de pionniers les espèces les plus aptes à disséminer leurs spores ou
leurs graines à partir des terres voisines, distantes d'environ 50 km. On
comprend par conséquent que dès 1886, un fort contingent de fougères
avait réussi à implanter sur les îlots de l'archipel des têtes de pont :
l'extrême légèreté de leurs spores, que le vent dissémine comme de la
poussière, leur confère un grand pouvoir de diffusion. Quatre espèces
d'Orchidées, dont les graines sont légères comme des spores, firent partie
du même contingent; on ne s'étonne pas, vu la légèreté de leurs graines,
qu'une impressionnante collection d'orchidées ait pu être observée sur ces
îlots quelque cinquante ans plus tard. On observa également très tôt
l'implantation sur les littoraux de ces îles d'associations végétales
formées d'espèces qui disséminent leurs graines par voie maritime, et que
l'on trouve sur toutes les plages tropicales, comme par exemple le
cocotier, lui aussi promptement arrivé. Est donc pionnière l'espèce la plus
apte à se transporter sur le front à conquérir, ce qui n'exclut pas pour
autant, ici, le rôle traditionnel des mousses et des lichens, quoique les
conditions d'aridité soient atténuées par la chaleur et l'humidité du climat,
facteurs favorisant puissamment l'implantation végétale. L'aptitude à se
rendre sur place, le transport des troupes, a pris une importance au moins
aussi grande que l'aptitude desdites troupes à prendre position sur le
territoire à occuper.
Des phénomènes volcaniques du même type produisent
périodiquement, en Islande, des dégâts analogues. Mais la reconquête
s'effectue dans des conditions toutes différentes : s'agissant d'un
volcanisme survenant dans un ensemble géographique terrestre, le
franchissement des mers par les graines ou les spores ne s'impose plus;
les conditions climatiques sont par ailleurs radicalement opposées. La
mécanique du repeuplement a pu être observée avec beaucoup de finesse
dans le cas notamment du volcan Ekla. Les mousses jouent naturellement
un rôle essentiel dans ces territoires appartenant à la zone des toundras,
immenses steppes basses de mousses et de lichens aux confins des
banquises boréales. Puis, la mousse ayant reconstitué les premiers
éléments du sol, les saules nains, ces arbres minuscules qui, avec
quelques centimètres de hauteur, détiennent le record de petitesse des
arbres, s'implantent à leur tour. L'Ekla réitérant assez fréquemment ses
colères, chaque coulée de lave est soigneusement datée et l'on peut
comparer les différents stades de la reconquête en étudiant la flore et la
végétation de chaque coulée. Le repeuplement est naturellement très lent
en raison de la rigueur du climat.
Et Surtsey vingt ans après
L'Islande offre aussi de spectaculaires exemples de volcanisme
océanique. Le 14 novembre 1963 vers sept heures du matin, un cratère en
fusion surgit de l'océan, crachant lave et fumée, atteignant 72 mètres
d'altitude en six jours. Quatre ans plus tard, le 5 juin 1967, le volcan
atteint 173 mètres et se calme enfin - il est devenu une île déserte,
mesurant deux kilomètres et demi de diamètre : l'îlot de Surtsey.
Alors commence une fabuleuse aventure : la reconquête par la Vie de
cet îlot de pierre refroidie. Afin de l'observer dans ses conditions
naturelles, on l'interdit au public, n'autorisant son accès qu'à de rares
botanistes. Ceux-ci ne débarquent dans l'île qu'après s'être assurés de
n'avoir pas sur eux la moindre particule organique, la moindre graine sur
leurs chaussures. Chaque année, ils repèrent l'arrivée des graines,
larguées par un oiseau, amenées par le vent ou voyageant
clandestinement avec les œufs d'une raie.
En 1976, dix espèces de plantes côtières ont déjà réussi à débarquer sur
l'île : pratiquement une par an. La première pâquerette apparaît en
1977 !... La vie animale débarque elle aussi : la première mouche a été
signalée en 1964. Et en 1966, une araignée, se servant de son fil comme
d'un aérostat, s'est parachutée en douceur sur l'île, venant probablement
d'Europe...
La population des bordures d'autoroute
Mais laissons ces exemples extrêmes et spectaculaires et revenons
prosaïquement à la région tempérée où, sous nos climats, d'autres
pionniers vivent à nos côtés sans même que nous les remarquions. Il
suffit pourtant d'observer l'ardeur étrange avec laquelle prolifèrent
subitement coquelicots, moutardes ou camomilles sauvages, sur les talus
d'autoroutes fraîchement découpés dans le paysage, et plus
particulièrement à travers des terres agricoles. Dès l'achèvement des
grands travaux de génie civil, c'est une subite invasion par ces pionniers
littéralement surgis du néant. Ainsi, au cours de l'été 1976, à Thionville,
une extraordinaire floraison de coquelicots colorait d'un rouge sang les
bords d'un boulevard périphérique récemment taillé à travers champs, et
annonçait curieusement le virage au rouge de l'hôtel de ville qui se
produisit l'année suivante 4...
On sait aujourd'hui que le sol stocke des quantités impressionnantes de
graines de ces espèces annuelles qui, à la faveur d'un grand
bouleversement, trouvent des conditions favorables à leur germination.
D'où ces proliférations spontanées qui brusquement rougissent ou
jaunissent le paysage un ou deux mois après que les gros engins de
terrassement, souvent jaunes également, ont quitté le chantier. Mais ces
pionniers s'essoufflent promptement, et, dès l'année suivante, laissent
place à des plantes de friche, moins spectaculaires et plus discrètes, telles
qu'armoise, tanaisie, eupatoire, etc. Là encore, la tâche du pionnier aura
été transitoire mais utile, puisqu'elle aura permis l'installation en toute
quiétude de leurs successeurs sur des sols complètement bousculés qu'ils
auront, en les irriguant de leurs racines et en les enrichissant de leurs
cadavres, légèrement améliorés.
Les pionniers apparaissent donc comme des individus perpétuellement
menacés, à moins que les conditions extrêmes dans lesquelles ils végètent
ne se perpétuent, auquel cas aucun compétiteur n'ose poindre à l'horizon.
Il s'agit alors de « pionniers permanents », qui demeurent aussi
longtemps que persistent les conditions de vie sévères qui sont les leurs.
Ainsi la violette de Rouen colonise des éboulis crayeux sur lesquels toute
vie végétale est pratiquement proscrite, car la raideur de la pente et la
friabilité du matériau renouvellent sans cesse ces éboulis, empêchant
toute formation de sol. Cette violette occupe seule ces milieux instables,
puisque aucune autre plante ne peut y prendre pied et moins encore s'y
maintenir; en revanche, on ne la trouve nulle part ailleurs, preuve d'une
extrême spécialisation qui exclut de sa part toute compétition avec
d'autres espèces – compétition dont, transplantée ailleurs, elle ne
manquerait pas de faire les frais.
Les « pionniers spécialisés permanents » ont leur équivalent parmi les
populations humaines où ils sont à rechercher dans ces groupes très
marginaux qui se maintiennent dans des conditions extrêmes, hors de
toute compétition avec d'autres groupes humains. C'est le cas, par
exemple, des esquimaux ou de certaines tribus indiennes d'Amazonie ou
de Nouvelle-Guinée, immédiatement menacées dès qu'elles entrent en
contact avec de nouveaux venus sur leur territoire.
La population des murailles...
Les quelques espèces végétales qui réussissent à coloniser les murs
verticaux illustrent également cette notion de « pionnier spécialisé
permanent ». La verticalité empêche toute rétention durable de sol, et
seules subsistent des espèces extrêmement frustes, capables de se
contenter des maigres ressources accumulées dans les anfractuosités.
Cette flore des vieux murs présente une étonnante homogénéité : on y
trouvera toujours deux fougères 5et, parmi les plantes à fleurs, la très
délicate linaire cymbalaire aux feuilles en forme de cymbales et aux
fleurs violettes longuement éperonnées ; le muflier, très proche de la
précédente par sa fleur en gueule-de-loup, mais sans éperon ; la
pariétaire, dépourvue de toute grâce par ses fleurs sans corolle, rappelant
celles de l'ortie, mais omniprésente et baptisée à ce titre casse-pierres ou
passe-muraille ; le centranthe, originaire du Midi, subspontané ou
naturalisé dans presque toute la France; sans oublier la giroflée aux
magnifiques fleurs jaune d'or et au parfum enivrant : introduite par les
croisés, elle occupe toujours les murs des châteaux féodaux où elle
s'installa jadis, venue d'Orient.
Toutes ces espèces et quelques autres persistent en bonne intelligence,
à l'abri de toute concurrence, dans ces milieux sévères où elles sont en
quelque sorte chez elles ; mais elles ne résistent pas mieux à
l'effondrement des murailles qu'elles colonisent que n'y résistaient jadis
les châtelains eux-mêmes. Ces pionniers sont en effet promptement
éliminés des décombres et des gravats, dès lors que la disparition de la
verticalité permet la formation d'un sol, par conséquent la reconquête par
des populations végétales plus riches et plus diversifiées. Comme dans
l'histoire humaine, la dynamique révolutionnaire des populations,
fussent-elles végétales, se met promptement en marche lorsque les murs
des bastilles s'effondrent.
... Et la population des plates-bandes
Certaines espèces enfin doivent leur statut de pionniers à l'obstination
que mettent les hommes à le leur conserver. Il suffit d'observer
l'évolution spontanée d'une plate-bande fraîchement bêchée, désherbée et
ratissée. Avant même que les toutes premières plantules de radis, de
carotte, de laitue, de pois ou de haricot ne percent le sol et n'exhibent
leurs deux cotylédons – à moins que ce ne soient des oignons ou des
poireaux, et il n'y en a alors qu'un seul –, une ardente population de «
mauvaises herbes » s'empare du terrain et l'envahirait promptement si l'on
n'y prenait garde.
Le plus humble amateur de jardinage, muni d'une flore pour débutants,
saura reconnaître dans cette végétation commensale de nos jardins, si
banale qu'on finit par ne plus lui prêter attention, un cortège d'espèces,
toujours les mêmes, que l'on s'amusera à repérer pour mettre des réalités
derrière les mots, et aussi par goût de l'exercice, car cet ouvrage se
voudrait incitatif : la bourse-à-pasteur, caractéristique par ses hampes
florales et fructifères dressées, à l'air un peu déplumées, portant des fruits
aplatis en forme d'urnes bilobées ; les deux mourons, le blanc et le rouge;
la petite véronique aux délicates fleurs bleues veinées de blanc ; l'ortie
piquante ; la mercuriale annuelle ; le lamier pourpre et le petit Poa. Cette
vague printanière, qui précède parfois – statut de pionnier exige – et
toujours accompagne la levée des semis, est suivie par une deuxième
vague, estivale celle-ci, où les chénopodes et les amarantes viennent se
joindre aux premiers venus. Seul un bon désherbage protégera les semis
de ces ardents pionniers dont les graines, à chaque bêchage,
réensemencent le jardin pour l'année suivante. Ainsi, le cycle se poursuit-
il indéfiniment jusqu'à ce que l'homme se fatigue le premier et laisse en
friche tout ou partie du terrain. Ces espèces, toutes annuelles, seront alors
bannies et remplacées par un cortège d'espèces bisannuelles ou vivaces,
parmi lesquelles prendront rapidement le dessus, sur sol riche, les orties,
l'armoise, des Graminées comme la houlque ou le dactyle; et sur les sols
moins riches, des espèces bisannuelles comme le bouillon-blanc ou la
vipérine. Cette seconde génération, après avoir éliminé les pionniers,
marque l'enclenchement d'une dynamique végétale qui aboutira
normalement à l'installation – des décennies, voire des siècles plus tard –
d'une forêt ; celle-ci s'installe au terme d'un processus de remplacements
successifs d'espèces qui apparaissent puis s'éliminent les unes les autres,
dans un ordre et selon une chronologie bien déterminée, jusqu'à ce qu'un
équilibre permanent finisse par s'établir. Dans nos régions, cet état
d'équilibre correspond pratiquement toujours à la forêt.
1 Rhizocarpum geographicum.
2 Xanthoria parietina.
3 Cladonia et Umbilicaria notamment.
4 Le lecteur comprendra qu'il s'agit ici d'une simple analogie, purement anecdotique, les deux
faits en question n'ayant évidemment aucun rapport entre eux ! Il en est tout autrement des
nombreux passages du biologique au social qui émaillent ce livre, et qui sont cette fois des
homologies, fondées sur les harmonies et les correspondances régissant les divers niveaux
d'organisation de l'univers.
5 L'Asphenium ruta muraria et le Ceterach officinarum.
CHAPITRE 3
Les conquêtes
L'homme urbain, prototype le plus récent de notre espèce façonnée par
la société industrielle, se fait de la campagne une idée où les mythes,
quand ce ne sont point les stéréotypes, l'emportent largement sur les
réalités. La campagne, c'est la nature; la ville, ce sont les hommes; ici la
permanence des paysages ; là, la mouvance et le grouillement des foules,
le remodelage constant des structures urbaines.
Pourtant, la nature sauvage a disparu d'Europe occidentale depuis des
siècles déjà, sauf en quelques rares localités : tourbières ou marécages,
réserves naturelles ou sites de haute montagne. Ailleurs, l'homme a
façonné la nature selon ses désirs et à son profit, la marquant
profondément de son empreinte et de ses pratiques ; d'où des paysages en
perpétuel changement, en constante évolution. Évolution due à l'homme
lui-même lorsqu'il s'agit d'élevage ou de culture ; évolution plus proche
des dynamiques naturelles lorsqu'il s'agit par exemple du repeuplement
d'une forêt après un incendie, ou de la conquête des sols après une
régression marine.
La nature nous impose donc l'idée de changement, concept
puissamment symbolique et mobilisateur que la société récupéra à son
tour pour en faire le slogan permanent de ses hommes politiques.
Or, le fait que la nature change est loin d'être évident pour tous !
Pourtant les paysages évoluent lentement et continûment sous nos yeux,
et cette évolution peut être saisie aussi bien dans l'espace que dans le
temps. Le premier cas correspond par exemple à la colonisation des
dunes littorales ; le second à la colonisation d'une roche nue. Dans les
deux cas, l'évolution aboutit toujours à l'installation d'une forêt, mais
selon des voies différentes en raison des caractéristiques, différentes
également, des points de départ: ici la plage; là, le rocher.
Des plantes à l'abordage
L'observation fine de la végétation des dunes maritimes offre un
exemple saisissant de la remarquable efficacité des conquêtes végétales.
En allant du bord de mer à la forêt qui couvre l'arrière-littoral, on
parcourt une succession de groupements végétaux très typés, exprimant
chacun les conditions particulières du milieu qu'ils occupent.
D'abord la plage de sable complètement nue ; lieu de rêve pour le
vacancier en quête de soleil et de détente, elle cache sous cette trompeuse
apparence une farouche hostilité à toute implantation végétale, si
misérable et timide soit-elle. Le paradis du baigneur – mais il ne fait pas
la photosynthèse, lui ! – c'est l'enfer pour la plante ! Car s'il existe un
enfer pour les plantes, ce n'est certes point l'« enfer vert » des forêts
tropicales, qui serait plutôt le paradis de leurs exubérances, mais bien ces
sables arides, ceux des plages s'avérant encore plus redoutables que ceux
des déserts. Nul pionnier, si audacieux soit-il, ne peut supporter le rythme
des inondations biquotidiennes dues aux marées, ainsi que la forte
concentration en sel et, surtout, l'absence complète de sol organique. La
texture du sable en fait un substrat particulièrement défavorable à la vie
végétale; car ce n'est pas vraiment un sol, seulement un granulat inerte
dépourvu de tout élément nécessaire à la vie. Le sol, au contraire, est une
matière complexe, structurée, où s'imbriquent des substances minérales
nutritives, des matières organiques provenant de la décomposition des
plantes – notamment l'humus – et des êtres vivants innombrables, des
bactéries aux vers de terre qui le travaillent et le fécondent. Bref, la
plage, c'est du sel, mais pas de sol ; de l'eau, mais avec des coupures à
chaque marée basse. Dans de telles conditions, aucune plante ne saurait
survivre.
Il faut franchir quelques mètres, atteindre le haut de la plage, là où la
mer ne vient qu'occasionnellement, pour voir poindre les premiers
pionniers. Ceux-ci recherchent le niveau des plus fortes marées qui ont
déposé des cadavres d'algues ou d'animaux ainsi que divers déchets et
matériaux organiques. Ces « laisses de mer » simulent une ébauche de
sol, encore salée certes, mais déjà exploitable par ces pionniers très
spécialisés que sont les représentants de la famille des Chénopodiacées,
dont les membres se singularisent par leur aptitude à coloniser des sols
très chargés en minéraux ; c'est pourquoi l'on trouve leurs représentants
dans les déserts salés du monde entier, mais aussi sur les plages où les
Atriplex et les Salsolas maritimes s'installent courageusement avec une
petite Crucifère : la Cakile. Ces espèces ne sont représentées que par
quelques individus implantés çà et là en ordre très dispersé sur les laisses
de mer : l'Atriplex des sables est en quelque sorte leur chef de file, le
porte-drapeau de la cohorte végétale qui va s'emparer du terrain au fur et
à mesure que l'on s'éloignera de la mouvance des eaux.
Les constructeurs de dunes
En remontant vers la dune, on atteint les premières accumulations de
sable; là s'observent les premiers pointements du chiendent des sables 1,
ou chiendent à forme de jonc. Cette herbe dressée à fort enracinement
peut supporter, mais de façon rare et épisodique, l'inondation marine. Elle
vit donc encore sous l'influence directe de la mer. Les chiendents aux
racines enchevêtrées et denses retiennent les grains de sable arrachés par
le vent sur la plage à marée basse, et contribuent ainsi à former les
premières accumulations dunaires. Ils créent derrière eux une zone de
déflation où les grains de sable retombent, ce qui s'observe aisément par
grand vent, alors qu'ils s'accumulent au contraire devant eux, face à la
mer, sous forme de petits monticules ; c'est ainsi que la dune se forme et
s'élève jusqu'à être tout à fait hors d'atteinte des marées.
Ce que le chiendent construit modestement et de manière artisanale, un
troisième larron : l'oyat, va le faire avec une efficacité quasi industrielle.
Ce grand constructeur de dunes vit toujours les pieds hors de l'eau de
sorte que ses édifices dunaires ne risquent plus d'être emportés par les
fortes marées ou les tempêtes. Retenant le sable roulé par le vent du
large, grâce à son puissant système de racines et par ses feuilles allongées
et dressées, il permet l'élévation de la dune à une cadence qui peut
atteindre 80 centimètres par an. Sans succomber sous l'enfouissement, car
ses tiges souterraines montent au fur et à mesure que le sable s'accumule,
entendant ainsi bien résister à l'ensevelissement, l'oyat ne supporte plus la
venue directe de la mer, mais résiste parfaitement aux forts embruns
salés. Pionnier du troisième niveau, il est associé à quelques espèces dont
les exigences écologiques sont similaires aux siennes, telles que
l'euphorbe des sables, le beau « chardon bleu » de la dune (qui n'est pas
un chardon mais une Ombellifère), une sorte de pissenlit à très jolies
capitules jaunes, et, sur les dunes plus nordiques, une Graminée des
sables 2.
Derrière la dune, l'influence maritime, les vents, les embruns
s'atténuent et le climat devient plus propice à la vie végétale dont on
constate qu'elle va promptement reprendre ses droits, comme il sied en
milieu continental, la terre étant par excellence le royaume des plantes
(même si la « terre » n'est ici encore que du sable, mais du sable sec,
moins salé, moins mobile, et déjà stabilisé par l'oyat). On voit alors
s'installer, en quatrième position, sur l'arrière-versant de la dune, des
Graminées du genre fétuque, ainsi que le liseron des sables, modeste
petite plante volubile et rampante dont les cousins germains : les
Ipomées, occupent, avec souvent une incroyable prolificité, les littoraux
des atolls coralliens sur toute la ceinture intertropicale du globe. Ces
Ipomées aux spendides fleurs roses ou blanches représentent une version
éminemment améliorée du petit liseron des sables, parfaitement en
accord avec les splendeurs et les charmes vantés par les agences
publicitaires des mers du Sud.
Les fabricants de sol
En continuant à s'éloigner de la plage, un cinquième stade de
végétation apparaît, décisif celui-ci : protégé par le cordon dunaire, un
bel arbuste aux feuilles allongées, cassantes, glauques, presque grises,
s'installe : l'argousier3; cette plante au toucher raide, prompte à coloniser
les sols sableux, donne de petites baies orangées qui figurent parmi les
fruits les plus riches en vitamine C. Il forme des fourrés denses
qu'accompagne souvent le sureau. L'Argousier est la première espèce du
littoral capable de fixer l'azote atmosphérique dans le sol par ses racines.
Comme l'oyat était un constructeur de dunes, l'argousier est un
constructeur de sol, d'un sol qui, sous la force des vents et des embruns,
ne tiendrait pas sans la solide protection du cordon dunaire. Ainsi la
succession des végétaux se fait-elle suivant un ordre logique et une
hiérarchie rigoureuse, chaque stade favorisant l'installation du suivant.
L'argousier forme des fourrés denses dans lesquels s'installe le sureau.
Le paysage végétal change, l'influence marine s'estompe, et ces arbustes,
en perdant leurs feuilles, recouvrent le sol d'une abondante litière, dont la
décomposition enrichit celui-ci en éléments nutritifs, permettant à
d'autres espèces de vivre à leurs côtés, en compagnes associées, tels le
cerfeuil sauvage, le mouron des oiseaux, le grateron, la véronique, et
même une sorte de cresson que l'on peut manger en salade4.
Le fourré à argousier est suivi, au sixième stade de la conquête
végétale, par les taillis à bouleaux et à trembles, les premiers véritables
arbres qui abritent sous leurs frondaisons des populations denses de
troènes; des saules peuvent apparaître ici ou là, si le sous-sol est assez
humide. Ces arbres sont les pionniers de la forêt, laquelle peut désormais
s'implanter, au septième et dernier stade de la conquête, qu'il s'agisse
d'une forêt de chênes ou de hêtres, en fonction des variations climatiques
et des conditions particulières de la région, ou d'une forêt plantée par
l'homme, par exemple une forêt de pins destinés à une exploitation plus
intensive, comme sur la côte landaise.
Des lapins qui changent le cours de l'histoire
Mais il arrive que cette belle succession de groupements végétaux qui
se succèdent comme les étapes « planifiées » d'une belle carrière de «
jeune cadre dynamique » soit interrompue, déviée vers une évolution
toute différente : il suffit pour cela que quelque événement imprévu
vienne entraver la logique linéaire du schéma... Une prolifération de
lapins, par exemple.
L'évolution du fourré vers le taillis et la forêt s'en trouve alors
totalement perturbée : le fourré régresse, s'entrouvre, et l'on voit
s'installer une végétation rase sur la dune. Les lapins deviennent les
principaux agents sélectifs : leur insatiable appétit diminue la vitalité de
l'argousier, des oyats, des fétuques, et favorise au contraire la venue des
plantes non comestibles pour eux, formant une végétation misérable où
dominent les lichens et les mousses, désormais débarrassés de toute
concurrence et donc « très à l'aise ». La mousse Tortula prolifère
abondamment, formant un tapis noirâtre qui recouvre le sable sur des
superficies souvent impressionnantes ; cette mousse, adaptée à l'aridité
sévère de la dune, présente le curieux phénomène de reviviscence. A la
moindre pluie, ses jeunes rameaux recroquevillés sur eux-mêmes
s'épanouissent et reprennent vie : la dune passe alors brusquement du noir
au vert en se gorgeant d'eau par une sorte de phénomène de résurrection
végétale tout à fait spectaculaire. Dans ces dunes, des pointements de
Sedum, minuscule plante grasse aux splendides petites fleurs jaunes en
étoiles, incomestibles pour les lapins, émergent çà et là. Les dunes noires
à Tortula et à Sedum sont donc le résultat du jeu d'un facteur écologique
précis et unique, la prolifération des lapins dont le régime alimentaire
détermine très exactement la végétation.
Où l'on compare la plage au Far West
Mais revenons à la série principale, dont le mode de conquête n'est pas
sans évoquer la grande épopée du Far West. Car dans les deux cas, c'est
bien toujours de pionniers qu'il s'agit. Risquons donc la métaphore.
Sur les laisses de mer, en haut de plage, donc sur l'extrême front de la
conquête, la première association ne comporte que très peu d'espèces :
cinq ou six au maximum, la plus caractéristique étant l'Atriplex des
sables. Les touffes sont espacées les une des autres, tandis que le sol nu
représente une superficie beaucoup plus grande que cette maigre
végétation de couverture. Voilà le modèle d'une société très simple, dont
les individus disséminés n'entretiennent que fort peu de relations entre
eux. L'implantation est diffuse, des populations de très faible densité sont
éloignées les unes des autres : autant de traits caractéristiques du mode de
peuplement des populations indiennes qui vivent sur de vastes territoires,
par groupes restreints et dispersés. Ces indiens, en outre, sont nomades :
ignorant l'agriculture, ils vivent de cueillette et se déplacent sans cesse à
la recherche de nourriture, suivant le déplacement des troupeaux. Ils
ressemblent donc tout à fait à nos plantes du haut de plage qui suivent
d'une année à l'autre le niveau des hautes mers, tantôt deux mètres plus
haut, tantôt trois mètres plus bas, selon le calendrier des plus hautes
marées annuelles. Car elles recherchent elles aussi, par ces migrations,
leur nourriture, c'est-à-dire les dépôts alimentaires que la mer met à leur
disposition. Comme les indiens, elles ne produisent pas elles-mêmes,
n'élaborent point de sol, n'accumulent point de réserves, ne se
sédentarisent pas, mais vivent de ce que la nature – marine, ici – leur
offre. Fait rare, en vérité, pour une plante verte qui puise généralement sa
nourriture minérale dans le sol, non dans des résidus en décomposition
jetés sur le sable (ce qui, nous le verrons, est plutôt la spécialité des
champignons, ces hippies du monde végétal !).
Le début de la production végétale de masse est l'œuvre de l'argousier;
cet arbuste produit non seulement de la matière organique par
photosynthèse, comme le font toutes les plantes vertes, mais aussi du sol
par son puissant enracinement et son aptitude à fixer l'azote. Il modifie
donc radicalement le milieu et y fonde les premiers établissements
sédimentaires et permanents de population végétale. Le travail de
l'argousier, c'est celui des premiers fermiers installés à demeure sur des
terres devenues cultivables.
Mais entre l'indien et le fermier, entre la végétation disséminée et
nomade du haut de plage et l'argousier dûment sédentaire, il y a cette
frange intermédiaire des pionniers que sont le chiendent des sables et
l'oyat ; l'un et l'autre jouent le rôle des cow-boys du premier stade de la
conquête : pas de constitution de dune possible, donc de protection, sans
l'obstacle qu'ils représentent pour la migration du sable, donc sans leur
participation. Car la dune résulte du jeu simultané du vent et de la
végétation. Elle crée une digue face à la mer qui protège la végétation de
l'arrière-littoral, exactement comme les territoires occupés par les cow-
boys protégeaient l'installation à l'arrière des premiers fermiers.
Et où l'on compare la forêt et la ville
Dans la forêt enfin, les espèces sont beaucoup plus nombreuses; une
hiérarchie sévère règne entre les arbres qui dominent les arbustes,
lesquels dominent à leur tour les herbes. Le nombre des espèces
présentes est sans doute vingt fois plus grand que celui des populations
disséminées de la haute plage. La population est dense, la végétation
compacte ; il n'y a plus de sol nu visible. La multiplication du nombre
des espèces entraîne une bien plus grande division du travail entre
chacune d'elles, de sorte que l'ensemble simule le modèle sociétaire où
chacun accomplit sa tâche, tient un rôle, occupe sa place. Mais elle
multiplie en même temps les interdépendances ; ainsi, les lichens qui
colonisent les troncs sont-ils strictement dépendants des arbres qui les
portent, comme les champignons symbiotiques le sont des racines des
espèces auxquelles ils sont liés. Nous ne sommes plus dans la stricte
autarcie de l'Atriplex de la haute plage, qui vit isolé et pour lui seul, mais
dans le modèle complexe des sociétés urbaines et industrielles où les
fonctions séparées créent des dépendances strictes et multiples au sein
d'un dense réseau d'interrelations. Le sol riche et abondant constitue une
réserve d'éléments nutritifs : c'est le stock minéral, le grenier à sel
comparable à ceux du Moyen Age ; les plantes vertes font la
photosynthèse : ce sont les usines de production alimentaire ; les
parasites, comme naguère les hippies, se dispensent de produire ; ils
vivent aux dépens des autres plantes ; quant aux animaux, herbivores et
carnivores, ils en font autant, directement ou indirectement, selon les lois
de l'écologie qui, dans la Bible déjà, nous rappellent que « toute chair est
comme l'herbe » !
Ainsi, au fur et à mesure que l'on s'éloigne de la mer pour s'enfoncer
vers l'intérieur des terres, les peuplements végétaux deviennent de plus en
plus denses et de plus en plus complexes. On rencontre d'abord les
populations dispersées et diffuses de nomades qui se nourrissent de
cueillette : ce sont les indiens. Puis viennent les premiers colons,
chiendents et oyats, affrontant les conditions difficiles de la dune qu'ils
construisent pour se protéger, mais que la mer menace sans cesse : ce
sont les cow-boys. Ils établissent la frontière des terres récupérables et
cultivables où s'installeront les fourrés à argousiers et à sureaux, à l'instar
des premiers fermiers transformateurs de sol et producteurs sédentaires.
Ces fourrés sont ensuite éliminés par l'envahissement de la forêt,
infiniment plus dense et plus complexe, évoquant la société urbaine qui
empiète peu à peu sur les sols cultivables et repousse à son tour les
fermiers. Le modèle de la végétation des littoraux dunaires simule ainsi
de façon fort suggestive les séries de populations qui, des pionniers
spécialisés permanents (les indiens ou les Atriplex), aboutissent par
éliminations successives aux équilibres complexes que sont la ville ou la
forêt.
On peut développer dans le même esprit un autre exemple, moins
aisément repérable dans l'espace, mais plus parlant dans le temps : la
conquête d'un socle rocheux et dénudé par les végétaux, aboutissant en
phase finale de reconstitution et de régénération à l'implantation de la
forêt.
De la roche nue à la forêt
Nous avons déjà suivi la conquête par les pionniers d'une roche nue en
montagne ; au lichen incrustant qui semble littéralement imprégner la
roche, au point de faire corps avec elle, et qui représente la toute
première étape de la conquête du monde minéral, succèdent le lichen
foliacé en forme de feuille, plaqué sur la roche, puis le lichen
arbusculeux, en forme d'arbuste dressé. Les mousses s'installent en même
temps que ces lichens, puis viennent les premières plantes à fleurs :
Sedum à port de plantes grasses, capables d'emmagasiner l'eau rare en
ces lieux austères, et premières Graminées, généralement des fétuques.
Sur de forts escarpements aux pentes abruptes, le processus de
reconquête s'arrête là, et cette végétation sommaire représente la seule
couverture végétale stable dans ces conditions. Mais si la topographie est
plus favorable, sur des dalles calcaires par exemple, le processus se
poursuit par l'installation de diverses Légumineuses qui vont jouer,
comme toutes les plantes de cette famille, un rôle essentiel dans la
formation du sol. C'est en effet par leur aptitude à abriter dans les nodules
de leurs racines des bactéries capables de fixer l'azote atmosphérique, que
les Légumineuses interviennent de manière décisive dans
l'enrichissement spontané des sols. Les paysans le savent depuis
longtemps : en pratiquant l'assolement, c'est-à-dire en semant tous les
trois ans du trèfle ou de la luzerne, ils régénèrent les sols fatigués et
appauvris en azote par les récoltes de blé ou de pomme de terre. Dans
notre exemple, l'installation spontanée des trèfles, des sainfoins, des
coronilles et des genêts nains, caractéristiques des sols calcaires, va
suffisamment « maturer » et enrichir le sol pour que les premiers arbustes
puissent à leur tour s'installer. Parmi ces nouveaux venus de taille déjà
respectable, on trouve le prunellier, le prunier de sainte Lucie, le
cornouiller, les sorbiers et presque simultanément les premiers jeunes
plants de frênes et de hêtres, espèces dont les graines ne peuvent germer
que sur un sol déjà ombragé, ce qui est bien le cas ici. En un siècle
environ, la roche dénudée se sera couverte d'une forêt.
Forêt jeune, et forêt «mûre»
Mais cette jeune forêt ne représente pas encore l'état d'équilibre parfait
avec l'environnement. Car il va falloir des temps très longs, plusieurs
siècles peut-être, pour que toutes les herbes, compagnes habituelles des
arbres forestiers, aient le temps de s'installer avec leur densité et dans leur
dynamisme naturels. Il faut en effet pour cela que leurs graines,
véhiculées par le vent, par l'eau ou par les animaux, arrivent, et parfois de
fort loin, pour « saturer » peu à peu cette forêt au gré des hasards de leur
apport, ce qui est un processus de fort longue haleine.
Bref, le premier stade forestier pourrait être comparé à l'appartement
récemment meublé d'un jeune couple. Et le stade très postérieur de la
forêt « mûre », en parfait équilibre avec le milieu, au même appartement
toujours occupé par le même couple lorsque celui-ci célèbre ses noces
d'or : une multitude d'objets et de bibelots seront venus « saturer »
chaque pièce, ce qui n'aura pas modifié l'ameublement choisi à l'origine,
mais, en revanche, singulièrement enrichi et diversifié l'ambiance
générale, désormais plus riche, plus « chaude ».
Le temps nécessaire pour que la forêt se réinstalle sur des substrats
minéraux dénudés varie en fonction de la nature des sols et des climats. Il
varie également en fonction de la disposition des roches : lorsque les
dalles calcaires très perméables ont une disposition horizontale, la
remontée de l'eau est difficile ; les années sèches sont alors
catastrophiques pour la végétation qui peut être presque entièrement
éliminée, ce qui retarde d'autant l'installation de la forêt, particulièrement
laborieuse en ce cas, sinon presque impossible. Si, au contraire, les dalles
sont disposées parallèlement et obliquement par rapport à la surface, la
remontée de l'eau par capillarité est plus facile, les conséquences d'une
sécheresse moins redoutables.
Mais des causes diverses, d'origine humaine le plus souvent, peuvent
aussi entraîner la disparition de la forêt : un incendie par exemple. Le sol
est alors entièrement dégagé, couvert de cendres noirâtres qui signent
l'accident.
La reconquête d'une pinède incendiée
A partir de ces sols entièrement dénudés, la reconquête végétale va
suivre un itinéraire fort différent de celui qui vient d'être décrit. Car on ne
part plus cette fois d'un sol minéral nu, où la roche affleurait et où aucune
matière organique n'était disponible, entraînant la nécessité de passer par
les stades successifs des pionniers. Nous sommes ici, au contraire, dans
des conditions beaucoup plus favorables à une reconquête, dès lors que le
sol est conservé intact – sauf en cas d'érosion par de fortes pluies ou par
le vent, ou quand le relief et les conditions météorologiques se prêtent à
une telle érosion, comme en région méditerranéenne – sinon, le sol est
maintenu en l'état, voire même enrichi en éléments minéraux par les
cendres des végétaux qui vont constituer un engrais naturel, abondant et
précieux.
Suivons, à titre d'exemple, les étapes du repeuplement d'une pinède
incendiée sous climat atlantique ; cette pinède avait été plantée à la place
de la forêt ancestrale de chênes, en vue d'un meilleur rendement, et bien
qu'elle ne correspondît pas à l'équilibre normal de la végétation sous ce
climat. Mais les besoins sans cesse croissants de pâte à papier ont
favorisé, au cours des dernières décennies, les reboisements en conifères,
dont la productivité est plus grande que celle des feuillus, d'où ces
nombreuses forêts de pins et d'épicéas sous des climats et dans des
paysages où ne les auraient jamais rencontrées nos aïeux. Plus
productives, ces forêts sont aussi plus fragiles et plus sensibles aux
incendies.
Une minutieuse observation du sol après l'incendie montre que toute
végétation n'a pas été éliminée. Plusieurs espèces à forte implantation
souterraine se maintiennent et vont bientôt rejeter de souche. Ainsi la
fougère aigle, dont les crosses brunâtres ne tarderont pas à apparaître, ou
encore les brins verts émergeant des souches de molinies,
exceptionnellement résistantes à l'incendie. Avantagées par le vide – dont
on sait que la nature à horreur –, ces plantes peuvent, après plusieurs
incendies successifs, occuper le sol au point de faire « faciès », comme
disent les spécialistes, c'est-à-dire d'apparaître en population quasiment
pure ; tel est souvent le cas de la fougère, extrêmement abondante dans
certains sous-bois. La funaire hygrométrique, mousse bien connue pour
la manière dont elle entortille le pédoncule de ses capsules à spores en
vue d'éjecter celles-ci, se propage également sur ces sols noircis et riches
en cendres; ici ou là, quelques pezizes, notamment la pezize orangée,
forment de belles colonies à ras du sol.
Le temps des herbes et le temps des arbres
Ces plantes qui ont résisté au feu – ce qui leur vaut le nom savant de
pyrophytes – sont presque immédiatement rejointes par un premier
surgissement d'annuelles, dont les graines profitent de la pleine lumière et
de la faible concurrence au sol : il s'agit généralement de graines
maintenues très longtemps dans le sol en état de vie latente, dit « de
dormance»; l'incendie lève cette dormance, les réveille en quelque sorte,
et favorise leur germination. C'est ainsi que fleurissent – et que le lecteur
repérera – très tôt le séneçon des forêts, l'épilobe en épi, et parfois la
digitale, herbe bisannuelle qui ne portera sa belle hampe florale aux
clochettes pourpres que la deuxième année. Mais le règne des annuelles
ne dure guère plus d'une saison, car elles subissent à leur tour la
concurrence des graines d'arbres disséminées par le vent, graines de pin,
de bouleau ou de tremble qui ne peuvent germer qu'en pleine lumière.
Ces graines ailées ou poilues, donc très mobiles, venant des forêts
environnantes, forment les premiers semis spontanés d'une première
génération d'arbres. Le sol contient aussi des graines d'ajoncs ou de
genêts, véhiculées par les fourmis et maintenues longtemps à l'état de
dormance dans les sous-bois où ces plantes n'ont pas naturellement leur
place. Mais l'incendie modifie radicalement les conditions écologiques,
de sorte qu'elles aussi se réveillent et s'emploient aussitôt, conformément
à la tâche que la nature assigne aux Légumineuses, leur famille, à
enrichir le sol en azote. Sur ces sols ainsi réenrichis, la dynamique du
repeuplement forestier s'accélère. Les ronces enfin, toujours dans cette
même étape de jaillissement d'arbustes et de broussailles, prolifèrent
généreusement, formant le premier couvert, tandis que les geais, entre-
temps, n'auront pas manqué de disperser çà et là quelques glands qui
enfanteront les premiers chênes.
La deuxième année, le dispositif de la reconquête par les arbres est
donc en place, et l'on observe, dès la troisième, les premiers pointements
de bouleaux prompts à germer et à grandir.
Après cette phase active de repeuplement où le sol dénudé se recouvre
en moins de deux ans, l'évolution se poursuivra de manière beaucoup
plus lente. Car l'ordre de grandeur de la croissance des arbres n'est pas le
même que celui des herbes. Les bouleaux grandiront les premiers, plus
nombreux que les chênes. Ceux-ci ne commenceront à profiter vraiment
qu'à partir du moment où les bouleaux auront vieilli, ainsi que les pins,
c'est-à-dire après 40 ans. Ils les remplaceront peu à peu, en même temps
que les hêtres dont les premières semences auront été véhiculées par des
écureuils toujours friands de faînes, lesquelles auront germé entre-temps
sous le couvert, profitant de l'ombre.
Un ou deux siècles plus tard, la chênaie-hêtraie adulte sera en place;
puis elle se saturera lentement, suivant le processus déjà décrit de ses
compagnes naturelles que sont les Graminées comme la canche, les
mousses comme le Leucobrium glaucum aux merveilleux tapis vert
glauque en forme de hérissons, souvent gorgés d'eau comme des
éponges, des arbustes comme l'if, le houx et éventuellement la myrtille.
Cette forêt en équilibre avec son milieu est donc très lente à « mûrir »,
mais elle demeure hors des atteintes des incendies. C'est naturellement à
cause de la lenteur du repeuplement végétal sur ces sols atlantiques
pauvres que l'homme a tendance aujourd'hui à peupler ces régions de
conifères, induisant du même coup, et de son propre fait, les risques
d'incendies.
Les deux itinéraires décrits, conduisant l'un et l'autre à la forêt, mettent
en scène deux cycles fort différents : un cycle primaire, qui va de la roche
nue à la forêt par construction d'un sol et conquête du monde minéral par
le couvert végétal ; un cycle secondaire, partant d'une forêt incendiée
pour réaboutir à une forêt; ce second cycle, s'enclenchant sur un sol
maintenu et conservé par l'incendie, fait l'économie des stades pionniers à
lichens et à mousses.
Le dynamisme du peuplement végétal dans le temps et dans
l'espace
Curieusement, l'ordre d'apparition des arbres correspond à peu près à
la dynamique du repeuplement forestier de l'Europe après la dernière
glaciation : au fur et à mesure que les glaciers reculaient vers le nord, les
espèces ligneuses remontèrent du sud de l'Europe où elles s'étaient
réfugiées. L'analyse des pollens fossilisés dans les tourbières,
merveilleux conservatoires de la botanique, permet de dater, couche après
couche, la population végétale d'une région, de millénaire en millénaire,
et de reconstituer ainsi l'ordre d'apparition des arbres dans cette région.
Car chaque espèce végétale produit un pollen particulier qui permet de
l'identifier aisément.
Il y a 10 000 ans, une invasion de bouleaux suivit le recul des glaciers :
car les bouleaux sont des pionniers qui s'installent dans les milieux les
plus durs, où aucun autre arbre ne pourrait tenir. Leur grande résistance
au froid en fait l'arbre privilégié du nord de la taïga sibérienne, où son
tronc blanc se fond dans les paysages enneigés. Puis, le climat devenant
plus clément, les pins s'installèrent à la place du bouleau, il y a 7 000 ans,
bientôt suivis des noisetiers qui connurent aussi une formidable
expansion. Vinrent ensuite, il y a 5 000 ans, le chêne, l'orme, l'aulne et le
tilleul, puis, très tardivement, il y a 2 500 ans seulement, le hêtre et le
charme. L'homme prit alors le relais de ce processus de reconquête
naturelle et commença à jardiner la forêt, sélectionnant les espèces les
plus productives comme le hêtre et le chêne. En même temps, il défricha
la forêt et cultiva la terre, d'où la brusque prolifération de pollens
d'herbes depuis les débuts de notre ère.
A noter que ces arbres sont tous pollinisés par le vent et n'ont d'ailleurs
guère d'autre choix : la longueur des hivers, en réduisant le volume des
populations d'insectes, favorisait ces espèces au détriment des autres.
On voit ainsi se développer le processus de migration des arbres vers
le nord, au fur et à mesure que les glaciers se retirent : les bouleaux, puis
les pins, puis les noisetiers traversèrent l'Europe en vagues successives
sur les talons du froid. Ces migrations dans le temps rendent parfaitement
compte de la répartition actuelle de ces espèces dans l'espace : du Nord
au Sud, la forêt dominée par le bouleau apparaît la première sous les
climats les plus sévères, vite mêlée puis dominée par les conifères. Vient
ensuite la forêt à feuilles caduques, caractéristique des régions tempérées
froides.
La nature révèle ici la logique de son fonctionnement et l'ordre
fondamental de son organisation : elle distribue toujours « ses » arbres
selon les mêmes ordonnances, aussi bien dans le temps que dans l'espace.
La séquence est en effet toujours la même : au fur et à mesure que les
conditions s'améliorent, on a d'abord les bouleaux, puis les pins, puis les
feuillus ; et, parmi ceux-ci, d'abord le chêne, puis le hêtre, encore qu'ici la
séquence connaisse quelques variations selon les conditions écologiques.
Car ce sont ces exigences écologiques, le tempérament propre à chaque
espèce, qui décident seuls de la place de chacune.
Cette séquence se retrouve aussi bien lorsqu'on parcourt une ligne
allant de la taïga norvégienne à la forêt de l'Europe moyenne, que
lorsqu'on observe l'évolution de la végétation dans le temps. Qu'il s'agisse
du siècle exigé pour la réimplantation d'une forêt ou des millénaires
nécessaires à la reconquête végétale de l'Europe post-glaciaire, dans tous
les cas, les arbres se succèdent dans le même ordre et selon la même
séquence.
Mais aux évolutions progressives peuvent s'enchaîner des régressions,
car rien n'est éternel dans la nature et les cycles se suivent avec des
épisodes de grande vigueur alternant avec des crises lourdes de menaces,
mais porteuses à leur tour de nouvelles promesses.
1 L'Agropyrum junceum.
2 L'Elymus arenarius.
3 Hippophae rhamnoides
4 Claytonia perforata – Claytoniacées.
Deuxième Partie
LA SOCIÉTÉ
Où l'on voit que les plantes forment entre elles des sociétés
organisées où rien n'est laissé au hasard.
CHAPITRE 4
Une société végétale : la forêt
Bien plus que le champ cultivé, le jardin ou la prairie, la forêt évoque
la nature avec sa végétation luxuriante, ses animaux sauvages et la
pénombre silencieuse du sous-bois. Pourtant, nos forêts elles aussi sont
aujourd'hui cultivées, jardinées, gérées par l'homme qui tente d'en tirer le
meilleur profit ; la forêt n'est plus celle que connurent les légions
romaines pénétrant en Gaule, où les arbres mouraient de leur belle mort
et dont la physionomie laissait une impression chaotique bien différente
de celle de nos belles forêts ordonnées et organisées par l'homme. La
forêt naturelle, vierge, c'est sous les tropiques qu'il faut la chercher, dans
ces immenses réserves biologiques que sont encore – mais pour combien
de temps ? – les denses forêts équatoriales, où la nature exprime sa
luxuriance et son exubérance, ignorant les variations saisonnières et le
long dépouillement hivernal de nos climats.
Silence et dormance hivernaux
Nos forêts traversent en effet l'hiver à l'état d'hibernation. Les graines
gisent sur le sol et accumulent mystérieusement la ration nécessaire de
froid, variable d'une espèce à l'autre, qu'elles requièrent pour germer.
Faute de cette vernalisation obligatoire, pas de germination possible :
c'est la raison pour laquelle la plupart des graines de la forêt ne germent
jamais à l'automne, après leur chute, quelles que soient les conditions de
température et d'humidité.
Le maintien des graines à l'état de vie latente est la manière
classiquement adoptée par la plupart des plantes des régions tempérées
pour passer sans dommage la longue saison hivernale. Quant à la plante
elle-même, elle disparaît peu ou prou en hiver : totalement s'il s'agit d'une
espèce annuelle qui ne persiste qu'à l'état de graine, partiellement s'il
s'agit d'espèces vivaces. Ainsi, des herbes vivaces comme le muguet, le
sceau-de-salomon ou la scille demeurent-elles dans le sol sous forme de
bulbes ou de tiges souterraines, attendant le retour du printemps pour
faire jaillir une nouvelle tige à partir du bourgeon terminal, toujours
caché en terre ou à ras de sol. Quelques espèces herbacées comme le
fraisier ou la pervenche conservent leurs feuilles sous la neige. Enfin, les
arbres offrent le spectacle de leur squelette décharné, où les bourgeons
formés en automne hibernent comme des graines et accumulent eux aussi
leur ration de froid. Seuls quelques feuillus, comme le lierre, le buis ou le
houx, et tous les conifères – sauf le mélèze –, conservent en hiver leur
verte parure, bien que leur vie soit aussi suspendue, maintenue à l'état
latent : ainsi une forêt de conifères cesse-t-elle presque totalement sa
production photosynthétique en hiver. La vie animale, en revanche, reste
plus active, encore que de nombreuses espèces hibernent ou passent
l'hiver sous forme d'œuf, de larve, de chenille...
Les jeux amoureux du printemps
Sèche et glacée, couverte de son manteau de neige, la forêt dort.
L'arbre dévêtu, immobile, fait le mort. C'est l'hiver. La grande usine est
en chômage ; en « intempérie », comme dans le bâtiment. La nature aussi
a droit au repos.
Puis le soleil remonte dans le ciel, la nature fidèle lit à ce signe le
retour des beaux jours. En franchissant chaque année à l'équinoxe de
printemps le cap de l'équateur, le soleil déclenche l'immense marée
végétale, tandis que la mort automnale s'étend peu à peu sur les terres
australes. Lorsque ici tout commence, là-bas tout s'accomplit. Les
hémisphères se partagent tour à tour le privilège du printemps.
Car le signal du réveil printanier n'est pas, comme on le croit souvent,
le réchauffement de la température ; c'est bien plus l'augmentation de la
longueur des jours qui déclenche le démarrage de la végétation. Une
brusque augmentation de température en janvier ne produit aucun effet,
car les journées sont trop courtes et les plantes ne se « laissent pas avoir »
par cette illusoire amélioration des conditions météorologiques, comme si
elles pressentaient les risques de gelées printanières.
Le printemps est donc le privilège des régions tempérées ou froides, où
la longueur des jours varie considérablement en fonction des saisons. La
nature équatoriale ignore au contraire les saisons, puisque la longueur des
jours et des nuits y est égale tout au long de l'année, comme d'ailleurs la
température ou le volume des précipitations. Dans ce monde sans
saisons, la nature autorise chaque espèce à vivre suivant son rythme
propre ; chaque espèce d'arbre perd, par exemple, ses feuilles selon une
périodicité qui lui est propre, et sans aucune concomitance avec le
rythme de ses voisins. Sous nos climats, au contraire, le rythme
saisonnier impose à toutes les espèces d'évoluer au « même pas », bien
que de subtils décalages à haute signification écologique puissent être
observés.
Ainsi, la plupart des herbes du sous-bois fleurissent-elles
abondamment bien avant que les arbres ne se couvrent de feuilles.
L'anémone sylvie, le perce-neige, la ficaire donnent le signal du départ,
en mars ou avril, bientôt suivis par la scille, la primevère, la cardamine et
la violette. Merveilleux et délicat spectacle que celui de ces sous-bois
printaniers, ponctués de mille corolles blanches, jaunes ou bleues, alors
que les arbres sont encore dégarnis. Ces herbes, par leur floraison hâtive,
manifestent la singularité de leurs exigences écologiques : plantes de
pleine lumière durant la période de floraison, elles deviennent des plantes
d'ombre durant la phase de maturation des fruits. En effet, après une
coupe à blanc, toutes ces espèces que la frondaison des arbres ne protège
plus disparaissent aussitôt, incapables de résister à une intense insolation
estivale. Le vocabulaire écologique est fort explicite lorsqu'il considère
ces herbes comme strictement « inféodées » aux arbres, dont elles
dépendent totalement, sous lesquels elles vivent et sans lesquels elles ne
vivraient pas !
Tandis que ces herbes s'empressent de fleurir avant que les frondaisons
des arbres ne viennent limiter la lumière disponible, les arbres à chatons
en font autant, mais pour une tout autre raison. Leur pollen étant
disséminé par le vent, l'écran des feuilles risquerait de gêner la bonne
diffusion de cette semence mâle, si elle devait se faire après leur
apparition. Aussi, pour assurer la parfaite efficacité de la pollinisation,
ces arbres mûrissent-ils leurs chatons avant de revêtir leurs feuilles. Leur
regroupement en populations denses dans la forêt favorise également une
bonne pollinisation, le pollen produit par les chatons mâles ayant d'autant
plus de chance de rencontrer un chaton femelle que les arbres émetteurs
et récepteurs sont plus rapprochés. Ce mode de pollinisation par le vent
caractérise donc des arbres « sociaux » comme le bouleau, l'aulne, le
charme, le hêtre, le chêne, qui vivent généralement en groupes et forment
la strate arborescente de nos forêts.
La pollinisation terminée, la forêt se couvre de feuilles, en même
temps que s'éteignent les fleurs du sous-bois. La forêt entre alors dans la
phase estivale de son cycle. Les fleurs y sont plus rares, bien que
quelques espèces réussissent à fleurir dans la pénombre, comme
l'aspérule odorante, le lamier jaune, abondant dans les forêts de hêtres, ou
les Graminées forestières. Pendant 200 jours environ, dans le cas moyen
d'une chênaie-charmaie, la forêt conservera ses feuilles. Puis vient la
phase automnale, phase de chute des feuilles et de diffusion des fruits.
Les fruits de l'amour
Les plantes rivalisent d'astuce pour assurer une bonne diffusion à leurs
fruits et à leurs graines : le vent dissémine les fruits ailés de l'orme, du
charme et de l'érable, ou les graines poilues du saule, de l'aulne ou du
peuplier. Pourvus de leur parachute ailé ou de leurs toupets de poils, ils
vont là où la brise les porte. Les faînes, les glands, les noisettes ou les
châtaignes, secs et beaucoup plus lourds, tombent sous les arbres qui les
émettent : ce n'est plus un atterrissage en douceur, mais une chute en
bonne et due forme. Mais les animaux gourmands vont prendre le relais :
écureuils ou sangliers les dissémineront aux alentours. Quant aux
arbustes comme le houx, les sorbiers, les ronces, les prunelliers, les
sureaux, les cornouillers, le lierre, les viornes, ils ont presque tous choisi
la troisième solution, celle des fruits charnus, drupes ou baies, dont les
oiseaux ensemencent – après consommation – noyaux et pépins. Il est
vrai que le vent qui agite les cimes des arbres est à peine perceptible dans
le sous-bois, ce qui donnerait aux arbustes de bien médiocres chances de
disséminer les fruits par voie éolienne, s'ils l'avaient choisie. Le « contrat
» qu'ils ont passé avec les oiseaux est tellement plus efficace et moins
aléatoire !
Autre exemple d'une remarquable adaptation aux conditions
écologiques variables d'une strate à l'autre dans la forêt : seule parmi les
arbustes, la clématite fabrique de petites houppes de fruits secs
longuement plumeux et manifestement destinés à être dispersés par le
vent ; mais elle a, il est vrai, l'avantage d'être une liane et de pouvoir par
conséquent porter ses fruits en altitude ou sur les lisières où elle se
complaît particulièrement; ces fruits, de surcroît, seront disséminés très
tardivement, lorsque la forêt défeuillée offre en hiver une bien meilleure
prise à la pénétration du vent : d'où ces houppes soyeuses qui restent, au
plus fort de l'hiver, les seuls vestiges d'une végétation témoin dans une
forêt squelettique et décharnée.
Entre-temps, les feuilles auront « observé » que la durée des jours
diminue, ce qui déclenche leur chute, encore que chaque espèce suive son
propre calendrier. Les hêtres mettent à se dévêtir une hâte plus grande
que les chênes, comme si ces derniers, en conservant dans nos forêts
tempérées leurs feuilles desséchées pendant une bonne partie de l'hiver,
ne les quittaient qu'à regret. Peut-être, après tout – mais ce n'est là qu'une
hypothèse ! – se « souviennent-ils » que leurs ancêtres vivaient sous des
climats plus cléments, comme le font aujourd'hui encore les chênes du
bassin méditerranéen : le chêne vert, le chêne-liège des maquis et le
chêne-kermès des garrigues qui, tous trois, restent perpétuellement
feuillés. Mais en s'aventurant sous des climats à hivers rudes, ils furent
contraints à s'adapter en adoptant le système des feuilles caduques en
usage dans ces régions. Les résineux font bande à part : ils ont réussi à
mettre au point, comme on le verra, un autre système de défense pour
passer l'hiver sans trop de mal.
Avant de tomber, les feuilles perdent leur chlorophylle : la forêt prend
alors son visage automnal, dû au démasquage des pigments jaunes du
type carotène, toujours présents dans les feuilles, mais que la
chlorophylle masquait jusque-là. Durant le long hiver, les feuilles mortes
demeurent sur le sol, formant une épaisse litière que champignons et
bactéries s'emploient à transformer, à digérer en quelque sorte : ils
restituent ainsi au sol les éléments minéraux nécessaires au démarrage du
cycle suivant, tout en constituant le précieux humus qui permettra la
pérennité de la vie forestière.
La stricte hiérarchie des strates végétales
La forêt, où se succèdent les phases en fonction des saisons, superpose
les strates en fonction de la taille des végétaux. Et chaque strate impose
sa loi à celle qu'elle recouvre. Qu'il s'agisse d'un taillis, d'une futaie ou
d'un taillis sous futaie, la première strate est toujours celle des arbres :
vue du ciel, elle moutonne et ondule comme la mer, masquant comme
elle et ce qu'elle recouvre et ce qu'elle contient. Vient ensuite la strate des
arbustes, puis celle des herbes, enfin, recouverte par les trois autres et
tapie à ras du sol, celle des mousses. Cette stratification correspond à une
utilisation rationnelle de l'énergie solaire : la quantité de lumière
disponible diminue d'une strate à l'autre, au fur et à mesure qu'on se
rapproche du sol. Les mousses ne sont point incommodées de la semi-
obscurité où elles vivent ; plantes archaïques, descendantes directes des
algues, il leur faut de l'eau pour se reproduire, car leurs spermatozoïdes
nageurs ne savent pas, comme le pollen « inventé » bien plus tard,
voyager sous le vent. Aussi se protègent-elles soigneusement des rayons
solaires, blotties à même le sol sous les trois autres strates, afin de
conserver le plus longtemps possible les eaux de pluie nécessaires à la
migration de leurs spermatozoïdes : d'où aussi cette consistance d'éponge
propre à tant de mousses.
Les herbes ne reçoivent guère plus de lumière que les mousses :
environ 1 à 2 % de la lumière incidente en été sous un couvert de hêtres !
Aussi doit-on considérer les espèces accompagnatrices du hêtre comme
des espèces d'ombre, très peu exigeantes et capables d'effectuer la
photosynthèse avec des apports d'énergie fort limités. L'anémone jaune,
le lamier jaune, l'aspérule odorante et le sceau-de-salomon font partie de
ce cortège classique, indiquant traditionnellement la présence du hêtre.
Les bouleaux imposent à leurs compagnons des conditions moins
sévères, puisqu'ils laissent passer 15 à 20 % de la lumière incidente ; et
les mélèzes sont encore plus généreux... Ils se rattrapent, il est vrai, en
répandant chaque année sur le sol une abondante litière d'aiguilles dont
les émanations chimiques intoxiquent et incommodent sévèrement la
plupart des herbes qui se risqueraient dans leur sous-bois. Dans une forêt
mal entretenue, c'est-à-dire proche des équilibres naturels, l'aubépine ou
épine blanche, le prunellier ou épine noire, l'églantier, les ronces, les
sorbiers, les cornouillers, les sureaux, les viornes forment des fourrés
denses que recouvrent parfois le lierre et la clématite, les deux seules
lianes de la forêt tempérée. L'une et l'autre se contentent pour leur
photosynthèse de peu de lumière, mais non pour leur floraison : aussi le
lierre rampe-t-il, très à l'aise dans la semi-obscurité du sous-bois ; mais
ses petites fleurs riches en nectar ne s'épanouissent que dans les hautes
frondaisons et produisent des baies violacées dont les oiseaux dispersent
les graines.
L'arbre enfin est en position dominante: sa frondaison s'épanouit en
pleine lumière. Si chacune a son tempérament propre, la plupart des
espèces forestières manifestent néanmoins une relative souplesse
écologique, comme par exemple le chêne ou le hêtre.
A cette stratification en altitude correspond une stratification inverse
dans le sol, chaque strate exploitant un niveau différent selon la
profondeur des racines. Il en résulte une utilisation rationnelle des
minéraux disponibles, la compétition ne s'exerçant pas entre les
différentes strates, mais uniquement entre les individus appartenant à la
même strate. On n'imagine pas les minces filaments des mousses, qui ne
dépassent jamais quelques centimètres, entrer en compétition avec les
racines du chêne qui descendent à plusieurs mètres !
La forêt : une société de castes
La structure sociale de la forêt offre donc le modèle d'une hiérarchie
rigoureuse, parfaitement ordonnée. Chaque strate maintient sous sa coupe
la strate sous-jacente et lui fixe ses conditions de vie, notamment en ce
qui concerne les quantités de lumière reçues et l'ambiance
microclimatique. Les couches végétales évoquent les couches sociales ;
elles offrent un modèle de compréhension des sociétés anciennes,
caractérisées par la rigidité du statut social. Comme dans celles-ci,
chaque espèce est contrainte de rester à sa place, « à sa strate », sans
qu'aucune « promotion » puisse jamais intervenir. Aussi, la forêt évoque-
t-elle davantage le système des castes indiennes que celui des sociétés
modernes. Pas question ici de changer de statut ; pas question de «
monter » d'une strate à une autre. On reste à vie dans sa strate, comme
dans sa caste. La forêt ignore les self-made men, les parvenus, les grands
capitaines sortis du rang; point d'herbe qui devienne grand arbre ! Elle
maintient, comme la nature tout entière le fait d'ailleurs, chaque individu
et chaque espèce à sa place. Chacun occupe sa niche, accomplit sa tâche
au profit de l'équilibre général, comme les organes d'un organisme
(cerveau, cœur, foie, reins...), ou ceux d'une société (école, hôpital, usine,
Sécurité sociale...). L'équilibre fondamental repose sur la permanence des
statuts de chacun. Le statut est propre à chaque espèce, héréditaire,
transmis de génération en génération, immuable. La société de l'Ancien
Régime était aussi construite sur ce modèle avec ses trois ordres : clergé,
noblesse et tiers état. Toute promotion ne pouvait venir que d'en haut : du
roi, du pape, des évêques, des seigneurs ; mais le fait même qu'elle fût
possible prouve déjà qu'un peu de cette liberté propre à l'homme s'était
infiltrée dans le système. En revanche, la promotion par compétition était
sévèrement exclue, aussi bien au sein des six corps marchands que des
corporations d'artisans, réglementant rigoureusement toute compétition
par le système rigide et égalitaire du compagnonnage. Dans ces sociétés
en apparence figées, où l'espérance des joies célestes compensait
l'absence des promotions terrestres – en tout cas pour les pauvres –
chacun demeurait en place et à sa place, fixé à son statut comme la plante
à son support, de manière quasi végétale.
Les sociétés contemporaines offrent, à l'inverse, un exemple de grande
mobilité sociale – avec plus ou moins de bonheur, d'ailleurs. D'où leur
dynamisme et leur efficacité. Certains grands corps d'État excellent dans
l'art de maintenir des hiérarchies rigoureuses tout en organisant en même
temps leurs promotions. A la différence de la concurrence sauvage qui
s'exerce par exemple sur le marché des cadres, ils régulent le système !
La fonction publique, en particulier – civile, militaire ou universitaire –,
en organisant la promotion à l'ancienneté et au choix, tente de ménager
au sein de chaque corps une régulation des promotions aussi satisfaisante
que possible pour ses membres : encore que rares soient les simples
engagés qui deviennent généraux, et que l'embouteillage des carrières
universitaires, dont le corps n'a pu digérer l'énorme vague de recrutement
et de promotion d'après 1968, soit saisissant !
Mais l'idée de promotion reste au centre du système. Libéralisme et
socialisme s'accordent au moins sur cette idée de promotion, même si le
premier s'emploie très prosaïquement à rendre possible celle du meilleur
ou du plus fort – sans toutefois oser trop se l'avouer –, et si le second
prétend réussir simultanément celle de tous – sans toutefois trop y croire.
Il n'en résulte d'ailleurs pas nécessairement un accroissement du «
bonheur national brut», car l'exacerbation continue des frustrations
engendre ces sentiments d'échec et d'amertume aujourd'hui si répandus :
nulle société ne peut évidemment promouvoir tout un chacun
Commensalisme et compétition
Les quatre strates, aériennes ou souterraines, de la forêt tempérée
offrent un exemple parfait de ce que l'écologie appelle le
commensalisme : les couches aériennes se partagent la lumière solaire,
les couches souterraines la nourriture disponible ; comme de courtois
commensaux, chacune se sert et prélève ce qui lui est nécessaire sans rien
prendre à sa voisine.
Mais la nature est complexe et l'on doit se garder de simplifier
exagérément les modèles qu'elle nous offre ; car si les quatre strates
vivent en bonne intelligence, offrant un parfait modèle de coopération, il
n'en est pas de même au sein de chacune d'elles, où une compétition
sévère s'exerce entre individus. Il est évident qu'en forêt, les arbres
s'allongent dans une fuite éperdue vers le haut, à la recherche de la
lumière : se « faire une place au soleil » est une expression typiquement
botanique ! Ce n'est que par extension que les hommes l'utilisent à leur
propre compte. Le fait est spectaculaire dans une forêt d'épicéas, par
exemple, où les individus les plus chétifs dépérissent, misérablement
écrasés par les plus forts ; d'où l'inégalité de l'épaisseur des troncs, de la
densité du feuillage, de la santé des individus. Il en va de même dans une
forêt à feuilles caduques où le nombre d'individus diminue au fur et à
mesure de leur croissance. Et le même phénomène s'exerce naturellement
en sous-sol, de sorte qu'en définitive, un équilibre exact s'établit entre la
lumière et la nourriture disponibles d'une part, la densité de la population
d'autre part. Équilibre naturel que l'homme dévie à son profit en
réglementant la compétition par des systèmes de coupes et d'éclaircies,
accentuant encore l'effet sélectif qui s'exerce au profit des individus les
plus favorisés, au détriment des autres.
Il est remarquable de constater comment la compétition s'exerce avec
une parfaite symétrie dans l'air et dans le sol. Les individus dominés par
la frondaison des plus forts sont aussi écrasés par l'envahissement de
leurs racines. Ils voient ainsi leur espace vital se réduire comme une peau
de chagrin, au point de dépérir lorsque celui-ci ne suffit plus à leur
survie.
Ainsi fonctionne, dans la forêt, le vaste monde des producteurs, c'est-à-
dire des végétaux qui tous, quelle que soit leur taille, collaborent avec
une discipline et une uniformité quasi militaires à une même tâche : la
photosynthèse.
L'art de sélectionner les arbres
Mais ce sont naturellement les arbres qui feront l'essentiel du travail :
le rôle de producteur photosynthétique dans son aspect purement
économique, c'est-à-dire intéressant directement les hommes, leur est
exclusivement dévolu. C'est pourquoi la forêt que nous connaissons en
Europe tempérée est toujours, aujourd'hui, une création humaine. Produit
naturel vivant, l'arbre en effet se cultive ; mais toute action entreprise en
forêt, notamment pour la gestion des feuillus, ne manifeste ses effets
qu'un ou deux siècles plus tard, alors qu'un agriculteur n'engage jamais
son terrain que pour une année. Le jardinage de la forêt est donc un
travail délicat, qui ne porte ses fruits qu'à très long terme. Gérer une forêt
ne s'apparente en rien aux rythmes des prévisions et des productions des
denrées agricoles ou industrielles modernes. Peut-être est-ce là l'une des
raisons qui conduisent tant de jeunes à rêver de ce métier, pour fuir le
monde actuel où ils ne se reconnaissent plus.
Les modes de gestion forestière varient, mais les plus communs restent
le régime du taillis sous-futaie et le régime de la futaie.
Dans le premier cas, le principe consiste à laisser rejeter, après une
coupe et à partir de leurs souches, un certain nombre d'espèces, comme le
charme, le chêne ou le châtaignier notamment. Mais cette propriété de
rejeter de souche disparaît à partir d'un certain âge ; il convient donc
d'abattre les arbres issus de ces rejets avant qu'ils n'atteignent cet âge
limite. C'est pourquoi les taillis sont soumis à des coupes périodiques
intervenant tous les 25 ou 30 ans. Ils fournissent du bois de chauffage.
Cependant, lors de la coupe du taillis, on épargne toujours un certain
nombre d'arbres choisis parmi les plus beaux et les plus sains, tels que
hêtres, chênes, etc. – et, si possible, issus de semences. En langage
forestier, ces individus réservés sont appelés des « baliveaux ». Lorsque,
trente ans plus tard, on procède à la coupe suivante, les baliveaux ont
grandi et sont devenus les « modernes » : ils ont alors 60 ans. Certains
seront éliminés, mais les meilleurs seront conservés. Même opération à la
troisième coupe où les « modernes » deviennent les « anciens ». Enfin,
les vétérans seront exploités à la quatrième coupe, vers l'âge de 120 ans.
A chaque coupe, on prend naturellement la précaution de retenir de
nouveaux baliveaux pour assurer la relève de la futaie dont les hautes
frondaisons couvrent le taillis formant sous-bois.
Le deuxième mode de gestion est le régime de la futaie dont
l'aménagement s'échelonne sur des siècles ; c'est pourquoi il est surtout
mis en œuvre dans les forêts domaniales. Une futaie est exclusivement
constituée d'arbres issus de semis ; il faut pour cela, dès le départ, obtenir
de très nombreux semis. Chaque année, les forestiers procèdent à une
sélection que l'on nomme éclaircie: au moment de l'exploitation de la
futaie, c'est-à-dire après 200 ans pour des chênes de première qualité, ou
120 ans pour des sapins, il n'en reste plus.
Le palmarès des records 1
Il arrive toutefois que des arbres échappent à la scie du bûcheron, et si
la foudre ou la maladie les épargnent, ils vont alors participer à la course
des records. Pour cela, ils entreront en concurrence avec d'autres arbres,
auxquels les hommes reconnaissent une valeur symbolique lorsqu'ils
croissent par exemple à proximité des églises, dans les cimetières, sur des
places publiques ou encore en de hauts lieux marqués de tout temps par
la vénération populaire.
Les arbres les plus vieux de France sont sans doute les ifs. Leur
croissance extrêmement lente explique cette exceptionnelle longévité et
c'est à elle, sans doute, que les très vieux ifs doivent leur présence
ancestrale dans les cimetières où leur âge vénérable et leur feuillage
toujours vert symbolisent la vie éternelle. Les cimetières de Normandie
possèdent des ifs plus que millénaires; le plus impressionnant est celui du
cimetière d'Estry, dans le Calvados : son tronc creux a pu abriter 62
enfants et on estime son âge à 1700 ans ; il détient donc le record du plus
vieil arbre vivant en France, à moins que l'if du cimetière de La Haye-de-
Routot, dans l'Eure, qui le talonne de près, ne le concurrence. Cet if abrite
une chapelle qui fut bénie le 9 avril 1866 ; il est dédié à saint Clair et
chaque année, le 16 juillet, depuis des temps immémoriaux, on embrase
un immense bûcher en forme d'arbre dont le feu est précisément dédié au
saint. Il est difficile de connaître avec précision l'âge de ces arbres
presque bimillénaires, car il faudrait effectuer des carottages du tronc et
en compter les anneaux, comme cela se pratique aujourd'hui couramment
pour les arbres remarquables. Mais ces ifs sont creux et ce mode de
calcul est donc impossible. Il ne reste qu'à se fier à la tradition véhiculée
de génération en génération.
Les oliviers dépasseraient également le millénaire. Il s'agit, il est vrai,
d'espèces rejaillissant de souche, dont le type de croissance est fort
différent de celui des ifs. Il n'est donc pas totalement exclu qu'au Jardin
des Oliviers, certains arbres très âgés aient rejailli d'une souche existant
déjà à l'époque du Christ.
Les châtaigniers semblent bénéficier eux aussi d'une longévité
exceptionnelle. Celui que l'on voit encore sur les pentes de l'Etna (ou
plutôt ce qu'il en reste) mesure 56 mètres de circonférence : connu sous le
nom d'Arbre aux cent chevaux, il aurait abrité durant un orage, au XVIe
siècle, Jeanne d'Aragon et son escorte forte de cent cavaliers. En Loire-
Atlantique, sur les bords de la Gesvre, un châtaignier monumental a pu
être daté de 820 ans.
Les hêtres et les chênes les plus anciens ne semblent pas atteindre cet
âge vénérable, du moins en Europe. On connaît de nombreux chênes
atteignant 450, 500, voire 600 ans; le plus gros chêne de la Région
parisienne est le chêne Jupiter, de la forêt de Fontainebleau, avec ses 35
mètres de hauteur et ses 9 mètres de circonférence : il est âgé de 450 ans.
Mais le plus vieux chêne de France semble être un chêne pédonculé, situé
dans le village d'Allouville-Belfosse, en Seine-Maritime ; cet arbre, qui
est une sorte de squelette noueux, vivant encore par des branches
puissantes, est situé à proximité de l'église et abrite deux chapelles
superposées. On estime son âge à 930 ans. Comme un chêne accroît sa
circonférence d'un mètre tous les cent ans, il est possible, par ce procédé,
d'évaluer son âge avec une approximation satisfaisante : il a actuellement
une circonférence d'approximativement dix mètres.
Avec les conifères, les records de taille se substituent aux records
d'âge, tout au moins en ce qui concerne les conifères d'Europe. Nos
épicéas et nos sapins sont les véritables géants des forêts européennes,
pouvant atteindre en plusieurs siècles 50 à 60 mètres de hauteur. Le sapin
de Dürsrüti, près de Langnau, en Suisse, qui fut abattu en 1947, avait 320
ans et mesurait 53 mètres de haut. On trouve curieusement cette même
hauteur pour le sapin de Russey, dans le Doubs, datant de Hugues Capet,
qui doit être l'arbre le plus haut de France. Un nain, pourtant, si on le
compare à ses cousins américains, à la taille de ce continent où tout est
gigantesque, puisque des pins et des sapins y dépassent allégrement les
80 mètres, pour ne pas parler des séquoias dont il sera question plus loin.
Mais un record n'est jamais définitivement acquis : le tenant du titre de
« plus haut arbre de France » avait été, jusqu'en 1948, un peuplier géant
de 14 mètres de circonférence à la base, qui atteignait dans une pépinière
de Metz la taille impressionnante de 55 mètres de hauteur ; âgé de de
plus de 100 ans, ce qui est fort vénérable vénérable pour un peuplier, il
fut abattu par précaution, de peur de le voir s'abattre sous l'effet de
quelque orage.
Enfin, l'arbre de France couvrant la plus grande surface est sans
conteste le figuier géant de Roscoff, planté en 1610, qui envoie dans le
sol des racines aériennes et progresse ainsi autour du tronc principal
comme grâce à des échasses. Il couvre actuellement un peu plus de 700
m2.
Quant au record des tours de taille, c'est un peu la bouteille à l'encre : il
est en effet difficile en ce domaine d'établir des comparaisons, car les
tours de taille ne sont pas toujours mesurés à un mètre de hauteur, comme
le veut la règle; en matière de record, chacun défend « son arbre » et
triche en descendant un peu plus bas, afin de corser le record de l'arbre
qui d'ailleurs s'améliore chaque année par sa seule croissance spontanée.
En se référant à un inventaire établi sur la base d'informations
remontant aux années 302, on apprend qu'à cette époque, le record de
circonférence était détenu par un cèdre du Liban croissant à proximité du
château d'Authon, en Loir-et-Cher. Mais cet arbre, sans doute l'un des
plus beaux cèdres du Liban du monde, avec sa circonférence de 12
mètres, s'est abattu en 1980. Le châtaignier de Bussau, dans les Deux-
Sèvres, avec une circonférence de 11,50 mètres, est lui aussi mort de
vieillesse il y a quelques décennies. On cite également le tilleul d'Ivory,
dans le Jura; mais personne n'a pu fournir son tour de taille et son cas
reste donc en suspens.
Tous comptes faits, les grands ifs monumentaux et multiséculaires,
avec une chapelle construite dans leur tronc, comme celui de La Haye-
de-Routot dans l'Eure, détiennent peut-être ce record avec une
circonférence de plus de 12 mètres à la base. Mais ici, c'est leur tour de
taille à un mètre du sol qui nous fait défaut. Sur cette question précise, et
faute de pouvoir organiser plusieurs expéditions sur place, l'auteur est
donc contraint de renoncer au palmarès.
Tous ces grands arbres ont reçu des noms de baptême et possèdent leur
légende ; dûment répertoriés, leur circonférence ou leur tour de taille
connus, leur hauteur mesurée, leurs mensurations précieusement
consignées, chacun de ces géants est un véritable monument naturel,
souvent classé et protégé comme tel, au même titre qu'un monument
historique. La mort de tels monuments pose d'ailleurs des problèmes
ardus à l'administration chargée par vocation de les conserver. D'où la
perplexité d'un conservateur chargé de la garde d'un monument mort ; et
d'où la question : un monument naturel mort est-il encore un monument ?
C'est ainsi qu'à Metz, un orme séculaire, mort en 1981 de la maladie qui
frappe cette espèce dans toute l'Europe, posa à l'administration un
problème d'autant plus délicat qu'il poussait au centre ville et, de surcroît,
dans les jardins de l'évêché ; il fallut maintes consultations et, finalement,
le verdict du botaniste local, dûment consulté, pour que soit délivré le «
permis d'inhumer » de l'orme décédé, au grand soulagement du clergé
menacé par le démembrement spontané du squelette.
Mais voici que les arbres nous cachent la forêt ; il est temps d'y
revenir.
Une forêt menacée de mort naturelle
Si quelques arbres échappent ainsi au bourreau, qu'adviendrait-il d'une
forêt qui serait tout entière abandonnée à son sort et vieillirait en quelque
sorte spontanément : c'est ce qui s'est produit au cours des deux derniers
siècles en forêt de Fontainebleau. La célèbre école de peinture de
Barbizon, à proximité immédiate de cette forêt, a indirectement
contribué, depuis fort longtemps, à sa protection. Les peintres
souhaitaient en effet que les coupes soient suspendues afin que le
paysage ne soit point trop bouleversé. 137 hectares de vieilles futaies,
normalement destinées à la coupe, furent conservés et dès 1853, l'on créa
les premières réserves dites artistiques. A cette époque, la notion de
réserve naturelle n'existait pas encore, puisque le premier parc national
américain ne fut créé qu'en 1872. Mais, dans ces secteurs protégés qui
représentaient au total 1700 hectares, la forêt a évolué seule et les arbres
vieillirent spontanément, puis commencèrent à disparaître.
A partir de 1953 furent créées les premières réserves biologiques,
tandis que des secteurs importants des vieilles réserves artistiques étaient
reversés dans le patrimoine normal de la forêt. Il reste aujourd'hui
approximativement 400 hectares classés en réserves. Ils témoignent d'une
forêt considérablement vieillie, comme le serait par exemple une
population dont la moyenne d'âge serait de 70 ans. Les arbres ont une
densité très faible, beaucoup sont morts, et la forêt offre un aspect très
ouvert, où les herbes concurrencent activement la germination des trop
rares semis naturels d'arbres. Ces réserves de Fontainebleau représentent
pour les biologistes des milieux d'un intérêt exceptionnel, où l'on a pu
dénombrer un nombre impressionnant d'espèces, donnant une idée de la
richesse des populations qui peuplent une forêt ; en l'occurrence, ici, 5
600 espèces végétales, dont 1300 plantes à fleurs, plus de 2 700
champignons et plus de 500 espèces de mousses ; 6 600 espèces
animales, dont 60 mammifères, 200 oiseaux et environ 5 600 insectes.
Les réserves forestières intégrales sont, on le voit, des conservatoires,
voire des sanctuaires où la nature, exceptionnellement protégée des
œuvres humaines, a repris entièrement ses droits. Mais une nature dont la
structure, la physionomie, la densité sont très différentes de l'idée que l'on
se fait habituellement d'une forêt au couvert dense et épais. La
productivité biologique de ces milieux est naturellement beaucoup plus
faible que celle de nos forêts jardinées dont les rendements en matière
première végétale sont très nettement supérieurs.
Haute productivité forestière et faible rendement photosynthétique
Chaque année, la nature produit 180 milliards de tonnes de matière
organique par photosynthèse. Les mers et océans qui recouvrent 71 % de
la surface du globe n'en fournissent que 42 milliards de tonnes, presque
exclusivement constituées d'algues. Les continents, qui ne représentent
donc que 29 % de la surface de la planète, en produisent 138 milliards.
La matière première de cette gigantesque usine est naturellement le gaz
carbonique dont, chaque année, près de 80 milliards de tonnes sont
prélevées sur les 640 milliards de tonnes contenues dans l'atmosphère.
Ainsi, le gaz carbonique se recycle-t-il entièrement tous les 8 ans. Dans
ces chiffres impressionnants, la part des forêts du globe représente à elle
seule environ 60 milliards de tonnes ; eu égard aux surfaces qu'elles
recouvrent, elles détiennent le record de la productivité moyenne par
hectare et par an, soit 14 tonnes.
Ces chiffres semblent suggérer que l'usine photosynthétique fonctionne
avec une extraordinaire efficacité. En réalité, il n'en est rien : lorsqu'on
considère la quantité d'énergie solaire annuellement reçue par le globe à
celle qui s'investit effectivement dans la photosynthèse, les chiffres sont
éloquents : 1 % seulement de l'énergie reçue est employée à faire de la
matière vivante. Le rendement de l'usine photosynthétique est donc
particulièrement désastreux, et un tel gaspillage d'énergie ne manquerait
pas de mettre en faillite n'importe quelle entreprise humaine ! Les forêts,
qui constituent l'ensemble le plus productif, peuvent en utiliser jusqu'à 2
% : piètre record !... Mais osons risquer une comparaison saugrenue : si
l'on imagine les potentialités inscrites dans les 13 milliards de neurones
interconnectés du cerveau humain, on reste pantois devant l'incroyable
médiocrité de la qualité des relations humaines, affectives ou sociales,
dont le spectacle généreusement véhiculé par les média évoque la plus
étonnante des cacophonies, chaque individu, peuple ou nation, tirant à
hue et à dia dans le plus complet désordre. Ce qui nous rappelle
opportunément – mais ne le savions-nous pas déjà ? – que l'homme, si
fier de son fameux cerveau, fait bien partie de la nature, puisqu'il est
assujetti aux mêmes lois, y compris celles qui lui confèrent un rendement
aussi dérisoire !
Pourtant, c'est avec ces moyens modestes et au prix d'une incroyable
déperdition d'énergie que la nature édifie les structures végétales et
animales les plus sophistiquées, les plus complexes, les plus
performantes. Bel exemple d'une transformation « qualitative » de
l'énergie, d'une sorte de sélection associant significativement, à un
énorme gaspillage, la production d'oeuvres de toute première qualité. En
fait, pour la nature, on l'a assez dit et écrit, l'obstination et la fantaisie
dans la création des espèces, la diversité infinie de son génie, le sens du
gratuit, de la fantaisie, de l'imaginaire débridé comptent bien plus que
l'efficacité et le rendement tels que les comprennent les entreprises
industrielles modernes.
Les 1 à 2 % d'énergie lumineuse captée le sont par les feuilles dont
chacune peut être comparée à une minuscule batterie solaire. Leur
disposition manifeste une seconde loi de la nature, celle de la
miniaturisation; plutôt que de couvrir un tronc d'un voile homogène qui
formerait une feuille unique et immense, la nature préfère diviser pour
mieux multiplier. C'est ainsi que les 25 à 40 millions de feuilles d'un
hectare de forêt représentent en réalité une surface photosynthétique de 5
à 8 hectares. Les petites feuilles sont donc la manière la plus efficace de
capter l'énergie solaire. Sans cette invention, le rendement
photosynthétique de la forêt serait encore plus faible. Pour le hêtre, la
nappe foliaire est plus dense et peut représenter une surface de 10
hectares à l'hectare planté. Les épicéas font mieux encore, puisque la
surface totale des aiguilles d'une forêt d'épicéas représenterait 16 hectares
à l'hectare planté, et celle d'une forêt de sapins 17 ! Voilà une des raisons
pour lesquelles les conifères produisent plus de bois que les feuillus, et
sont si souvent préférés à ces derniers. En effet, l'accroissement en
volume de l'épicéa est 4 fois plus rapide que celui du chêne.
On estime qu'au total, la photosynthèse produit en forêt 29 tonnes de
matière végétale par hectare et par an. Sur ces 29 tonnes, 45 % sont dans
le même temps brûlés par la respiration : la nature reprend donc la moitié
de ce qu'elle a fait. La respiration est pourtant nécessaire à la vie des
cellules qui, sans elle, ne pourraient faire la photosynthèse: autre
curiosité de cette nature qui mêle, emmêle et entremêle ses cycles, fait et
redéfait ses propres productions, comme si elle voulait sans cesse défier
notre logique ! Les 15 tonnes restantes, après que la respiration a fait son
œuvre, vont à leur tour se décomposer comme suit: 29 % sous forme d'«
incrément » ligneux (l'incrément étant l'augmentation nette du poids du
bois3, c'est le bénéfice net de la production forestière), 16 % éliminés
sous forme d'écailles, de feuilles sèches, de branches et de racines
mortes, 3 % consommés par les herbivores, et 1 % qui servira, sous
forme de graines ou de fruits, à la régénération du couvert.
Lorsqu'on sait que le poids total en matière vivante d'une forêt à
feuilles caduques s'élève approximativement à 300 ou 400 tonnes par
hectare, c'est approximativement 5 % de ce poids total, soit 15 tonnes,
que la forêt reproduit chaque année : elle boucle donc son cycle en se
régénérant entièrement tous les 20 ans.
On peut s'étonner du volume impressionnant de matière brûlée par
respiration : c'est qu'en effet, la photosynthèse et la respiration
s'effectuent simultanément. La première absorbe du gaz carbonique et
rejette de l'oxygène, la seconde fait l'inverse. De jour, la photosynthèse
l'emporte nettement ; mais dès que la lumière tombe au-dessous d'un
certain seuil, la photosynthèse s'arrête et seule demeure alors la
respiration qui chaque nuit « amaigrit » la végétation. Lorsque la
respiration l'emporte, même de jour, sur la photosynthèse, la végétation
meurt : c'est le sort des branches basses des arbres, privées de lumière,
qui s'éliminent sous forme de branches mortes.
Quand un arbre se déshabille spontanément
Ainsi l'arbre couvert par sa cime se « déshabille-t-il » spontanément en
tuant ses branches basses et en pratiquant l'élagage spontané ; il prend le
port caractéristique de l'arbre forestier, avec un long tronc vertical
terminé par une cime pommelée à haute altitude. Au bord de la forêt, au
contraire, la lumière éclaire l'arbre latéralement, d'où son port
asymétrique, avec de fortes branches permanentes orientées vers
l'extérieur. Le port si différent des arbres forestiers qu'affectent les arbres
isolés en campagne, où les branches recouvrent tout le tronc jusqu'au sol,
s'explique par les quantités égales de lumière reçues de toutes les
directions. Car le végétal va vers la lumière : c'est la conséquence visible
de son aptitude à la photosynthèse, qualifiée de phototropisme.
Ce phénomène bien connu s'observe sur les jeunes pousses de pommes
de terre qui semblent aspirées par le soupirail d'une cave; il est dû à
l'inactivation, par exposition à la lumière, d'une hormone de croissance
végétale : l'auxine. Du côté exposé, les cellules s'allongent peu, à
l'inverse de ce qui se produit du côté non exposé, où elles s'allongent
davantage : il en résulte une dissymétrie s'exprimant par une courbure qui
oriente le rameau dans la direction de la lumière reçue. En inhibant
l'action de l'auxine, on peut accélérer l'élongation d'une plantule de
chêne : il suffit de l'enfermer dans un manchon obscur; la lumière ne
produit plus aucune inactivation de l'auxine et le rythme de la croissance
s'en trouve notablement accru.
L'arbre : un arrosoir fonctionnant à l'envers
Le rendement médiocre de la photosynthèse ne touche pas seulement
le rapport entre quantité de lumière reçue et quantité de lumière utilisée;
il n'est guère meilleur en ce qui concerne l'eau. Pour fixer un ou deux
grammes de matière organique, l'arbre est contraint de transpirer un litre
d'eau. Les quantités d'eau transpirées sont donc impressionnantes. Un
kilo de feuilles de bouleau transpire en moyenne, en une saison, près
d'une tonne d'eau ; le hêtre un peu moins, environ 750 kilos, et le sapin
beaucoup moins, car ses feuilles sont revêtues d'un épais enduit cireux,
formant un système de protection contre la transpiration : un kilo
d'aiguilles ne transpire guère plus de 70 kilos d'eau. L'intense
transpiration des feuilles explique pourquoi la forêt est toujours liée à
l'eau, soit qu'elle exige un certain volume de pluie, soit que, dans les
régions tropicales relativement arides, elle suive fidèlement les rivières,
comme c'est le cas des « forêts-galeries ».
C'est donc le volume de la pluviométrie qui détermine l'apparition de
la forêt. Et comme tout est cyclique en écologie, la forêt aura à son tour
une incidence sur le climat par le volume d'eau transpiré. On peut
s'imaginer un arbre comme une sorte d'arrosoir renversé dont la pomme
émettrait par des orifices minuscules – les stomates des feuilles –
d'énormes quantités de vapeur d'eau. Un chêne de bonne taile est traversé
par un courant de 43 mètres à l'heure qui débite, pour un centimètre cube
de section du tronc, 358 centimètres cube d'eau. La forêt transpire donc
énormément et augmente la pluviosité. La forêt de Haye, près de Nancy,
manifeste une pluviosité supérieure de 30 % en moyenne par rapport aux
espaces environnants. C'est ainsi que les forêts modifient les climats, non
seulement en leur sein où l'air est plus humide et moins venteux, mais
aussi dans leur environnement où les précipitations sont augmentées,
surtout sous les vents dominants.
L'eau puisée par les racines n'est pas une eau plate, mais une eau
minérale : elle contient en solution des éléments divers nécessaires à la
chimie cellulaire. Ces éléments, qui subsistent après combustion de la
matière organique sous forme de cendres, s'accumulent dans les parties
vivantes de l'arbre, de sorte que les cellules mortes du bois n'en
contiennent que très peu : 0,2 % à 0,3 % de cendres pour les résineux ;
0,5 % à 0,8 % pour les feuillus. Les feuilles, dont presque toutes les
cellules sont vivantes, sont en revanche beaucoup plus riches : 2 à 4 %
pour les résineux, 5 % pour le chêne, 12 % pour l'orme ; le toucher
rugueux des feuilles de ce dernier arbre manifeste cette richesse
particulière en matières minérales. On comprend que l'exploitation et
l'exportation des fûts forestiers appauvrissent fort peu la forêt en
minéraux; par contre, l'exploitation des fagots et des bois morts est déjà
plus coûteuse ; quant au ramassage des feuilles, il aurait, s'il était
pratiqué, un effet absolument désastreux en empêchant la restitution au
sol des éléments minéraux indispensables à la vie biologique et au
renouvellement de la forêt. Aussi est-il strictement interdit. Les
bûcherons tiennent compte de ces faits pour l'exploitation d'une forêt. Sur
sols chimiquement très pauvres, ils ne couperont que des arbres de très
fort diamètre, éliminant ainsi aussi peu d'éléments minéraux que possible.
Le tempérament des arbres
Chaque espèce d'arbre a naturellement ses exigences écologiques
propres, son caractère, son tempérament... Ceux du hêtre et du chêne sont
relativement souples, ce qui explique leur présence sur de vastes
territoires (avec cependant de multiples variantes écologiques, différentes
suivant les espèces). Le hêtre, comme le sapin, ne germe et ne développe
ses jeunes pousses qu'à l'ombre. En cas de compétition entre eux, c'est
généralement le hêtre qui l'emporte. Les pins, au contraire, germent en
pleine lumière, d'où leur présence sur les sommets très ensoleillés. Le pin
noir, comme le chêne pubescent, aime les terrains calcaires. Le chêne-
liège et le pin maritime les fuient. En règle générale, les forêts occupent
des terrains relativement pauvres qui ne permettraient pas des rendements
agricoles intéressants. La frugalité des bouleaux, des pins maritimes, des
pins sylvestres, des pins à crochets ou des chênes pubescents est
légendaire, tandis que d'autres arbres demandent des sols assez riches : ce
sont surtout les arbres dit « fruitiers » (Alisier, Merisier) ainsi que les
ormes ou les frênes.
Les châtaigniers sont très exigeants quant à la nature chimique du sol :
ils n'aiment que les sols siliceux acides et détestent le calcaire, de sorte
que leur apparition marque – dans les Cévennes par exemple, et avec une
étonnante précision – le passage du calcaire au granit.
A vrai dire, le châtaignier n'est pas la seule espèce à être sensible à la
nature du sol. Ce facteur est d'une grande importance pour les plantes
rivées par leur fixité à leur support. Mais les hommes eux-mêmes ne
semblent-ils pas correspondre, par leur tempérament politique, au sol qui
les porte? La carte géologique de la France recoupe étrangement, comme
l'a montré André Siegfried, la carte politique. Les régions granitiques
comme le Massif central, les Vosges, la Vendée, la Bretagne ont
conservé, jusqu'à il y a peu, la vieille tradition catholique et sont restées
très longtemps « de droite ». Elles n'en figurent pas moins en rouge sur
les cartes géologiques. A l'inverse, les régions calcaires, sédimentaires,
ont adhéré plus tôt aux traditions républicaines qui coïncident aux
régions figurant en bleu sur les cartes. Ici le rouge et le bleu s'inversent
curieusement : les conservateurs deviennent rouges, les républicains des
bleus ! Les pays de bocages penchent de même vers le conservatisme,
tandis que les vastes plaines calcaires préfèrent le socialisme. On pourrait
citer, avec une pointe d'humour, le village de Pissote, en Vendée, qu'une
faille entre la roche primaire et les sédiments secondaires divise
littéralement par le milieu. Or la tradition veut qu'à Pissote, depuis des
lustres, les majorités se jouent à quelques voix, comme si la géologie
décidait ici souverainement des choix des électeurs !
Des producteurs aux consommateurs
Mais, à l'instar de notre société qualifiée tantôt de société de
production, tantôt de société de consommation, la forêt n'est pas
exclusivement vouée à la production photosynthétique; elle comporte
aussi ses consommateurs. Ce sont les animaux, qui se situent sur une
sorte de pyramide à quatre niveaux. La base de la pyramide comporte les
herbivores, avec en particulier les grands mammifères : cerfs, chevreuils,
sangliers. A l'instar des économistes qui, sur ce point, les ont inspirés, les
écologistes quantifient allégrement les données biologiques : ainsi,
cédant au goût du jour qui veut que tout ce qui n'est pas quantifiable ne
soit pas appréciable, ils évaluent en poids la « productivité » animale
pour nous apprendre, par exemple, que dans une chênaie à charmes de
120 ans, ces « consommateurs » représentent en moyenne deux kilos à
l'hectare... Toujours parmi les herbivores, on compte aussi les petits
mammifères, comme le lapin qui se nourrit de feuillage, les mulots et
campagnols qui préfèrent les racines, et les écureuils, classiques
consommateurs de fruits. Ces herbivores sont tous la proie des carnivores
de premier ordre tels que renards, blaireaux, hermines, putois, belettes,
ours et loups éventuellement. Même dichotomie chez les oiseaux dont le
ramier, la tourterelle, le merle, la grive, le geai sont herbivores,
consommateurs de fruits, tandis que la buse, le faucon, le grand duc, la
hulotte, l'autour et l'épervier sont carnivores; on peut être, suivant les cas,
carnivore de 1er ou 2e ordre : la buse est carnivore de premier ordre si elle
dévore un mulot, mais de deuxième ordre si elle se nourrit d'une fauvette
qui a mangé un hanneton broutant une feuille. Un acarien comme l'ixode,
carnivore de deuxième ordre, parce que parasite de nombreux animaux,
peut être promu au rang supérieur de carnivore de troisième ordre s'il
parasite un carnivore de deuxième ordre. Le voilà alors installé tout au
sommet de la pyramide écologique, privilège qu'il peut partager avec
poux ou puces, autres parasites d'animaux carnivores.
Margré l'immense diversité de ses espèces, beaucoup plus nombreuses
que les plantes, le monde animal ne représente qu'une masse infime de la
production biologique globale de la forêt; comparée à la production
végétale, elle est insignifiante, car la pyramide est d'autant plus étroite
qu'on se rapproche de son sommet. Si les oiseaux ne représentent que 1,3
kilo à l'hectare, les petits mammifères 5 kilos, et les gros mammifères 2
kilos – on compte en moyenne une tête de cerf ou de chevreuil pour 75
hectares –, en revanche, les animaux qu'on ne voit pas sont les plus
fortement représentés : ainsi les lombrics, classiques vers de terre qui
ameublissent et aèrent le sol, peuvent-ils représenter jusqu'à 900 kilos.
Les chenilles de papillons qui rongent les feuilles et les jeunes
inflorescences au printemps représentent en moyenne 50 kilos; quant aux
populations de décomposeurs : champignons du sol et bactéries, si leur
masse globale est relativement modeste en poids (70 grammes de matière
sèche à l'hectare), leur activité est intense, en raison de leur forte capacité
respiratoire qui leur permet de décomposer les cadavres animaux et
végétaux en restituant à l'air le gaz carbonique et au sol les éléments
minéraux.
Au cours des dernières années, de nombreux travaux d'écologie ont
fleuri, donnant au gramme près la masse totale des individus appartenant
à un groupe zoologique ou botanique particulier. Il est possible d'établir
des bilans quantitatifs de productivité, de matières consommées ou
transformées, de transferts d'énergie le long des chaînes alimentaires,
c'est-à-dire du bas en haut de la pyramide. Ainsi, l'écologie applique-t-
elle aux écosystèmes les types de calcul que les économistes appliquent
de longue date à la société. L'économie a donc inspiré et induit de
nouveaux axes de recherche en écologie. Mais ces évaluations en poids
vif ou en matière sèche des végétaux et des animaux manquent quelque
peu de poésie ; dans l'aridité des statistiques, la forêt ploie sous le poids
des tonnages et des « kilotages ». Redonnons-lui donc un peu de vie. Car
tous ces êtres luttent pour la nourriture, se battent, s'aiment, s'associent...
Et l'homme, qui remplace désormais les grands carnivores comme l'ours
ou le loup, participe lui aussi à la régulation des populations animales
dont la prolifération pourrait provoquer de graves dégâts : les Cervidés
dévorent les jeunes pousses d'arbre, gênant la régénération spontanée de
la forêt; en sectionnant les bourgeons terminaux, ils condamnent l'arbre à
pousser en buisson ; et en frottant leurs jeunes bois aux troncs, ils
désécorcent les arbres, comme le font aussi les sangliers qui se
débarrassent ainsi de leurs parasites. Ces frottoirs sont d'ailleurs
systématiquement utilisés par les animaux qui y reviennent
régulièrement. Abattre ces arbres, c'est en désigner d'autres au même
usage et les condamner à terme également. Les sangliers, moins nocifs
que les cervidés, se nourrissent de glands et de faînes, labourent le sol,
contribuent à son aération et favorisent ainsi la décomposition des
litières. Les lombrics œuvrent dans le même sens, facilitant l'action des
bactéries.
Les rongeurs, comme le lièvre, le lapin et l'écureuil, font des ravages
quand ils pullulent. La destruction des carnivores dans la forêt de
Villefermoy entre les deux guerres a entraîné une extraordinaire
prolifération des lapins qui ont éliminé tous les semis de chêne, ne
respectant que les tilleuls. L'interdiction de la chasse durant la dernière
guerre a entraîné la réapparition des carnivores, qui ont fait chuter les
populations de lapins – d'où une réapparition des semis de chêne, arbre
qui se réinstalle depuis lors.
Les oiseaux régulent les populations d'insectes : ces derniers étant pour
la plupart des parasites des feuilles ou du bois, malheur à la forêt qui
n'aurait pas son riche contingent d'oiseaux !
En vérité, nous sommes loin encore de pouvoir soupçonner la richesse
des interrelations entre tous les habitants d'une forêt, et, pour l'instant, les
évaluations quantitatives l'emportent encore sur les appréciations
qualitatives4. La sociologie est certes plus avancée, qui analyse avec un
luxe de précision impressionnant la nature des relations liant les membres
d'un groupe social, ou encore le fonctionnement de ces groupes et les
relations qu'ils entretiennent entre eux. Il est vrai que ces membres
appartiennent tous à l'espèce humaine, tandis que les habitants de la forêt
représentent des espèces multiples. Il en résulte des interrelations
potentielles infiniment plus larges, donc une complexité beaucoup plus
grande.
Pourtant, de prime abord, tout paraît simple : la nature répartit les
fonctions et les tâches entre ses membres de manière stricte, affectant aux
végétaux les tâches de production, aux animaux les tâches de
consommation, enfin aux bactéries, aux champignons et à quelques
animaux spécialisés les tâches de décomposition et de recyclage des
cadavres et des déchets.
C'est Lavoisier qui, le premier, exprima de façon très claire cette
remarquable répartition des fonctions dans la nature. Peu avant d'être
envoyé à la guillotine, il écrivit ce texte qui, deux siècles plus tard, reste
parfaitement actuel :
« Les végétaux puisent dans l'air qui les environne, dans l'eau et en
général dans le règne minéral, les matériaux nécessaires à leur
organisation. Les animaux se nourrissent ou de végétaux ou d'autres
animaux, qui ont été eux-mêmes nourris de végétaux, en sorte que les
matières qui les forment sont toujours en dernier résultat tirées de l'air ou
du règne minéral. Enfin, la fermentation, la putréfaction et la combustion
rendent perpétuellement, à l'air de l'atmosphère et au règne minéral, les
principes que les végétaux et les animaux leur ont empruntés. Par quel
procédé la nature opère-t-elle cette merveilleuse circulation entre les trois
règnes ?
« Puisque la combustion et la putréfaction sont les moyens que la
nature emploie pour rendre au règne minéral les matériaux qu'elle en a
tirés pour former les végétaux et les animaux, la végétation et
l'animalisation doivent être des phénomènes inverses de la combustion et
de la putréfaction. »
Remarquable intuition que la physiologie et l'écologie devaient
confirmer bien plus tard.
Société végétale, société humaine
Dans une forêt, producteurs, consommateurs de tout niveau et
décomposeurs appartiennent à des espèces différentes : ils ne sont ni
reconvertibles, ni interchangeables, même si quelques exceptions
viennent parfois confirmer la règle, comme c'est le cas pour les plantes
parasites ou carnivores qui peuvent être de très voraces consommateurs
et perdre parfois complètement leur rôle de producteurs, lorsqu'elles se
débarrassent de leur chlorophylle par exemple.
Dans nos sociétés, au contraire, chaque travailleur est producteur
lorsqu'il fait son métier et consommateur à la maison. Les rôles sont
interchangeables et jamais définitivement déterminés. Les clochards,
lorsqu'ils « font les poubelles », sont plutôt décomposeurs que parasites.
Par contre, ceux qui «font la manche » sont de vrais parasites, encore
qu'ils ne vivent pas au détriment d'un seul individu : ce sont donc des
parasites « opportunistes », à la différence des gigolos de tout poil dont
certains, solidement accrochés à leurs protecteurs, sont des parasites
stricts. Des chômeurs, on pourrait dire qu'ils sont comme nos arbres en
hiver: producteurs potentiels, mais momentanément au repos. Tous en
revanche, peu ou prou, sont consommateurs, car il faut bien manger pour
vivre, et respirer. Après tout, les plantes elles-mêmes en font autant qui
reconsomment 45 % des sucres qu'elles synthétisent pour alimenter leur
propre respiration.
Cette analogie mise à part, la nature paraît singulièrement plus rigide
que la société : car elle assigne à chaque espèce une « niche écologique »
soigneusement déterminée, qui lui est propre et dont elle ne sortira pas.
Et elle lui confie un rôle précis, une fonction et une tâche qui ne changent
pas mais contribuent à l'équilibre général du système. Ainsi, chaque
espèce végétale occupe un milieu bien déterminé correspondant, comme
on l'a vu, à ses exigences, à ses « goûts ». Et sa production
photosynthétique ne s'effectue que dans ce milieu-là. Ailleurs, ce sont
d'autres espèces qui font marcher la grande usine photosynthétique!
Chaque espèce nourrit ses insectes, ses prédateurs plus ou moins
spécifiques, qui ont leur propre régime alimentaire, leur menu particulier
sélectionné dans l'immense palette de la nature. Ainsi chaque espèce, et
tous les individus qui la composent, vivent-ils dans un cadre parfaitement
défini et parfaitement rigide si on l'observe à l'échelle humaine. Mais, si
l'on se place dans l'épaisseur des temps géologiques, le lent et patient
travail de l'évolution modifie, assouplit et fait constamment éclater ces
rigidités qui ne sont qu'une trompeuse apparence : entre la rigidité du
cristal – ce qui n'évolue pas – et l'évanescence de la fumée – ce qui
évolue trop vite5– la Vie ne choisit pas ; simplement, elle se meut entre
ces deux pôles, qui ne sont que les deux visages de la mort : celui de la
crispation et celui de la dissipation. Saisie dans l'instant qui la fixe sur
une pellicule photographique, elle paraît figée comme un cristal ; vue
dans le cours du temps, elle devient mouvante, fluente, impossible à
saisir comme la fumée.
Pourtant les sociétés humaines, surtout contemporaines, semblent
assigner aux individus qui les composent un statut infiniment moins
rigide que celui des végétaux et des animaux dans la nature. Imaginer en
effet d'enfermer les humains dans des limites aussi strictes que celles des
niches écologiques animales ou végétales, de les emprisonner dans de
telles contraintes, de leur refuser toutes possibilités de conversion ou de
reconversion, de leur interdire loisirs et hobbies, jardinage et bricolage,
afin que chacun ne se concentre que sur une seule tâche, ne pourrait
relever que d'un cauchemar totalitaire. Car la position de l'homme dans
les sociétés modernes, démocratiques et permissives, est plus souple, plus
ouverte à toute évolution qu'elle ne l'est dans les sociétés traditionnelles
nettement plus rigides ; et elle est infiniment plus souple encore que ne
l'est celle d'une plante ou d'un animal dans la nature. Car l'évolution tend
sans cesse vers plus de liberté !
Si le mouvement et le changement sont la loi de la Vie, il est aisé de
les percevoir à partir de la seule observation du présent, pour l'homme
contemporain. En revanche, il faudrait des millénaires d'observation pour
saisir le jeu de l'évolution dans des sociétés archaïques et figées comme,
par exemple, celles des indiens d'Amazonie, et des millions d'années pour
l'appréhender au niveau des végétaux ou des animaux composant les
écosystèmes. Avec l'homme, l'évolution sociale prend en quelque sorte le
relais de l'évolution biologique et accélère de façon prodigieuse le «
mouvement de l'histoire ».
De ce fait, si les modèles issus de la nature peuvent éclairer la
compréhension des sociétés humaines, ils ne suffisent pas à expliquer
entièrement leur fonctionnement. Avec l'émergence de l'homme, quelque
chose de neuf apparaît qui modifie profondément l'antique organisation
de la nature, et aboutit à une surorganisation sociale qui peut, en phase de
décadence, dégénérer en désorganisation totale. Vie et mort de la nature ;
vie et mort des sociétés...
Alternance de morts et de résurrections qu'exprime, depuis la nuit des
temps, la riche symbolique du signe zodiacal du scorpion et à laquelle la
mort et la résurrection du Christ ont donné une valeur et une signification
universelles.
Mais cette tendance à la désorganisation fait elle-même partie de la
Vie, laquelle n'est jamais statique ; et la rigidité apparente des sociétés
naturelles cache une réalité beaucoup plus subtile. Si chaque espèce
assume une fonction qui lui est propre et occupe, comme on le dit en
écologie, une « niche » qui lui est spécifique, l'évolution, en modifiant
sans cesse les rapports des individus avec leurs milieux eux-mêmes
perpétuellement changeants, a multiplié à l'infini ces niches ; de sorte que
nombreux sont les plantes ou les animaux qui occupent des milieux ou
manifestent des comportements alimentaires et sociaux extrêmement
proches, sinon identiques, leurs niches se superposant alors partiellement.
Une identité totale entraînerait en revanche une compétition à mort pour
la niche et, à terme, la disparition de l'un des éléments du couple de
compétiteurs. Si ce cas de figure a dû se produire maintes fois au cours
de l'évolution, le jeu de la diversification des niches et des espèces qui les
occupent l'a toujours emporté, ce qui explique la permanence des grands
équilibres de la nature. Ainsi, dans une forêt, par exemple, les arbres ont
des exigences écologiques légèrement différentes correspondant à ce que
nous avons appelé leur « tempérament » ; chaque espèce occupera donc
le milieu qui lui est le plus favorable ; il en va de même pour les herbes,
les animaux, les oiseaux, dont la répartition ne se fait jamais au hasard,
mais selon les exigences et les besoins propres à chaque espèce dans ses
rapports avec les autres. D'où une extrême richesse relationnelle entre
tous les éléments de l'écosystème, entraînant, pour emprunter un terme
propre à la cybernétique, une grande « redondance ».
La redondance exprime le degré de complexité d'un système, lequel est
proportionnel à la richesse des interrelations qui relient entre eux les
éléments qui le constituent. Plus nombreux sont ces éléments – ici les
individus et les espèces – et plus nombreuses sont leurs interrelations,
plus fiable sera le système. On pourra donc dire qu'un système est
d'autant plus redondant qu'il comporte plus de relations « transversales »,
plus de relations privilégiées entre l'ensemble de ses éléments.
Prenons une comparaison simple et parlante : une automobile est un
engin peu redondant, car la panne d'un seul organe interrompt
immédiatement son fonctionnement ; elle ne possède pas la possibilité de
faire accomplir la tâche dévolue à cet organe défectueux par un autre
organe; elle n'a donc aucune souplesse d'autoreconversion interne : seul
le remplacement de l'organe défaillant permettra de remettre en marche la
machine. La redondance est donc nulle et le recours au garagiste
indispensable. Dans un système mécanique simple comme celui-là, on
passe presque sans transition du fonctionnement à la panne, et celle-ci ne
se répare que par une intervention extérieure.
A l'inverse, l'organisme humain est beaucoup plus redondant, car il
possède d'importantes capacités de régénération et d'autodéfense. C'est
pourquoi une blessure se cicatrise spontanément et une lésion, comme
disent les médecins, se compense. La redondance ici est très supérieure à
celle d'un engin mécanique, et le recours au médecin n'est pas
indispensable en cas de panne, car il arrive que la guérison survienne
spontanément. Il suffit de voir, de surcroît, avec quelle habileté un
aveugle peut apprendre le braille, un manchot à se servir de ses jambes,
un amputé à assigner à sa main unique les tâches habituellement dévolues
aux deux, pour apprécier le haut niveau de redondance, de « reconversion
potentielle » de la machine humaine.
Un écosystème – une forêt par exemple – est encore plus redondant.
Qu'une espèce animale ou végétale vienne à disparaître et le système
organise immédiatement son remplacement par une autre espèce à niche
écologique voisine. C'est ici que se démontre avec le plus d'éclat la
manière dont la nature a « horreur du vide », et dont elle compense
aussitôt un déséquilibre ponctuel, de sorte que l'équilibre global du
système se trouve promptement rétabli. On peut donc considérer une
forêt comme un système puissamment redondant.
Certes, la redondance atteint ses limites lorsque des perturbations
graves et profondes se produisent ; et elle sera d'autant plus faible que le
système lui-même sera plus pauvre en espèces, donc moins apte à
remplacer les défaillantes ; il est clair que la redondance d'une pessière,
constituée par une population pure d'épicéas, est nulle dès lors qu'une
maladie mortelle frapperait cette espèce ; d'où le danger des
monocultures, qu'elles soient sylvestres ou agraires. A l'inverse, plus
diversifié est le système, plus grande sera sa redondance, car plus élevée
s'avère sa capacité de combler une niche écologique provisoirement
désertée par son occupant.
Notons au passage le glissement de sens du mot redondance : avant
l'intervention de la cybernétique qui lui a donné l'acception précise que
nous lui attribuons ici, la redondance désignait péjorativement ces effets
de manches ou de menton qui accompagnent souvent l'art oratoire sans
enrichir nécessairement le contenu du discours : elle était, pourrait-on
dire, purement superfétatoire...
La redondance est donc la qualité première d'un système complexe,
qu'il soit naturel ou social. Elle découle du jeu simultané, par tous les
acteurs, de leur rôle; et rend donc sans objet la question si souvent
entendue : à quoi puis-je servir ?
Il est vrai que la Vie est fondamentalement gratuite. Les notions
d'efficacité et d'utilité lui sont totalement étrangères. Les grands
créateurs, les grands artistes, les grands saints jalonnent l'histoire de leur
fulgurante émergence ; chacun lui apporte sa note ou sa touche
personnelles dont les successions et les entrelacs forment la trame même
de cette histoire ; mais aucun ne pourrait prétendre l'avoir marquée, à lui
seul, de manière indélébile ; pas plus qu'aucune espèce ne saurait
prétendre être à elle seule le tout de la Vie. Quant aux grands chefs de
guerre, aux grands hommes d'État, ils jalonnent souvent cette même
histoire des morts que laissèrent sur le terrain les multiples campagnes
qui firent et défirent leurs empires.
Mais tous les autres, ceux qui n'ont pas de nom et n'en laisseront
point ? A chacun, franchi le « pas » de la réflexion, donc de
l'hominisation, la Vie assigne une tâche, la même pour tous : celle de
l'émergence, de la création, de la transformation et de l'élaboration de ce
petit chef-d'œuvre que chacun porte en soi comme une graine et qui veut
percer les rigidités et les habitudes du « moi » envahissant ; cette graine
est notre participation à l'essence même de la Vie et de l'univers, parcelle
du divin que nous portons en nous et qui doit grandir pour que
s'accomplisse ce programme inscrit dans notre première cellule et qu'il
nous appartient, par un long et dur labeur – labeur effrayant, en vérité –,
de réaliser jusqu'à notre accomplissement.
Parfaitement oiseuse est donc la question que se posent le solitaire, le
vieillard, le malade : « A quoi puis-je servir ? » La vraie question, la
même pour tous, c'est : « Qui suis-je ? » – et plus encore : « Qui suis-je
en train de devenir ? » Alors se dessine l'horizon toujours neuf de la
transcendance qui nous appelle... mais dont nous redescendons
promptement pour revenir à la forêt.
Les multiples rôles de la forêt
Société végétale d'une haute complexité, plus proche que d'autres de la
végétation primaire de l'Europe tempérée, la forêt joue sur la scène de la
nature de multiples rôles.
En tant que principal producteur primaire par l'intensité de sa
photosynthèse, elle fournit l'oxygène nécessaire à la régénération de l'air
et à la respiration des animaux, ainsi que le bois dont les usages n'ont
cessé de se développer avec l'augmentation de la demande en pâtes à
papier : 100 000 exemplaires d'un journal correspondent à
l'accroissement naturel d'un hectare et demi de forêt par an. La campagne
présidentielle de 1981 a coûté 14 000 tonnes de papier sous forme de
prospectus et d'affiches divers, soit 210 000 arbres. Si l'on recyclait – ce
qui est parfaitement possible – les 12 000 tonnes de papier rejetées
chaque jour, le conseil que Ronsard donnait en 1584 aux bûcherons de la
forêt de Gastine : « Écoute, bûcheron, arrête un peu le bras », retrouverait
toute son actualité ! Et la forêt recouvrerait alors ce qui sera peut-être
demain sa vocation première, et qui est aujourd'hui même sa vocation
écologique primordiale : produire de la « biomasse », qui compte dès à
présent parmi les principales sources d'énergie « verte », après
transformation par fermentation en méthane ou autre carburant liquide...
La forêt accélère et entretient aussi le cycle de l'eau, contribuant par là
à l'humidification des climats et à la régulation de la pluviométrie. Les
grandes plaines céréalières d'Ukraine, largement ouvertes au vent et donc
soumises au risque d'un dessèchement excessif, ont été quadrillées par
des espaces boisés qui entraînèrent l'augmentation de la productivité
agricole moyenne dans des proportions importantes.
La forêt protège également le sol, qu'elle contribue d'ailleurs à former
et à enrichir par la lente élaboration de l'humus, fruit de la décomposition
de la matière organique, et par la restitution des matières minérales
résultant de la dégradation des feuilles mortes. Mais, en même temps,
elle protège le sol de l'érosion par le vent ou par la pluie. La forêt est un
brise-vent efficace, et on sait avec quel succès les plantations de pins
effectuées en 1860 par Brémontier contribuèrent à la fixation des dunes
landaises.
Elle empêche aussi l'érosion des sols par les pluies ; en effet, le
revêtement du sol par les litières mortes, l'enchevêtrement des racines, le
feutrage des mousses, le tapis herbacé, amortissent la chute des eaux de
pluie, freinées d'ailleurs par le feuillage des arbres dont elles s'égouttent à
un rytme atténué. L'écoulement des eaux pluviales sera donc largement
ralenti par la couche absorbante que représente la végétation du sol :
après une forte pluie, un mètre carré de mousse retient un kilo d'eau. La
forêt forme alors une sorte de gigantesque éponge, susceptible d'écrêter
les pointes des débits fluviaux, de régulariser les sources, les rivières,
phénomène surtout sensible en montagne où les pluies fortes et brusques
peuvent provoquer la montée brutale des torrents. A l'inverse, des
déforestations intempestives, en déboisant les bassins versants des
rivières ou des fleuves, favorisent les inondations; l'exemple du fleuve
Jaune en Chine est célèbre : ses crues catastrophiques sont la
conséquence de déboisements déjà fort anciens, effectués en amont; aussi
le fleuve est-il aujourd'hui entièrement endigué sur des milliers de
kilomètres. Les crues catastrophiques de l'Arno à Florence en 1966, et
plus récemment à Morlaix, sont également les conséquences de
déboisements mal conduits des bassins versants.
La forêt joue enfin un rôle dans l'absorption de la pollution de l'air, où
elle forme un écran, parfois planté volontairement, entre des zones à
fortes émissions industrielles et des zones urbanisées. Nouveau mode
d'utilisation de la forêt, comme l'est également le concept récent de forêts
de loisirs, destinées au tourisme plus qu'à la production. Les notions
modernes d'écologie et de défense de l'environnement conduisent ainsi
non seulement à respecter la forêt dans ses fonctions naturelles, mais
aussi, dans certains cas, à lui en affecter de nouvelles, et de ne plus voir
dans la seule production du bois son unique et traditionnelle fonction
productive.
1 La plupart des informations figurant dans ce pararaphe m'ont été amicalement communiquées
par M. Claude Labeye, 5 rue Édouard-Midy, 95410 Groslay. M. Labeye recueillera volontiers toute
information nouvelle concernant les arbres remarquables de France et du monde.
2 F. LESOURD, Revue horticole de France, 1956, n° 2208.
3 Ce mot, on le constate, s'oppose à excrément, qui évoque au contraire une élimination.
4 Le prochain ouvrage de cette série sera consacré aux multiples types de relations qui, dans la
nature, relient les êtres vivants, végétaux et animaux entre eux, et dont la riche complexité ne
commence à être appréhendée par l'écologie que depuis ces toutes dernières années.
5 Cf. H. ATLAN, Le Cristal et la Fumée, Seuil.
CHAPITRE 5
La sociologie végétale
De Singapour à Bangkok, l'avion survole la péninsule malaise. Au sol,
le moutonnement sans fin de la forêt équatoriale, découpée çà et là par la
nervure tourmentée que dessine le lit d'une rivière. Peu ou pas de
discontinuité dans ce paysage, nulle trace d'implantation humaine. A
l'altitude où nous sommes, la vie apparaît pour ce qu'elle est : une sorte
d'efflorescence, comme une mousse, une écume bourgeonnante qui se
répand et s'étale à la surface de la terre.
La vie, un phénomène de lisière
Fruit de la rencontre des quatre éléments : la terre, l'eau, l'air et la
lumière, la Vie est un phénomène de lisière ; mince pellicule verte entre
le corps de la planète et l'espace, elle naît des interactions fécondes de ces
milieux différents, à leurs zones de contact où ils s'imbriquent et se
confrontent sans qu'aucune frontière, à l'image de celles que les hommes
dressent entre eux, vienne entraver leurs échanges féconds. C'est dans les
zones marécageuses, à la frontière incertaine des terres et des eaux, que
sont nés les premiers végétaux terrestres, hardis pionniers descendant des
algues marines. Mais, bien avant, c'est à la frontière de la terre et des
cieux que naquit la Vie et qu'elle se perpétue toujours sur cette mince
pellicule sphérique appelée biosphère.
Même impression de puissance et de majesté sur le vol Brasilia-
Manaos ; même moutonnement infini des cimes, même plénitude, même
densité du peuplement végétal. Pourtant, ici, l'homme inscrit chaque jour
plus puissamment son empreinte. Les multiples pénétrations de la forêt
amazonienne par les engins de chantier, leurs conducteurs et la vaste
troupe de leurs suiveurs, rompent l'impression d'homogénéité du couvert
végétal, et rappellent - si cela était encore nécessaire en cette fin du XXe
siècle – l'universelle et proliférante présence humaine. L'homme et la
nature confrontent ici leurs forces dans un combat de géants, la
modification rapide et dramatique de la forêt amazonienne étant le
spectaculaire témoignage de cet affrontement. On estime qu'à chaque
minute disparaissent 6 hectares de forêt équatoriale ! Même vue d'avion,
l'action humaine paraît un premier signe de discontinuité dans
l'homogénéité du couvert végétal auquel son extraordinaire densité vaut
pourtant la qualification d'« enfer vert ».
Mais il suffit de revenir au ras du sol, de laisser la photo aérienne pour
le pas tranquille du promeneur, pour que l'impression d'homogénéité, si
évidente en altitude, s'efface devant la diversité des individus et des
espèces qui peuplent la surface de la terre. La forêt qui paraissait une
mousse, un moutonnement, une écume, livre maintenant le détail de sa
trame, formée d'espèces diverses, étroitement imbriquées. Et cette
impression d'hétérogénéité, de discontinuité dans le recouvrement
végétal, s'accentue encore lorsque la forêt cède la place à la pelouse, au
champ cultivé, au jardin, au marécage ou à la prairie. Autant de
formations végétales d'aspect différent, toutes marquées du sceau des
interventions humaines. Mais que celles-ci s'atténuent, et la discontinuité
n'en est pas réduite pour autant ! Une forêt de conifères sibérienne, une
steppe asiatique, une toundra, un alpage, une dense forêt équatoriale, une
lande ou une tourbière sont autant de formations végétales naturelles
marquant les paysages de leur physionomie et de leur caractère.
Cette impression d'hétérogénéité, de discontinuité qualitative et
quantitative dans la répartition des végétaux, on la retrouve, mais à un
autre niveau, parmi les populations humaines. Les races, les cultures, les
densités varient selon les continents ; et à une échelle plus réduite, dans
les grandes villes qui sont l'expression la plus moderne des peuplements
humains, à l'échelle des quartiers. Pour qui fréquente un soir d'été le
quartier de Saint-Germain-des-Prés, puis s'en éloigne ne serait-ce que de
quelques centaines de mètres, la discontinuité est évidente. Sur la célèbre
place, une foule dense se bouscule dans un grouillement multicolore,
bruyant et bigarré ; un peu plus loin, c'est le désert dès neuf heures du
soir...
L'ordre sous l'apparent désordre
Pourtant, il ne viendrait à l'idée de personne d'induire de ces diversités,
de ces discontinuités, de cette hétérogénéité si caractéristiques du
phénomène vivant, l'idée absurde que la nature et la Vie ne sont qu'un
immense désordre. Bien au contraire, un esprit quelque peu perspicace
sait reconnaître, comme le disait Gaston Bachelard, que « l'évidence
première n'est pas une vérité fondamentale ». Et d'ajouter : « L'objectivité
scientifique n'est possible que si l'on a d'abord rompu avec l'objet
immédiat, si l'on a refusé la séduction du premier choix, si l'on a arrêté et
contredit les pensées qui naissent de la première observation ».
De fait, malgré le foisonnement et la diversité des formes vivantes qui
s'imposent au premier coup d'œil, toutes les ethnies et toutes les cultures
de tous les temps ont su reconnaître un agencement, un ordre inhérent au
fonctionnement et à l'ordonnance de la nature. Le sens de l'observation le
plus élémentaire enseigne à chacun que les plantes, par exemple, ne
poussent pas n'importe où au hasard. Il faudrait avoir dans son
ascendance plusieurs générations de citadins – ce qui n'est encore que
très rarement le cas – pour perdre ces rudiments de connaissance pratique
qui permettent à la plupart d'entre nous d'assigner, au moins aux plantes
les plus connues, leur véritable place dans la nature. Il est notoire, par
exemple, que la gentiane jaune ne pousse qu'en montagne, comme le fait,
mais d'une façon moins exclusive, la digitale qui se complaît sur les sols
granitiques. La salicaire, grande herbe à longue hampe de fleurs
violacées, ne peut vivre qu'à proximité immédiate d'un ruisseau ou d'un
étang. La reine-des-prés se trouve à l'aise dans ces mêmes milieux ou,
comme son nom l'indique, dans les prés, à condition toutefois que ceux-ci
soient suffisamment humides – ce qui lui vaut d'ailleurs d'être interprétée
par les paysans comme un funeste présage écologique quant à l'évolution
du pré où elle apparaît, qu'il conviendra de drainer au plus vite. Le
bouillon-blanc préfère, à l'inverse, les sols secs et sablonneux. L'écologie
très spécifique du Drosera le confine dans les tourbières d'où il a
d'ailleurs partiellement disparu, parce que trop abondamment récolté. Le
tussilage apparaît spontanément sur des terrains fraîchement retournés et
bouleversés ; c'est l'exemple type d'une plante pionnière qui, comme le
coquelicot ou les camomilles sauvages, s'accommode volontiers de sols
inhospitaliers. Bref, chaque espèce recherche les conditions de vie les
plus propices à son épanouissement, ce qu'on appelle sa niche
écologique. Et, comme les conditions de vie ne varient pas à l'infini, il est
logique de trouver rassemblées dans les mêmes milieux des plantes
différentes, mais que leurs « goûts » et leur « tempérament » voisins –
sinon identiques – conduisent à cohabiter.
Ce sont en effet toujours les mêmes végétaux que l'on observe au bord
des rivières ou des étangs : des roseaux, des massettes, des rubaniers, des
joncs, etc. Ce sont aussi toujours les mêmes plantes que l'on retrouve
dans une prairie de fauche, en bordure d'un chemin piétiné, ou dans les
moissons. C'est donc un fait d'expérience courante que dans des stations
comparables se retrouvent les mêmes combinaisons de végétaux. Telle
est en somme l'idée clé de la sociologie végétale : dans des milieux
analogues se rencontrent les mêmes combinaisons d'espèces, formant les
mêmes types de sociétés ; au point que pour le spécialiste de la sociologie
des plantes – d'ailleurs baptisé phytosociologue –, il suffit de penser à
une espèce pour que vienne aussitôt à son esprit le cortège des espèces
qui lui sont généralement associées.
Un bouquet bleu, blanc, rouge
On songe au bleuet et voilà que surgit l'image de la marguerite et du
coquelicot. D'abord pour cette première raison que l'esprit national
sécrète quasi spontanément, vers le 14 Juillet, une propension à
constituer de tels bouquets aux couleurs de la France, encore que les
pétales éphémères des coquelicots ne leur prêtent pas longue vie !
Ensuite pour cette seconde raison que le bleuet, plante caractéristique des
moissons, s'y fait volontiers accompagner de coquelicots et de
marguerites (encore que ledit bleuet ait eu à subir de plein fouet le choc
meurtrier des herbicides chimiques qui firent puissamment régresser la
richesse de ses populations). Le coquelicot et la marguerite, au contraire,
ayant des exigences écologiques moins strictes, s'en sont mieux tirés, ce
qui explique qu'on les trouve en plus grande abondance et dans des
habitats plus variés. Ainsi donc s'impose l'idée, banale en vérité, que les
végétaux se regroupent entre eux du fait de leurs affinités et dans des
habitats qui offrent les conditions les plus propices à leur développement.
Qu'un champ soit ensemencé de blé ou de seigle, et voici qu'apparaissent
aussitôt une série d'espèces dites messicoles – ou plus simplement «des
moissons» –, accompagnatrices fidèles des céréales. Moins fidèles, il est
vrai, depuis que la chimie fait son œuvre et « nettoie les champs de ces
espèces considérées comme inopportunes...
Ainsi donc, sur tel type de sol, dans des conditions comparables de
luminosité, d'humidité, de pluviométrie, suivant les mêmes rythmes
saisonniers, rencontre-t-on toujours les mêmes lots d'espèces, parmi
lesquelles une ou plusieurs sont particulièrement constantes : d'où la
notion d'association végétale.
Associations végétales, associations humaines
La célèbre loi du 1er juillet 1901 stipule dans son article premier «
qu'une association est une convention par laquelle deux ou plusieurs
personnes mettent en commun de façon permanente leurs connaissances
ou leurs activités dans un but autre que de partager leurs bénéfices ». Et
l'article 2 ajoute : « Les associations pourront se former librement, sans
autorisation ni déclaration préalable». Citer ce texte à propos
d'associations végétales peut paraître saugrenu ! Pourtant, la distance qui
sépare les associations végétales des associations humaines est moins
grande qu'il n'y paraît. Car certaines plantes mettent effectivement en
commun, de façon permanente, leurs activités, voire leurs «
connaissances ». C'est ce qui se passe chaque fois que plusieurs êtres
s'organisent entre eux pour se rendre des services mutuels.
Pour en revenir aux associations végétales – et c'est là une différence
fondamentale avec les associations humaines –, elles ne se forment
jamais librement, mais au contraire passivement, de par « la volonté » du
milieu qui sélectionne à tout moment les espèces qui lui correspondent le
plus fidèlement et qui y trouvent leur meilleure potentialité de
développement. En outre, les plantes associées, à la différence des
associations régies par la loi de 1901, se partageront précisément les
bénéfices, ou plutôt les ressources du milieu, et ce sera même là leur
activité principale, pour ne pas dire exclusive. A cette fin, les végétaux
regroupés en association ne passent entre eux aucune convention : dans
une association végétale, chaque plante travaille pour son propre compte.
L'interaction des plantes avec le milieu joue un rôle beaucoup plus grand
que l'interaction des plantes entre elles.
La sociologie des plantes est donc une sociologie tronquée, d'où sont
exclus tous les facteurs à caractère psychologique, puisque – et jusqu'à
nouvel ordre – les plantes ne pensent pas. Les associations sont des
peuplements réglés par des facteurs physiques, chimiques et biologiques
qui relèvent davantage de la démographie que de la sociologie. Le
nombre et la diversité des individus sont en effet immédiatement fonction
de la qualité et de la richesse du milieu : ce sont eux qui induisent et
produisent l'association, laquelle en est le fidèle reflet.
Afin de mieux connaître les milieux, les botanistes spécialisés dans la
sociologie des plantes, les phytosociologues, vont donc décrire les
associations qu'ils observent en procédant d'une manière empirique,
comme le font d'autres botanistes – les « systématiciens » – pour décrire
de nouvelles espèces. Un curieux parallélisme existe entre les démarches
des uns et des autres : l'un et l'autre partent de la discontinuité ambiante
et tentent de mettre de l'ordre dans ce désordre apparent en repérant, en
isolant et en décrivant des prototypes.
Le point de départ est naturellement l'individu, entité insécable et base
de toute classification... et pas seulement en biologie: une voiture, un
timbre-poste, un objet d'art, une pièce de monnaie ancienne sont
également des « individus » que l'amateur va classer à leur place dans sa
collection, tout comme le botaniste classera une plante à sa place dans la
classification des végétaux. Par une démarche similaire, le
phytosociologue cherchera à mettre en évidence des « individus
d'association », comme on observe des individus animaux ou végétaux.
Mais l'individu d'association n'est pas aussi immédiatement repérable
dans la nature que ne l'est l'individu tout court.
L'individu d'association est en effet un ensemble d'individus formant
un peuplement homogène. Le concept d'individu tombe sous le sens : un
éléphant, un singe, un hortensia ou un géranium sont autant d'individus
dont la « personnalité » et la « spécificité » propres ne sauraient faire de
doute. La notion d'« individu d'association » est déjà beaucoup plus
subtile, et ne fait plus seulement intervenir l'immédiate perception des
sens, mais aussi un effort intellectuel de conceptualisation conduisant à
repérer dans la nature des ensembles répétitifs, homogènes et cohérents,
recouvrant une surface variable, qui regroupent un certain nombre
d'espèces dont la réunion caractérise l'association. L'association est donc
le peuplement adapté d'un milieu. Elle comporte une ou plusieurs espèces
caractéristiques, directement liées à ce milieu, comme par exemple le
bleuet à la moisson, la callune à la lande, ou l'aspérule odorante au sous-
bois de la hêtraie. A ces espèces se mêlent des espèces indifférentes,
parfois appelées espèces-compagnes, que l'on rencontre aussi en d'autres
milieux, et des espèces accidentelles venues là par les hasards du
transport de leurs graines par le vent ou les animaux, et dont la présence
se maintiendra rarement plus d'une génération. C'est naturellement aux
espèces caractéristiques que les spécialistes s'intéressent au premier chef.
Celles-ci exigent, préfèrent ou tolèrent les conditions spéciales du milieu.
Car leur tempérament les amène tout naturellement à rechercher le milieu
auquel elles sont particulièrement adaptées. Un exemple puisé dans la
sociologie humaine permettra de mieux comprendre ici la démarche des
botanistes.
L'hôpital, l'église et l'hypermarché
Il est parfaitement clair que les personnes du quatrième âge
représentent un type humain, une « espèce » en quelque sorte,
éminemment caractéristique des centres gériatriques créés dans la grande
frénésie organisationnelle et fonctionnelle des années 1960-1970. Ces
centres, qu'on ose à peine qualifier de « mouroirs », sont des milieux «
très spéciaux » de par la haute spécificité de leur fonction, destinée à une
seule catégorie d'individus : les personnes âgées et impotentes ayant
perdu toute autonomie et toute capacité personnelle d'organisation.
Assimilons un tel centre à une association végétale : une telle association
ne possède que très peu de types – d'espèces – caractéristiques : en
l'occurrence, des vieillards hommes et femmes. Elle peut-être comparée,
par exemple, à une mangrove. Les espèces végétales qui forment ces
étranges peuplements littoraux caractéristiques des régions tropicales
sont contraintes de supporter l'inondation biquotidienne de la marée.
Elles doivent en outre inventer un système d'enracinement dans la vase,
permettant néanmoins aux racines de s'aérer durant les brefs intervalles
de la marée basse. Seules quelques espèces d'arbres sont capables de
supporter de telles conditions. Tantôt ils installent leur tronc sur des
échasses, tantôt ils émettent, de leurs racines souterraines, d'étranges
expansions pointant hors de la vase et jouant le rôle d'un poumon. Car on
oublie souvent que les racines elles aussi respirent. En fonction de la
rigueur de ces conditions de vie très originales, la mangrove forme une
association particulière, assez pauvre en espèces, donc très uniforme,
offrant dans le monde entier la même physionomie : soit, pour le
commun des mortels, un peuplement dense recouvrant le littoral et le
rendant inaccessible aux baigneurs, donc impropre à l'exploitation
touristique.
Les mangroves n'existent pas sous nos climats où les vases salées
littorales, qui sont des milieux homologues, sont peuplées par des
espèces herbacées de plus petite taille, pour lesquelles le problème de
l'amarrage dans la vase ne présente pas les mêmes difficultés. Mais nos
vases sont également peuplées par des espèces caractéristiques et
exclusives de tout autre milieu, où elles ne pourraient en aucune manière
se maintenir, telles que les spartines, les salicornes, les obiones, etc. Que
la salure ou l'intensité de l'inondation biquotidienne diminuent et voici
que s'installent aussitôt un cortège d'espèces nouvelles, qui les éliminent
promptement en raison de leur incapacité à faire face à la moindre
compétition. C'est qu'elles préfèrent ces milieux particuliers des littoraux
vaseux, tolérant des conditions de vie que l'immense majorité des plantes
ne saurait supporter. Elles s'y réfugient donc, ne survivant que là,
incapables d'affronter ailleurs la compétition avec d'autres espèces – tout
comme ces vieillards impotents qui trouvent dans les centres de gériatrie
les seuls milieux capables de leur offrir les équipements, les aides et les
moyens nécessaires à leur survie. Une survie dans un milieu marginal,
mais une survie qui ne serait plus possible dans les conditions normales
de sociétés comme les nôtres. Voici donc des associations ou des
groupements marginaux : pour les mangroves et pour les vases salées
entre terre et mer... pour les vieillards entre la vie et la mort.
Poursuivant la comparaison, nous constatons que le peuplement d'une
église à la grand-messe dominicale montre une diversité de types déjà
beaucoup plus large. Certes, certaines catégories peuvent être considérées
comme caractéristiques de cette « association ». Ainsi, par exemple : les
dames âgées, les cadres supérieurs, les représentants des classes
moyennes, etc. En revanche, la présence d'un jeune prolétaire de vingt
ans aura toutes chances d'être purement accidentelle1. Selon toute
probabilité, elle ne se maintiendra pas. Certaines catégories sociales n'y
seront jamais présentes, comme les clochards qui n'existent qu'en lisière
de cette « association » – en l'occurrence à la porte des églises –, mais
n'en font jamais partie. L'ouvrier spécialisé y est également chichement
représenté. Une telle association, certes plus riche de prototypes, et donc
plus diversifiée qu'un centre de gériatrie, est sélectionnée par ce milieu
culturel et social particulier qu'est l'Eglise catholique, dans la forme
qu'elle revêt en cette fin du XXe siècle.
Plus riche en types spécifiques et beaucoup plus diversifiée apparaît
l'association qui peuple quotidiennement les hypermarchés.
Contrairement aux idées reçues, les hommes et les femmes y sont en
nombre égal, et appartiennent à toutes les catégories de la population. En
cherchant bien, on y détecterait des curés sans soutane, des chercheurs
sans blouse blanche, voire des auteurs célèbres noyés dans un immense
anonymat, tous consciencieusement appliqués à faire leurs achats en
famille. Le milieu ici a perdu toute valeur sélective en raison de l'extrême
variété des ressources qu'il met à la disposition des visiteurs, ressources
présentées de surcroît comme particulièrement bon marché, donc fort
attractives. La publicité attire naturellement des individus aux besoins
très différents qui trouveront, dans ces milieux riches et diversifiés,
matière à les satisfaire. D'où l'absence de prototypes vraiment
caractéristiques, et la large population fréquentant ces grandes basiliques
des temps modernes, dédiées aux dieux de la consommation, que sont les
hypermarchés.
Avec toutes les réserves d'usage, et sans vouloir pousser trop loin le jeu
des analogies, on peut les comparer à l'association du chêne pédonculé et
du charme des bois humides d'Europe occidentale, avec ses dizaines et
ses dizaines d'espèces herbacées ou arbustives, dont aucune n'est
vraiment strictement caractéristique de ces milieux, puisqu'on peut toutes
facilement les retrouver en d'autres groupements. Cependant, leur
regroupement selon certaines modalités statistiques exprime le caractère
accueillant et hospitalier de ces milieux forestiers peu différenciés et
suffisamment riches en ressources pour accueillir des espèces
nombreuses et variées.
Et puisque nous en sommes aux comparaisons, avec tout ce qu'elles
peuvent comporter parfois d'aventureux, constatons que dans les très
grandes villes, chaque quartier possède son peuplement, son « association
» particuliers. Le mélange des ethnies et des classes sociales est
radicalement différent à Belleville et à Neuilly, à Pigalle et à Saint-
Germain. Et il n'est pas nécessaire de se livrer à des études statistiques,
sociologiques et démographiques poussées pour constater la diversité des
groupes humains qui les fréquentent, chacun formant un type
d'association bien particulier, sélectionné par l'environnement tout
comme l'est une association végétale par le sien.
Diviser, analyser, classer
Ainsi les botanistes se sont-ils employés à décrire une multitude
d'associations végétales. L'association, comme l'espèce, est un concept
intellectuel et immatériel, à la limite une pure vue de l'esprit, lequel est
ainsi fait qu'il s'ingénie à mettre de l'ordre dans l'apparente diversité de la
nature en repérant puis en regroupant tout ce qui se ressemble. Comme
l'individu est par essence la seule réalité immédiatement perceptible, d'où
découle par extension la notion d'espèce, de même le concept
d'association naît de l'observation sur le terrain d'un certain nombre d'«
individus d'association » que leur ressemblance autorise à considérer
comme des prototypes. La description d'une association type naît donc de
la comparaison des relevés botaniques effectués dans des milieux
analogues et dans des conditions scientifiquement comparables : chaque
relevé permet de repérer les mêmes plantes, approximativement présentes
dans les mêmes proportions et distribuées selon les mêmes combinaisons.
A partir de ces relevés, le phytosociologue extrapolera une description de
l'association type correspondant à un milieu donné, typé lui aussi. Puis il
classera les associations dans des catégories supérieures: les alliances, les
ordres et les classes, exactement comme le font les botanistes classant les
espèces en genres, en familles, en ordres, en classes et en
embranchements. Notre esprit cartésien y trouve de grandes satisfactions,
même s'il convient parfois de forcer un peu les choses pour tenter de faire
rentrer « de force », dans un cadre rigide mais utile, des réalités vivantes
souvent rebelles à nos propres catégories qui ne sont en vérité que la
projection de notre « mental » sur une nature qui le dépasse infiniment.
L'impossible « synthèse » de la nature
Pourtant, ces concepts sont opératoires. A vrai dire, l'« individu
d'association », bien qu'aisé à mettre en évidence sur le terrain – par
exemple, la multitude des « mauvaises herbes annuelles » qui pullulent
dans une plate-bande de laitues ou de radis, dans une couche au
printemps –, est lui-même un pur concept, le simple reflet d'une réalité
beaucoup plus complexe. En tout lieu colonisé par la Vie, des êtres
généralement nombreux et divers entretiennent entre eux des relations
multiples fondées sur des choix alimentaires, sur des réactions
coopératives ou antagonistes, touchant au territoire, à l'habitat, à la
sexualité, etc. Un tel système vivant en étroite relation avec le milieu
constitue ce qu'on appelle un écosystème. La science écologique, jeune
encore, est bien incapable de décortiquer l'ensemble des systèmes
relationnels fonctionnant au sein d'un écosystème, entre tous les êtres
vivants qui le constituent, et d'en proposer une analyse intégrale. Qui
saurait dire avec précision le menu exact de tous les animaux de la forêt,
les prélèvements qu'ils effectuent sur la biomasse végétale, les chaînes de
perturbations qu'ils déclenchent lorsqu'un maillon du système vient à
lâcher : par exemple, lorsqu'une espèce se raréfie ou disparaît par suite de
pénurie alimentaire ou de maladie? Et si l'analyse d'un écosystème,
même très simple, reste un exercice éminemment difficile, car la Vie est
toujours plus compliquée qu'elle ne nous apparaît de prime abord, son
éventuelle synthèse est naturellement impossible. Imaginerait-on un
groupe de scientifiques attachés à reconstituer de toutes pièces, sur un sol
parfaitement désertique, une forêt en y apportant des volumes
parfaitement définis d'oiseaux, de vers de terre, d'écureuils, en y plantant
en proportions judicieuses arbres, herbes et arbustes, en ensemençant le
tout de doses soigneusement mesurées de bactéries et de champignons, et
en espérant naïvement voir tout ce monde s'équilibrer mutuellement
comme dans une « vraie » forêt ? Hypothèse invraisemblable : tout laisse
penser que la « mayonnaise » ne prendrait pas, telle espèce prenant le
dessus, telle autre perdant pied, le tout se déséquilibrant promptement.
Car les équilibres subtils que la vie a mis des millions et des millions
d'années à créer, l'homme ne saurait les reproduire artificiellement.
Pas plus qu'il n'est possible de connaître et moins encore de maîtriser
les relations physiologiques internes d'un écosystème, il n'est possible de
décrire et de connaître dans tous les détails de son fonctionnement un
individu... Chacun de nous, chaque animal, chaque plante sont le siège
d'un nombre incalculable de réactions chimiques dont la biochimie
moderne ne nous révèle que les plus caractéristiques et les plus
constantes. Là encore, l'individu est infiniment plus que ce que nous
percevons de lui ; et que dire des abysses de la psychologie des
profondeurs si cet individu est un homme ! Car, malgré le fameux «
connais-toi toi même » des Anciens, qui oserait prétendre vraiment savoir
qui il est ? Qui il est vraiment ? A en croire l'Apocalypse selon saint Jean,
ce ne serait qu'après notre mort que se retournerait enfin notre petit
caillou blanc où apparaîtrait alors – et alors seulement – notre véritable
nom : ce Nom qui, pour les Hébreux, est toute la personne !
Certes, les végétaux sont moins complexes et pourtant, la description
par le botaniste d'une plante, ou par le phytosociologue d'une association
végétale, consiste simplement à s'en tenir aux apparences, aux aspects
physionomiques aisément perceptibles de la réalité – pour la part qu'elle
révèle à nos sens : le sommet émergé de l'iceberg, en quelque sorte.
L'association reflète l'écosystème mais n'en fait pas le tour, tout comme
l'individu illustre l'espèce sans pour autant permettre de la cerner
entièrement ! En définitive, comme toute science humaine, la
connaissance des associations végétales démontre son intérêt dans les
services qu'elle permet de rendre, car on juge un arbre à ses fruits. En
l'occurrence, ceux-ci ne sont pas minces.
Du bon usage de la phytosociologie
Une bonne connaissance des associations est d'un grand intérêt pour la
mise en valeur des milieux naturels. Chaque association correspond en
effet à un milieu donné qui peut être favorable ou défavorable à
l'implantation d'une culture, comme l'enseignent le vieil empirisme
paysan ou de plus modernes essais agronomiques. La vocation de tel ou
tel terrain pour telle ou telle culture étant connue, il est aisé de repérer
tous les terrains analogues partout où ils existent, par le seul examen des
associations qui les recouvrent. Là où se retrouvent les mêmes
associations, on sait qu'existent les mêmes conditions écologiques : d'où
la possibilité d'établir des cultures rationnelles et bien adaptées.
Mais les associations ne sont pas seulement une mosaïque de
peuplements végétaux disposés dans l'espace. Elles sont également une
photo, à un instant donné, de ce recouvrement. On a vu, en effet, que la
dynamique des peuplements est fondée sur la succession d'associations
qui se remplacent les unes les autres, des premiers pionniers jusqu'aux
formations complexes représentant les climax, état de parfait équilibre
entre la végétation et le milieu. Chaque association occupe donc une
place particulière dans une ou plusieurs séries dynamiques. Il est donc
possible, en « lisant » les associations, de connaître l'étape de la
dynamique où l'on se trouve, et d'en déduire les stades successifs qui ne
manqueront pas de lui faire suite, jusqu'à ce que soit atteint l'équilibre «
climacique », c'est-à-dire la végétation potentielle du lieu où l'on se
trouve. La phytosociologie n'est donc pas seulement l'analyse dans
l'espace du tapis végétal ; elle permet aussi de déterminer son évolution
dans le temps. Science « prédictive », elle indique les types de
peuplements forestiers les plus compatibles avec chaque type de milieu,
et, par là même, permet d'éviter les erreurs si souvent commises lorsque
la mise en valeur des terres est menée sans une bonne connaissance
préalable des caractéristiques du milieu. Pour prendre un exemple
extrême, des botanistes décelant la présence de salicornes, d'obiones ou
de toutes autres plantes « halophiles » – c'est-à-dire aimant le sel – en
induisent immédiatement l'impossibilité rigoureuse de tenter avec succès
quelque culture que ce soit sur de tels milieux, bien trop chargés en
éléments minéraux : seul un considérable effort d'irrigation, abaissant le
niveau des nappes souterraines chimiquement chargées, peut (et encore,
dans certaines conditions seulement) modifier les conditions du milieu.
Ce type de problème se pose fréquemment sous les climats arides où des
remontées de sel en surface peuvent stériliser d'immenses territoires.
Le repeuplement végétal des régions arides pose d'ailleurs de multiples
problèmes, dont, par exemple, la capacité d'introduire dans les
associations végétales existantes ou d'y augmenter la densité d'espèces
présentant les meilleures caractéristiques de palatabilité, c'est-à-dire de
comestibilité pour les troupeaux. Encore faut-il que l'introduction de
telles espèces n'entraîne pas un déséquilibre complet des associations
préexistantes et leur remplacement par des populations monospécifiques
bien plus fragiles, puisqu'il suffit, on l'a vu, qu'une maladie frappe
l'espèce exclusive pour que la végétation dépérisse entièrement. Le
remède s'avérerait alors bien pire que le mal ! Tout ici est donc affaire de
mesure, de doigté, de jugement : c'est ainsi qu'on a pu, par sélection
génétique, favoriser certaines races de Graminées d'une grande vitalité,
dans la conquête de certains chaparals de Californie, les transformant en
pâturages acceptables sans qu'il soit nécessaire de mettre en œuvre des
moyens financiers démesurés, et tout en respectant l'équilibre
caractéristique de ces milieux arides.
De même, pour les opérations de reboisement, la prise en
considération des informations phytosociologiques peut éviter de fâcheux
échecs, comme ce qui se produisit voici quelques années dans le Val
d'Aoste. Cette vallée anormalement déboisée au cours des âges a vu son
climat s'assécher au point de s'identifier quasiment au climat
méditerranéen, notamment par ses étés secs. Toutes les cultures y
exigeaient l'irrigation. Les versants non irrigués ne comportant qu'une
médiocre végétation steppique, au très faible rendement pastoral, ont été
reboisés avec de l'érable, du frêne, de l'orme et du robinier. Or aucune de
ces essences n'a pu vraiment s'implanter ; seul le robinier se maintient
péniblement et sans grande vigueur dans ces milieux très secs où le pin
eût été la seule espèce capable de s'adapter, et encore, à condition de
laisser préalablement se développer un stade « préparatoire » buissonnant
à Prunus, genévriers, etc. Mais, faute d'études préalables, le reboisement
de ces vallées n'a donné que de médiocres résultats.
De telles études auraient gagné à être menées par des phytosociologues
qui auraient trouvé là matière à exercer leur compétence... On cherche
des emplois pour des écologistes bien formés, diplômés... et chômeurs :
les employer, dans un cas comme celui-ci qui n'est qu'un parmi d'autres,
aurait eu des conséquences économiques éminemment favorables. En
effet, une bonne étude écologique préalable permet de déterminer la «
potentialité » optimale d'un milieu, donc de l'utiliser avec le meilleur
rendement possible et dans les meilleures conditions. Tel pourrait être
souvent le cas pour des forêts dont la replantation gagnerait à être
précédée d'une étude écologique affinée, afin de tirer le meilleur parti du
terrain et de ses potentialités optimales. Car écologie et économie ne sont
pas nécessairement antagonistes, comme on voudrait trop souvent le faire
accroire. Bien au contraire, c'est de leur réconciliation que dépendra notre
aptitude à juguler la crise actuelle, dans une nouvelle alliance entre
l'homme, la nature et la société, aujourd'hui plus urgente et plus
nécessaire que jamais.
De la sociologie végétale à l'archéologie
La lecture du recouvrement végétal peut d'ailleurs rendre des services
tout à fait inattendus et conduire à de surprenantes découvertes : n'est-ce
pas en « lisant » la composition floristique et en relevant la présence
d'associations phytosociologiques tout à fait insolites que des botanistes
ont découvert, à proximité d'Orléans, le tracé d'une ancienne voie
romaine dont les dalles calcaires souterraines induisaient une flore
spécifique ? Des espèces calcicoles – c'est-à-dire aimant le calcaire –
tranchaient étrangement avec la flore avoisinante dans une région, le
Gâtinais, par ailleurs entièrement dépourvue de sols calcaires.
L'apparition inopinée d'un cortège d'espèces calcicoles disposées en ligne
droite sur une étroite bande de terre entraîna des fouilles qui devaient
aboutir à la mise en évidence de ces restes archéologiques. Des villas
romaines ont pu être exhumées de la même manière, ayant signalé leur
présence par la nature des plantes qui recouvraient leurs vestiges...
Ainsi conçue, l'étude des sociétés végétales permet d'accumuler
nombre d'informations sur les potentialités du sol et des milieux. On peut
aussi en tirer de précieuses indications sur la nature des écosystèmes
auxquels elles correspondent, et donc sur les espèces animales inféodées
aux plantes qu'on ne manquera pas d'y trouver. Répétons-le : la notion
d'écosystème est bien plus complexe que celle d'association, puisqu'elle
intègre toutes les espèces vivantes dans leur relation au milieu, et dans
leurs propres interrelations. Or, dans les associations végétales, les
relations des plantes avec le milieu sont dominantes. Le mot «
association », nous l'avons dit, ne doit pas être pris dans l'acception que
lui donne la loi de 1901. En phytosociologie, il désigne un assemblage de
plantes, non un groupement de personnes : les plantes ne s'unissent pas
consciemment en vue d'un but déterminé. Mais il n'en reste pas moins
que l'existence de telles associations crée des situations favorables ou
défavorables pour d'autres individus ou pour d'autres espèces. Il en
résulte des phénomènes de coopération et de compétition auxquels la
phytosociologie n'a pas jusqu'ici réservé la place qu'ils méritent, postulant
que les végétaux immobiles et enracinés sont plus dépendants des
milieux physiques qu'ils ne sont dépendants les uns des autres. Il est
néanmoins exact que la dépendance au milieu physique diminue du
végétal à l'animal, et de l'animal à l'homme, au détriment de la
dépendance vis-à-vis de la société, qui évolue en sens contraire.
L'homme de jadis, pasteur ou cultivateur, dépendait des champs et du
temps, autrement dit des sols, des climats, de la nature – comme les
plantes. L'homme moderne dépend de son employeur et des multiples
systèmes de protection sociale, c'est-à-dire des outils et des instruments
de la société. Son lien avec la nature s'est atténué tandis que se renforçait
son lien avec la société. Avec lui, la sociologie prend sa véritable
dimension, par la diversité, la richesse et la multiplicité des relations
sociales perceptibles au niveau des individus et des groupes humains.
Quant aux animaux, ils se situent entre les deux, dépendant certes de leur
environnement naturel, mais aussi des «règles» de comportement et de
conduite qui régissent leur espèce.
Les relations sociales existent déjà cependant, au moins à l'état
d'ébauche ou de projet, chez ces êtres beaucoup moins inférieurs que
nous ne le pensons : les plantes. Par-delà leur rigoureuse inféodation au
milieu qui les sélectionne ou qu'elles choisissent – c'est là une simple
question de langage –, elles entretiennent des relations qui revêtent de
multiples formes et qui ne manqueront pas de nous surprendre, tant elles
nous rapprochent d'elles par des voies que nous n'aurions pas même
soupçonnées.
1 Que les jeunes militants de la JOC ne voient ici aucune agression contre leurs convictions que
l'auteur ne saurait mettre en doute ; constatons seulement qu'ils sont moins nombreux dans les
églises que les personnes d'un « certain âge ».
Troisième Partie
LES RELATIONS SOCIALES
Que l'on pourrait aussi baptiser : « guerre et paix » chez les plantes.
CHAPITRE 6
Guerres et affrontements
Parce qu'elles reflètent les conditions du milieu qui les porte, les
associations végétales contribuent à donner des végétaux cette image
passive qu'on leur reconnaît généralement. Si l'on admet que les plantes
doivent, elles aussi, se faire « une place au soleil », l'expression n'est plus
guère utilisée que comme une métaphore : en l'employant, c'est bien à
nous, avouons-le, que nous songeons exclusivement.
Guerre des plantes et lutte des classes
Pourtant, c'est mal se souvenir de l'œuvre des précurseurs, en
particulier de celle de Darwin qui faisait de la compétition entre les
individus et les espèces, et de la sélection naturelle accomplie par le
milieu, le seul moteur de l'évolution. Marx et Engels, enthousiasmés par
l'œuvre de Darwin, ne manquèrent pas de transposer à l'histoire humaine
les lois et mécanismes que Darwin avait décrits comme étant ceux de
l'histoire naturelle. Et en cette matière, comme le signalait déjà Malthus,
la loi du plus fort s'impose sans ménagements. Aussi Marx pouvait-il
écrire à son ami Engels : « Ce qui m'amuse chez Darwin, que j'ai relu,
c'est qu'il déclare appliquer aussi la théorie de Malthus aux plantes et aux
animaux. Il est remarquable de voir comment Darwin reconnaît chez les
animaux et les plantes sa propre société anglaise avec sa division du
travail, sa concurrence, ses ouvertures de nouveaux marchés, ses «
inventions » et sa malthusienne lutte pour la vie ».
Bref, le coup de tonnerre que fut, en cette seconde moitié du XIXe
siècle, la parution en 1859 de L'Origine des espèces, déclencha chez les
pères du marxisme un grand coup de foudre : le 19 décembre 1860, Marx
écrit encore à Engels qu'il voit dans l'œuvre de Darwin « le fondement
fourni par l'histoire naturelle à notre façon de voir », et à Lassalle, le 16
janvier 1861, qu'il trouve chez Darwin « la base fournie par la science de
la nature à la lutte des classes ».
Voici donc la lutte érigée en principe universel, premier et unique
moteur de la vie, primum movens de toute évolution, de tout progrès, de
toute innovation. Telle fut, semble-t-il, la faille radicale de ce XIXe siècle,
dont nous payons aujourd'hui si chèrement les fruits, et qui ne sut voir
que l'une des « pentes » de la dialectique de la vie, celle de la compétition
et de l'affrontement dont jour après jour, heure après heure, dans un
concert minutieusement réglé comme un ballet, les médias de tous bords
et de tous styles nous relatent à l'envi les derniers avatars...
De fait, la lutte ou plutôt « les luttes », comme il convient de dire pour
colorer le vocabulaire d'une teinte idéologique plus ardemment
mobilisatrice, font bien partie de la vie. Car les phénomènes compétitifs
et sélectifs n'épargnent ni les sociétés végétales, ni les sociétés humaines.
Compétitions d'ailleurs plus ou moins régulées, qui parfois dégénèrent en
conflits ; car si les hommes se font la guerre, l'observation de la nature
nous apprend que les plantes se la font aussi !
Chez les plantes, et dans la mesure où celles-ci sont généralement
fixées en terre, ce sont naturellement les guerres de position qui sont les
formes de belligérance les plus classiquement adoptées.
Bien plus qu'à l'adolescent qui ne conquiert son autonomie qu'en
liquidant l'œdipe qui l'oppose à son père, ou qu'à l'homme qui prétend ne
pouvoir conquérir la sienne qu'en liquidant le conflit historique qui
l'oppose à Dieu depuis Nietzsche, le vieux principe hégélien selon lequel
on ne se pose « qu'en s'opposant » s'applique particulièrement aux
plantes.
Si les concepts de compétition, de lutte pour la vie n'ont été
popularisés par Malthus et Darwin qu'au siècle dernier, ils étaient déjà
inclus à la pensée antique puisque Aristote avait cru les déceler chez les
animaux. N'écrivait-il pas : « Les animaux sont en guerre les uns contre
les autres quand ils habitent les mêmes lieux et qu'ils usent de la même
nourriture ; si la nourriture n'est pas assez abondante, ils se battent,
fussent-ils de la même espèce ». Si ces réflexions d'Aristote peuvent être
mises sous la plume de Malthus, elles peuvent aussi bien être étendues au
monde des plantes dont la compétition silencieuse mais féroce est peut-
être moins spectaculaire, mais non moins réelle que celle qui oppose les
animaux.
Mais une nouvelle distinction s'offre ici d'emblée : guerre étrangère ou
guerre civile ? Les deux, naturellement. On distinguera donc
soigneusement la compétition intraspécifique, opposant des individus de
la même espèce, à la compétition interspécifique qui exprime la
confrontation d'individus d'espèces différentes.
Élections et sélections
Bien que le concept de compétition soit multiforme et donc difficile à
cerner, il exprime toujours un conflit entre deux individus ou deux
espèces recherchant simultanément une ressource essentielle de
l'environnement, mais disponible en quantité limitée, telle que la
nourriture, l'espace vital, etc.
Ainsi définie, la compétition est un phénomène fondamental de la vie,
dont les concours d'entrée aux grandes écoles, les sélections et élections
en tous genres nous offrent, dans nos sociétés humaines, quelques
exemples spectaculaires. Le langage, d'ailleurs, ne s'y trompe pas
lorsqu'il parle de « combat politique », de « lutte économique », de «
conflit social », de « compétition », de « bataille » ou de « campagne
électorale », menées par des « militants » rompus à des disciplines quasi
militaires et qui se déroulent toujours d'ailleurs dans une atmosphère de «
guerre des nerfs ».
Dans le monde végétal, la compétition se déroule si l'on peut dire tous
azimuts, et tous les moyens sont bons pour se faire une place au soleil.
Car c'est bien de cela, rappelons-le, qu'il s'agit.
Les guerres de position
Bien entendu, comme à la guerre, la puissance numérique des forces
en présence est un facteur essentiel. On ne saurait s'étonner de la
puissance compétitive du paturin1ou du petit mouron 2, banales mauvaises
herbes des jardins, lorsqu'on sait qu'on trouve en moyenne 10 800 000
graines de ce mouron et 25 500 000 graines de Poa dans 40 ares de terre
arable. Le jonc fait encore mieux, puisqu'on a pu dénombrer – sans doute
pas en les comptant une à une ! – 60 millions de graines dans 40 ares de
prairie de montagne. Il faut déployer toutes les ressources de l'agriculture
chimique, c'est-à-dire des désherbants sélectifs, pour venir à bout de tels
compétiteurs 1
Mais les lois de Malthus sont implacables et les pullulations limitées
par les ressources disponibles. Tout se passe, pour une espèce donnée
peuplant un territoire déterminé, comme si une sélection continuelle
éliminait les candidats moins chanceux, laissant seuls subsister les plus
forts. Ainsi, dans une hêtraie non exploitée, on sait qu'au bout de 120 ans,
il ne subsiste qu'un hêtre sur 2 000 par rapport au peuplement initial. Ce
rapport exprime la férocité de la compétition intraspécifique en l'absence
de toute intervention humaine : sur 1 048 660 jeunes hêtres âgés de dix
ans et peuplant un hectare, il n'en reste plus que 4 460 à cinquante ans, et
509 à cent ans. Des calculs aussi cruellement réalistes ont pu être faits sur
des populations de Suaeda, plantes grasses caractéristiques des vases
salées littorales. On a dénombré en mai, dans la région de Montpellier,
environ 2 000 germinations de Suaeda au mètre carré, atteignant en
moyenne un à trois centimètres de haut. Mais, à la fin de l'automne,
l'effectif s'était réduit à huit plantes seulement qui occupaient à elles
seules tout le terrain.
On ose à peine comparer ces chiffres aux statistiques de mortalité
infantile; mais qu'il suffise de rappeler que la mortalité, très faible
aujourd'hui avant 15 ans, atteignait plus de 50 % au Moyen Âge, et
dépasse aujourd'hui encore largement ce chiffre chez certaines
populations particulièrement défavorisées du globe. Les ressources
alimentaires étant fixes et les besoins croissants, la mortalité régule au
bénéfice des plus forts. C'est bien ce qui se passe aussi dans les conflits
guerriers, lorsque l'intendance ne suit pas. L'armée napoléonienne, dit-on,
égarée dans les immenses forêts de la taïga et coupée de ses arrières,
perdit plus d'hommes par manque de ressources alimentaires que par les
effets directs du combat.
La loi du plus fort
La cruauté de la compétition végétale peut être aisément observée par
tout à chacun au cours d'une promenade dans une forêt d'épicéas. Ces
forêts, notamment en plaine, sont toutes d'origine humaine, puisque les
épicéas ne font pas partie de la végétation spontanée dès plaines
européennes. Elles ont donc été plantées en raison du fort rendement en
matière végétale destinée à la production de bois et de pâte à papier.
Or, il est aisé de constater l'inégalité de condition des arbres de ces
forêts, pourtant plantés à égalité d'éloignement et en peuplements
parfaitement homogènes à l'origine. Certains s'élancent, puissants et
compétitifs, et élèvent leur cime altière d'un seul jet. D'autres, en
revanche, misérables et souffreteux, perdent abondamment leurs
aiguilles, roussissent leurs branches et ne conservent plus à leur sommet
qu'une ombre de vie, dont on sent bien qu'elle ne durera guère. D'autres
enfin, plus misérables encore, sont déjà réduits à l'état de squelettes, tués
par les plus forts.
En creusant le sol sur quelques dizaines de mètres carrés, le même
phénomène apparaît inversé. Les individus puissants et conquérants
couvrent littéralement de leurs racines l'enracinement chétif des individus
médiocres et souffreteux. Quant aux individus déjà morts, leurs racines
ne sont plus qu'une chevelure diffuse en voie de pourrissement. La
compétition s'exprime ici dans toute sa pureté et toute sa cruauté. Elle
révèle l'inégalité profonde de la nature, la dure domination des plus forts
sur les plus faibles, l'élimination des moins nantis et des moins chanceux
parmi ces populations d'individus, pourtant sélectionnés au départ en vue
d'une plantation, mais qui néanmoins ne possédaient pas dans leurs gènes
les mêmes aptitudes biologiques, comme le prouve l'inégalité de leurs
chances à l'arrivée !
Ici apparaît une notion capitale : la diversité du patrimoine génétique
des individus constituant une population. Chacun vient au monde avec
son hérédité, et ce « fardeau génétique » est, comme chacun sait, plus ou
moins lourd selon les individus. Mais chaque individu a une hérédité
différente et ce facteur contribue à la diversité des populations. Or, on
sait depuis peu que la diversité génétique est nettement plus accusée chez
les végétaux que chez les animaux; les plantes, par conséquent, sont aptes
à affronter des situations plus diverses, à subir des milieux plus sévères et
plus variables que les bêtes ; car leurs populations sont plus diversifiées
et comportent toujours, de ce fait, certains individus capables, grâce à
leur équipement génétique, de faire face aux exigences de
l'environnement.
Cette richesse génétique est d'autant plus indispensable aux végétaux
que, fixés à leur support et incapables de se déplacer, ils ne possèdent de
surcroît aucun système d'homéostasie et subissent donc de plein fouet les
contraintes du milieu. Une graine, comme le note Ruffié 3, « n'a d'autre
ressource que de se développer là où le hasard l'a mise, ou de disparaître.
Il importe donc qu'elle soit génétiquement polymorphe pour faire face à
de multiples situations. Au contraire, l'animal a la faculté de chercher
activement le site qui lui convient le mieux. Il est donc moins soumis aux
contraintes de la sélection que le végétal ». Ainsi peut-on dire assez
curieusement qu'au-delà des apparences, l'individualisme, le «
personnalisme » est plus marqué chez les plantes que chez les animaux !
Et cette diversité fait leur richesse en assurant la stabilité des populations
face à des milieux toujours changeants. Mais elle favorise aussi la
compétition qui en est la conséquence logique.
Il est certes de l'ordre de la plante ou de l'ordre de l'animal de devoir
souffrir ou périr lorsque la compétition tourne radicalement en sa
défaveur; sans conscience suffisante - tout nous porte à le croire, mais le
saurons-nous jamais vraiment ? – , la plante ou l'animal n'ont aucun
moyen de retourner en leur faveur de telles situations, la capacité
d'effectuer un tel retournement ne faisant pas partie de leur programme
génétique. Il n'en est pas de même pour l'homme dont la souffrance peut
revêtir une signification salvatrice. Pascal déjà, dans un texte célèbre,
parlait du « bon usage des maladies », du message qu'il convenait d'en
tirer et du progrès spirituel qui devait en être, selon lui, la conséquence.
Bien des philosophes ont insisté, avant et après lui, sur la signification de
la souffrance. Que de génies, d'artistes et de saints ont puisé dans les
fermentations, les macérations et les lacérations de la chair, l'inspiration
de leurs œuvres et de leur vie ? Comme si l'Être ne pouvait « suinter » à
l'intérieur d'une forme humaine qu'à travers les failles et les déchirures
que produisent, dans le tissu patiemment tissé des sécurités et des
stabilités, les ruptures et les souffrances de l'existence. Comme si les
pressions sélectives, les forces de compétition et d'affrontement
contraignaient, en l'acculant, celui qui les subit à passer à un autre niveau,
à se situer sur un autre registre et, comme l'électron de l'atome, à
absorber ces énergies en apparence néfastes pour changer d'orbite... Il en
résulte ces morts successives, ces renoncements, ces abandons, ces pertes
de ce qu'il y a de plus cher, exigeant l'acceptation en profondeur d'un
processus de dépouillement, débouchant mystérieusement sur de
nouvelles naissances et de nouveaux progrès pour l'esprit et le cœur;
comme si la matière, le corps, la chair, l'âme, en butte aux affronts et aux
affrontements, au mal et aux maladies, aux rejets et aux abandons, étaient
appelés par ces processus mêmes, conformément à ce qui serait le
programme génétique de l'homme, à se convertir ou - pour employer un
terme plus moderne - à se reconvertir en esprit...
Une fois franchi le « pas de la réflexion », comme le dit si
pertinemment Teilhard de Chardin, l'homme débouche sur des
perspectives entièrement neuves auxquelles plantes et animaux n'ont
point accès et qui permettent, à partir de ce seuil, de décoder le vrai sens
et le vrai message de la souffrance, du mal et de la maladie, qui ne sont
point d'abord signes de mort, mais plutôt appels à une vie nouvelle plus
libre et, sur les appétences du « moi » égoïste, plus paisiblement et
sereinement souveraine.
Voilà certes par où nous semblons bien nous différencier quelque peu
des plantes, moins douées que nous sans doute pour tirer profit, au moins
potentiellement, de la compétition et de ses aspérités...
L'implantation en territoire occupé
La compétition peut aussi s'exercer entre des herbes et des arbres, et
cela lorsque l'arbre n'est encore qu'une jeune plantule. Dans ces cas, il
n'est pas rare que l'arbre disparaisse, étouffé. Mais s'il subsiste, c'est lui
qui dominera et éliminera ensuite l'herbe. Le cas des pins est tout à fait
caractéristique ; sur des sols incendiés, une Graminée : la canche, peut se
propager très rapidement et former un tapis continu avec, dans le sol, un
entrelacs impénétrable de racines, profond de huit centimètres environ.
Sur ces « territoires occupés », aucune germination de graines de pin ne
peut réussir, car le système souterrain de la canche est trop dense pour
l'autoriser.
Cette compétition au niveau des racines est régulée par de subtils
systèmes d'organisation, où chaque racine de chaque espèce occupe une
strate qui lui est propre. Ainsi, par exemple, les racines de l'orge sont plus
concentrées en surface que celles du blé. Si une plante sauvage, comme
l'avoine folle, vient à s'installer, elle le fait donc plus aisément dans un
champ de blé, où la concurrence est moins marquée dans les premiers
centimètres du sol, que chez l'orge. La compétition est également sévère
entre la fougère aigle et les jeunes plants d'essences forestières ; en effet,
les organes permanents souterrains de la fougère résistent à l'incendie et
s'étendent promptement lorsque le sol est entièrement découvert. Les
forestiers ont alors toutes les peines du monde à sauver les jeunes plants
d'essences forestières en les laissant « passer au-dessus » de la fougère
aigle, totalement envahissante, et qui ne s'avouera finalement vaincue que
lorsque la forêt aura réussi à se réinstaller en la privant de lumière.
La compétition, dans ces exemples, se développe surtout dans le sol au
niveau des racines qui tendent à exploiter une surface maximale, de sorte
que le sol finit par s'en saturer. Ce phénomène a été bien étudié pour les
aulnes, qui ont su modérer l'appétit compétiteur de leurs petits : leurs
jeunes plantules ne se développent en effet qu'à trois ou quatre mètres des
adultes, alors qu'elles sont systématiquement éliminées en dessous. Il en
résulte, en Finlande, de curieuses dispositions concentriques, chacune
parallèle au rivage; et chaque rangée d'arbres exploite ainsi une tranche
bien délimitée de sol: le mécanisme compétitif s'atténue ici au profit du
commensalisme !
On a d'ailleurs constaté que l'agressivité d'une espèce est souvent liée à
la production d'un appareil souterrain, rhizome, stolon ou racines,
particulièrement développé : c'est ce type de développement qui fait
d'ailleurs la force des Graminées dans les pelouses et les prairies; ce
développement, dit cespiteux, peut être tel qu'un pied de fétuque
4
,Graminée très commune, a pu occuper, uniquement par développement
végétatif et lorsqu'il s'est trouvé seul et sans compétiteur, une surface de
près de 216 mètres de diamètre !
Bref, à chaque type de plante et de milieu sa propre stratégie en
matière d'occupation du sol. Les mauvaises herbes des jardins et terrains
labourés font des graines innombrables et se défendent par le nombre ;
les herbes des pâturages envahissent le sol par leurs stolons et leurs
racines, comme excellent à le faire les Graminées des pelouses et des
prairies. Face à une occupation aussi massive et aussi exclusive du sol,
on conçoit qu'une graine quelconque n'ait plus aucune chance de germer,
et l'on retrouve ici l'une des hypothèses de la célèbre parabole du
semeur...
Mais des occupations aussi massives et aussi exclusives précisément
sont rares dans la nature. Car le compétiteur est toujours là pour rogner
les ailes à la plante par trop envahissante : rogner les ailes... ou plutôt les
racines ! Un pied d'avoine sans concurrence produirait environ 86
kilomètres de racines au cours d'une seule saison, alors qu'un pied normal
n'en élabore à peine qu'un kilomètre... Ce qui n'est déjà pas si mal, car
d'autres pieds, autour de lui, lui « pompent l'air... et l'eau » ! Le seigle fait
mieux : un seul plant produit 14 millions de racines en quatre mois, soit
500 kilomètres, à un rythme qui peut atteindre 5 kilomètres par jour.
Mais il est bien rare qu'un plant de seigle se retrouve tout seul dans la
nature... Sans doute ne s'étonnera-t-on pas trop de ce que les chances
d'implantation et de germination dépendent amplement du milieu
d'accueil : si la couverture est déjà très dense, ces chances pour un nouvel
arrivant seront naturellement fort limitées ; les prostituées le savent, qui
doivent défendre pied à pied leur bout de trottoir... Et si, de surcroît, cette
couverture est essentiellement constituée d'espèces étrangères, alors les
chances d'implantation dans cet environnement hostile deviennent nulles
et tournent au désastre pour le nouvel arrivant: que l'on songe à une
péripatéticienne qui prétendrait exercer son art sur un parvis d'église; elle
ne tarderait pas à être promptement éjectée. Tel est bien le sort des
graines semées dans des associations végétales qui leur sont étrangères et
où leur espèce n'est pas représentée : quelques germinations chétives, un
rapide étiolement, bientôt la disparition de ces plantules décédées avant
terme en terre étrangère. Au contraire, un ensemencement de graines
dans un milieu et une association végétale contenant déjà beaucoup
d'individus de cette même espèce entraînera des germinations
abondantes, un effet de groupe se produisant qui équilibre l'effet de
compétition ; le bilan final est généralement positif, car la dynamique
coopérative l'emporte alors sur l'affrontement compétitif; les graines
semées, se retrouvant sur leur terrain, se sentent chez elles et font preuve
d'un dynamisme qu'elles ne manifesteraient pas en milieu étranger.
L'homme aussi plonge plus aisément ses racines dans un milieu familier
qu'en terre inconnue, car la loi d'identification et d'appartenance au
milieu joue aussi bien pour les plantes que pour lui.
Dans ces luttes sévères pour l'occupation du terrain, il arrive que la
prime aille au premier venu. Ce fait est tout à fait caractéristique pour la
végétation des bords de rivières ou d'étangs. On y trouvera souvent, en
populations quasiment pures, tantôt le roseau, tantôt le scirpe, tantôt la
massette ; mais il est exceptionnel que ces trois espèces y cohabitent en
même temps. C'est que la première espèce arrivée occupe tout
simplement le terrain et étend aussitôt son empire, excluant d'emblée
l'implantation de ses concurrentes. Et si d'aventure une roselière associe
aux banals roseaux quelques scirpes et quelques massettes, c'est que les
deux ou trois espèces ont atterri en même temps et n'ont donc pas su - ou
plutôt pas eu le temps - de s'exclure mutuellement.
Dans ces quelques exemples, la guerre revêt toujours l'allure d'un
conflit pour le territoire, et illustre les violents conflits en matière
d'occupation de l'espace qui opposent dans les villes modernes les
promoteurs, puissants et organisés, à la multitude des petits expropriés
appelés à débarrasser promptement le terrain. Mais l'« animalité humaine
» marque ici son avantage : le dispositif de fuite affecte l'individu lui-
même et non pas sa descendance par graine interposée. En d'autres
termes, l'homme et l'animal peuvent changer de territoire ; la plante ne
peut que disséminer ses spores ou ses graines avant de mourir.
Les plantes et la guerre conventionnelle
La guerre moderne prend de multiples formes, conventionnelle ou
atomique, bactériologique ou chimique : les plantes en font autant ; bien
avant nous, elles avaient inventé bon nombre de nos armes.
En vérité, elles ont une prédilection pour l'arme blanche : dard acéré
des longues feuilles d'agaves, tiges aux nombreuses dents tranchantes et
alignées, à la manière d'une scie, chez les palmiers rotangs, pomme
piquante du Datura ou cactus hérissés d'épines en forme de fléau d'armes,
Graminées ou Carex à feuilles coupantes comme une lame, autant de
modèles offerts à l'imagination fertile de l'homo faber. Sans oublier l'ortie
piquante, dont chaque poil pratique l'injection intradermique d'une dose
de venin, simulant l'agressivité d'une flèche empoisonnée en modèle
réduit. Les Laportea, espèces américaines voisines des orties, sont encore
beaucoup plus agressives, provoquant des brûlures violentes, aux effets
beaucoup plus longs.
On n'en finirait pas d'établir la longue liste des plantes hérissées,
piquantes, urticantes qui n'invitent guère à un aimable commerce. Encore
que le lynx s'installe sans trop de dommages, semble-t-il, au sommet de
ces immenses cactus-cierges qui font le charme des paysages américains,
et que les chèvres ne semblent guère rebutées par l'agressivité des feuilles
de chardon, et moins encore par le feuillage de l'arganier, cet arbre
marocain particulièrement agressif des fruits duquel elles se délectent
pourtant. Pourtant, il n'est pas interdit - mais pas non plus nécessaire ! -
de voir, dans la prolifération des dispositifs défensifs mis en œuvre par
les plantes supérieures, une riposte au raz de marée animal que
déclencha, il y a quelque cent millions d'années, la multiplication des
espèces botaniques ; celles-ci offraient en effet aux animaux des niches
écologiques nouvelles, mais surtout des aliments succulents : nectars
floraux ou fruits savoureux, dont il importe de se souvenir qu'ils ont été
inventés par la nature pour nourrir les bêtes qui, en échange, se chargent
de disséminer les graines, après transit intestinal. L'homme, en définitive,
n'est que le dernier venu des animaux qui, en consommant les fruits, rend
aux plantes le même service, du moins quand ses excréments ne finissent
pas dans les systèmes d'évacuation ou d'épuration où les graines risquent
fort de ne plus retourner à la terre !
Certaines plantes réussirent mieux que d'autres à se hérisser d'épines, à
se barder de piquants ou à se charger de poison, mais d'autres
mécanismes, on le verra, notamment ceux de l'adaptation à la sécheresse,
permettent également d'expliquer l'apparition des épines. L'ajonc, par
exemple, fait d'autant plus d'épines qu'il vit en terrain plus sec, et peut les
perdre presque complètement si on le cultive artificiellement en milieu
très humide. Et les Acacia seyal, arbustes buissonnants et impraticables
du Sénégal, font des épines qui dépassent 10 à 15 centimètres de long !
Pour échapper à l'agressivité du prédateur, tous les moyens sont bons :
n'est-on pas allé jusqu'à interpréter comme un système de camouflage la
curieuse particularité du Mimosa pudique, si abondamment répandu sous
les tropiques, de rétracter brutalement ses feuilles au moindre contact
physique? On a pu dire qu'il faisait ainsi « le mort » pour décourager
l'animal qui voudrait le brouter et qui, en le piétinant, le voit subitement
disparaître, tandis que le sol sous-jacent, brusquement découvert, lui
apparaît sombre et nu ! En sus de ce système de camouflage, le Mimosa
pudique est souvent pourvu de minces aiguillons, signe d'une agressivité
que sa modestie ne laisserait pas a priori suspecter.
Les hommes n'ont pas manqué d'attribuer aux plantes les plus
agressives les attributs de la virilité. Ainsi, dans telle ethnie africaine, les
Scleria aux feuilles très coupantes sont considérées comme des plantes
mâles, par opposition à une Cyperacée d'aspect voisin, le Cyperus
umbellatus, qui doit à ses feuilles moins coupantes d'être considérée
comme femelle. Mais voici qu'une troisième espèce, Eleusina indica,
vient brusquement déranger l'harmonie de ce couple; voisine par
l'apparence du Cyperus umbellatus, elle est tout naturellement considérée
comme femelle ; mais comme elle est totalement dépourvue d'agressivité,
le seul fait de la comparer audit Cyperus induit immédiatement un
changement de sexe de ce dernier ; car dans le nouveau couple ainsi
formé, le Cyperus légèrement coupant devient mâle, alors qu'il était
femelle lorsqu'on le comparait au Scleria, beaucoup plus coupant que lui.
En fait, ce Cyperus possède une « sexualité » indécise, variant selon le
partenaire ! La « pensée sauvage » et son langage attribuent à cette
espèce africaine hérissée et agressive l'un ou l'autre sexe, en faisant
littéralement une plante hermaphrodite. Hermaphrodisme ici purement
symbolique, mais qui s'accorde à l'hermaphrodisme biologique effectif
des fleurs de Cypéracées qui, de fait, portent, comme la plupart de leurs
consœurs, les deux sexes !
Mais les plantes n'ont pas seulement inventé l'arme blanche pour se
défendre contre la dent des animaux; elles ont même mis au point des
modèles, certes primitifs, de fusil et de mitrailleuse, encore que
l'efficacité guerrière du stratagème soit cette fois prise en défaut ; car il
s'agit simplement, pour la plante, de diffuser ses graines en les expulsant
violemment, ce que font fort bien les Balsamines dont les fruits explosent
au moindre contact, et mieux encore une Euphorbiacée tropicale : Hura
crepitans, qui expulse ses graines de sa capsule à grand bruit, d'où son
nom. Celle-ci, de plus, revêt son tronc de puissantes épines, ce qui lui
vaut d'être plantée dans les villages : un tel arbre, en effet, décourage les
serpents, et l'on peut se reposer sous son feuillage sans risquer, venant
des frondaisons, une visite inopportune.
De nombreuses Euphorbiacées cactiformes présentent cette même
particularité d'éjecter bruyamment leurs graines. Lorsque le soir tombe
dans le magnifique jardin exotique de Monaco, il n'est pas rare d'être
surpris par de constantes et bruyantes explosions, dont l'origine à
première vue reste mystérieuse. Seul un botaniste averti saura qu'il assiste
à l'éjection violente de graines d'euphorbes cactiformes, favorisée par la
chute de température liée au coucher du soleil.
Les Balsamines, l'Érodium, le Concombre d'âne éjectent eux aussi,
avec beaucoup d'énergie, leurs graines qui, dans le dernier cas, sont
émises à la vitesse incroyable de 12 mètres à la seconde !
A la guerre conventionnelle se rattachent également les stratégies
développées par la Dionée qui a, comme le remarque pertinemment
Pierre Delaveau 5, inventé le piège à loup miniature. Ses feuilles
particulières, aux fortes épines, pivotent autour d'un axe constitué par
leurs nervures; lorsqu'un insecte s'y pose, la feuille se replie comme un
livre que l'on ferme, et les longues épines se chevauchent et
s'entrecroisent, emprisonnant le malheureux animal. La Dionée, comme
le Drosera, les Sarracenia ou les Utriculaires, est une plante carnivore.
Aussi ne se contente-t-elle pas d'enfermer son prisonnier ; ensuite elle le
digère, et nous entrons avec elle dans les stratégies de la guerre chimique.
Les plantes et la guerre chimique
Les plantes ont su inventer un riche arsenal de substances chimiques
diverses dont elles se servent pour défendre leur territoire. En effet, au
cours de l'évolution, la sélection naturelle n'a pas seulement porté sur les
caractères morphologiques d'adaptation au milieu de vie : par exemple,
plus ou moins grande capacité à mettre de l'eau en réserve dans une
région sèche, par acquisition du port de plante grasse, ou meilleure
adaptation à la pollinisation par le vent par allongement du filet des
étamines ; elle a également transformé les caractères chimiques. Les
modifications de la composition chimique des plantes, dues à des
mutations, ont conduit certains individus à acquérir de nouvelles
possibilités de synthèse, à élaborer de nouvelles molécules qui leur
assurèrent, sur telle ou telle espèce voisine, de nouveaux avantages :
visites plus fréquentes par les insectes grâce à l'acquisition d'une couleur
voyante ou d'une odeur attractive, donc meilleures chances de
fécondation, ou au contraire rejet plus marqué de la part des herbivores
en raison de la présence d'une substance toxique, donc meilleures
chances de survie et de prolifération; ou encore - et c'est ce qui nous
intéresse ici – émission dans le sol ou dans l'atmosphère de molécules
agressives contribuant à la défense du territoire et rendant improbable,
voire impossible, l'implantation à proximité de tout compétiteur.
La bataille des molécules
Car les mécanismes d'évolution et de sélection ne se sont pas contentés
d'agir sur les sociétés végétales, animales ou humaines : ils fonctionnent
aussi au niveau des sociétés moléculaires. La guerre s'exerce donc à tous
les niveaux et l'on va voir que la guerre des molécules n'est pas toujours
des plus tendres. A la compétition pour la nourriture ou le partenaire
sexuel, à laquelle se livrent systématiquement tous les êtres vivants,
correspond la compétition pour le site récepteur où ces molécules se
fixent dans les cellules, à laquelle se livrent les molécules. Et que ces
récepteurs soient induits en erreur et bloqués par des molécules
perverses, comme une fausse clé entrant dans une serrure vient la
bloquer, et voici que les processus vivants sont stoppés par les subtils
mécanismes chimiques de la toxicité et du poison; or, les plantes
s'empoisonnent les unes les autres - et parfois elles-mêmes - avec une
ardeur proprement inimaginable, grâce à de puissantes émissions de
molécules.
L'exemple le plus connu est naturellement celui des antibiotiques. Ces
substances sécrétées généralement dans le sol par des microbes, tels que
bactéries ou champignons, ont la propriété d'inhiber ou de détruire à
distance d'autres espèces bactériennes ou fongiques. En découvrant et en
utilisant depuis une quarantaine d'années les antibiotiques, l'homme ne fit
que reprendre à son propre compte des stratégies en œuvre dans la nature
depuis la nuit des temps. S'il s'agit d'une grande invention, le mot doit
être pris dans son sens premier : celui que sainte Hélène utilisa lorsqu'elle
« inventa » la Sainte Croix ; en d'autres termes, lorsqu'elle la retrouva -
ou crut la retrouver - en Orient. En extrayant des antibiotiques de
champignons et de bactéries, puis en les administrant au malade pour le
protéger de l'attaque de microbes antagonistes connus pour leur
sensibilité à ces antibiotiques, l'homme ne faisait en effet que copier -
mais en les transférant de la nature à son propre organisme – les
stratégies immémoriales de la guerre microbienne, à travers la déjà très
longue histoire des antibiotiques. Histoire dont on craint qu'elle ne
s'essouffle quelque peu, car les résistances acquises contraignent les
chercheurs à avoir recours à des substances toujours nouvelles dont il se
pourrait bien que le stock potentiel finisse par s'épuiser. Il n'est pas sûr
que l'on ne doive amèrement regretter, dans les décennies à venir, l'usage
inconsidéré et immodéré qui aura été fait des antibiotiques, précipitant le
mécanisme des résistances acquises et gaspillant ainsi une arme
thérapeutique d'une valeur sans précédent.
Certes, des résultats spectaculaires ont été obtenus à nouveau, depuis
environ 1976 où la bataille des antibiotiques contre les bactéries a
remporté quelques spectaculaires succès, notamment en ce qui concerne
la découverte de leur mode d'action, c'est-à-dire le repérage de la fraction
de leurs molécules capable de « duper » la bactérie en bloquant les
mécanismes d'élaboration de sa membrane. Les bactéries se sont vu de
surcroît infliger récemment une autre défaite avec la découverte, elle
aussi toute récente, d'une substance bloquant leurs facultés de détruire la
partie active de la molécule antibiotique qui les agresse et les tue. Les
voici donc, pour l'instant, à nouveau sans défense. Mais gageons que leur
capacité proprement fabuleuse de s'adapter ne va pas tarder à se
manifester à nouveau, renvoyant les chimistes à leur perplexité et
stimulant leur imaginaire... Étrange course de vitesse en vérité que celle
des bactéries qui s'adaptent et des chimistes qui inventent sans cesse de
nouveaux produits pour les empêcher de le faire !
Des plantes qui se font souffrir
Mais si l'exemple des antibiotiques est bien connu, celui des
phénomènes d'antibiose au niveau des plantes supérieures l'est beaucoup
moins. Les différents types de guerre chimique entre êtres vivants se
résument toujours à des phénomènes d'« empoisonnement à distance »,
empoisonnement dû à l'émission par une plante d'une substance toxique.
S'il s'agit de bactéries ou de champignons microscopiques, on parlera
d'antibiose ; s'il s'agit de plantes supérieures, d'« allélopathie », ce qui
veut dire en clair : « Je fais souffrir les autres ». Les substances
allélopathiques sont des corps libérés par une plante supérieure (excrétion
par les racines, lessivage des feuilles par la pluie, émission d'essences
volatiles) ou par ses détritus, qui inhibent la germination ou la croissance
d'autres plantes.
On savait depuis fort longtemps que les racines exsudent des
sécrétions que Liebig, en 1860, avait déjà mises en évidence. Il avait en
effet observé la corrosion d'une plaque de marbre par les excrétions des
racines de maïs. Avant lui, Macaire, en 1833, écrivait dans son Mémoire
pour servir à l'histoire des assolements : « On sait que le chardon nuit à
l'avoine, l'euphorbe et la scabieuse au lin, l'ivraie au froment; peut-être
les racines de ces plantes suintent-elles des matières nuisibles à la
végétation des autres » - et d'ajouter : « La plupart des végétaux exsudent
par leurs racines des substances impropres à leur végétation. La nature de
ces substances varie selon les familles des végétaux qui les produisent ».
Ce texte vraiment prémonitoire, écrit voici 150 ans, n'a pas été démenti
par les progrès de la science, et les sécrétions végétales sont aujourd'hui
bien connues. Le sujet est même tout à fait à la mode, et il ne se passe pas
de jour que quelque scientifique ne découvre de nouvelles plantes à
propriétés allélopathiques.
Les paysans d'autrefois se méfiaient de ces plantes dont ils constataient
qu'elles avaient l'art de faire le vide autour d'elles ! Un curieux décret
paru sous Napoléon III dit que, pour chaque noyer planté, l'État
s'engageait à construire ces sortes de tas de pierres d'environ un mètre
cinquante de hauteur que l'on n'aperçoit plus guère aujourd'hui dans les
champs, mais qui permettaient jadis aux paysans de déposer les sacs
qu'ils portaient sur le dos, afin de pouvoir se reposer quelques instants.
C'est qu'en effet, les paysans n'aimaient plus les noyers et n'en plantaient
pas. Ils avaient constaté que ces arbres gênaient la croissance de la
luzerne, des tomates, des pommes de terre, des Graminées, des
pommiers, etc. Le principe allélopathique du noyer est aujourd'hui bien
connu : il s'agit de la juglone. Cette molécule existe dans tous les tissus
de l'arbre sous sa forme réduite ; elle est oxydée dans le sol où elle
aboutit, soit entraînée par les eaux de pluie qui lessivent les feuilles, soit
par la chute des feuilles et des fruits qui en contiennent des proportions
importantes. A la dose infime de 10 parties par million, la juglone inhibe
à 50 % la germination des plants de tomates. Elle est toxique aussi pour
les petits animaux sur lesquels elle produit un effet sédatif, et ses effets
inhibiteurs s'exercent même sur les bactéries et sur les champignons.
Ainsi, les observations de Pline l'Ancien, qui attribuait au noyer la
propriété de tuer les plantes qu'il recouvre de son ombre, étaient-elles
parfaitement justifiées.
Les retombées thérapeutiques de la guerre chimique
Nombreux sont les arbres qui ont la particularité d'inhiber la croissance
des végétaux sous leur frondaison. L'exemple des conifères est sans doute
le plus connu. De brillantes recherches menées par le professeur
Masquelier conduisirent ce chercheur perspicace à découvrir de
nouveaux médicaments en observant les phénomènes allélopathiques liés
aux conifères.
Il est aisé de constater que, dans une forêt de conifères, pessière ou
sapinière par exemple, la végétation herbacée est rare, souvent
inexistante. Seul persiste un épais tapis d'aiguilles mortes sur lequel
croissent, ici ou là, des champignons. La première interprétation qui vient
à l'esprit tend à rendre l'obscurité responsable de cette situation. Dans une
forêt d'épicéas, par exemple, la quantité de lumière reçue au sol est
inférieure à 1 % de la luminosité au niveau des cimes, donc insuffisante
pour permettre la photosynthèse. Mais il n'en est pas de même des forêts
de pins, comme les forêts landaises, où l'éclairement au sol est nettement
supérieur et où, cependant, les espèces herbacées restent rares. C'est cette
constatation qui a amené Masquelier à s'interroger: la grande pauvreté du
tapis herbacé ne serait-elle pas due à l'émission par la litière de
substances inhibitrices de la germination des graines? Une décoction
d'aiguilles de pin permit de confirmer cette hypothèse au laboratoire.
Masquelier entreprit donc l'analyse chimique de l'extrait obtenu et montra
que le principe inhibiteur était un complexe de substances appartenant au
groupe des Leucoanthocyanes. Non seulement ceux-ci gênent la
germination de nombreuses graines, celles du blé en particulier, mais, de
plus, ils empêchent les boutures de peupliers de former des racines. Ayant
démontré que la fraction active était un leucoanthocyanidol légèrement
polymérisé6, Masquelier put ensuite démontrer que cette substance agit en
perturbant le mécanisme d'action des hormones de croissance qui
détermine la division et l'élongation cellulaire des végétaux. On retrouve
ici des propriétés qui s'apparentent aux effets anticancérigènes, et, de fait,
un grand nombre de substances de ce groupe ont été testées avec quelque
succès pour leurs propriétés anticancéreuses. Cependant, le
leucoanthocyanidol monomère ou dimère, obtenu par synthèse, perd ces
propriétés; il est par contre capable de renforcer la résistance des petits
vaisseaux sanguins, et c'est à ce titre qu'il a été introduit en pharmacie. Le
caractère exemplaire de ces travaux montre tout le parti que l'on peut
tirer, dans la découverte de nouveaux médicaments, d'une bonne
observation de la nature. Or, curieusement, ce type d'approche est à peu
près totalement négligé dans les méthodes de recherche contemporaines.
Pourtant, on voit d'emblée les vastes possibilités que de telles
observations pourraient avoir sur de nouvelles stratégies thérapeutiques.
N'est-ce pas d'ailleurs dans l'observation fine des phénomènes
biologiques que se trouve la clé de la plupart de nos problèmes ? Tout se
passe en effet comme si l'intelligence humaine réinventait en quelque
sorte l'intelligence enfouie dans la vie, et qui s'exprime déjà, au niveau
cellulaire, dans ce que Haeckel appelait l'« âme cellulaire », puis, à un
niveau de complexité supérieur, dans l'instinct. Cette intelligence au sujet
de laquelle Edgar Morin se demandait : « Pourquoi, dans le
comportement instinctif, une intelligence aussi prodigieuse est aussi
totalement bloquée? L'intelligence de l'homme semble provenir d'une
fuite dans les conduites de l'intelligence inconsciente ; l'homme, jusqu'à
présent, ne fait que remettre partiellement en activité une intelligence qui
avait déjà organisé et créé les êtres vivants, y compris lui-même. Son
intelligence redécouvre les inventions, processus, techniques, trouvailles
qui, il y a deux milliards d'années, ont déjà constitué l'organisation
cellulaire 7... »
Les pins et les noyers ne sont pas les seuls arbres à provoquer la
débâcle des herbes sous leur frondaison. Les Eucalyptus possèdent aussi
cette propriété à un haut degré. Il est bien entendu hors de question
d'attribuer la désertification des sols sous les Eucalyptus à un manque de
lumière solaire : on sait au contraire que les feuilles de cet arbre sont
disposées verticalement, ce qui leur permet de capter le maximum de
lumière disponible. La pauvreté du couvert herbacé sous nos Eucalyptus
fait un vif contraste avec la riche et dense végétation des milieux où ces
mêmes arbres poussent spontanément en Australie, leur pays d'origine.
Les Eucalyptus y coexistent naturellement avec un certain nombre
d'espèces adaptées à leur environnement chimique. Transplantés en
Europe ou en Afrique du Nord sans ce cortège d'espèces-compagnes, ils
reconstituent des environnements végétaux extrêmement pauvres du fait
de leurs fortes propriétés allélopathiques. D'où les polémiques que
développent les écologistes en Europe du Sud et au Portugal notamment
contre les plantations d'Eucalyptus, dont les effets désertifiants sont
comparés à ceux produits par la prolifération des plantations d'épicéas
dans les plaines de l'Europe tempérée. Récemment, des travaux sur le
châtaignier et le marronnier ont révélé des faits analogues, ces arbres
semblant également puissamment allélopathiques.
Tous ces exemples montrent qu'il y a rupture d'équilibre lorsqu'une
espèce arborescente est massivement acclimatée dans un milieu où la
flore indigène ne comporte pas d'éléments ayant acquis, au cours d'une
longue évolution commune, un « tempérament » compatible avec elle.
Cette compatibilité est en effet le fruit d'une longue adaptation sélective,
conduisant des espèces différentes à vivre les unes avec les autres au
cours des temps. De tels équilibres ne sauraient se constituer
instantanément lorsqu'une espèce est transplantée et cultivée dans des
régions où elle ne croît pas spontanément et où elle n'a donc pas pu
établir avec les espèces indigènes ces contacts et ces rapports de bonne et
loyale intelligence.
Les plantes et la guerre civile
Les phénomènes d'allélopathie sont particulièrement importants dans
les régions arides, comme l'ont montré les brillantes études de Muller et
de ses collaborateurs sur le chaparal. Le chaparal est une végétation de
type « garrigue », caractéristique des régions semi-arides de Californie du
Sud. Elle est caractérisée par des plantes adaptées à la sécheresse, à
feuilles dures, raides, parmi lesquelles des arbustes 8dont les « cousins »
européens fournissent une infusion réputée antiseptique : la busserole. On
y voit également des plantes à essences, notamment une armoise 9et une
sauge 10. L'armoise, dont on a fait l'analyse, contient de l'eucalyptol,
essence odorante des Eucalyptus. La sauge contient du camphre, mais
aussi de l'eucalyptol. Voilà donc une végétation qui se caractérise par une
densité importante de plantes dont la chimie est familière; car ce sont des
espèces à « couleurs pharmaceutiques ». Or, le « fonctionnement » du
chaparal est très curieux. Il n'y pousse aucune espèce annuelle, car les
graines des plantes annuelles, que l'on trouve en abondance sur le sol, n'y
germent pas. Par contre, lorsque le chaparal brûle, ce qui arrive souvent,
on assiste à une brusque flambée de germinations, puis de floraisons
d'herbes annuelles. Puis ces herbes sont éliminées par les espèces citées,
au fur et à mesure de leur réapparition. Plus étrange encore : lorsque le
feu n'intervient pas régulièrement, c'est toute la végétation qui se met à
dépérir. En effet, les busseroles donnent encore des graines, mais qui,
dans ces milieux « vieillis », ne germent plus.
On s'est alors posé la question de savoir ce qui pouvait bien faire que
cette végétation soit entrée dans un cycle ne fonctionnant que par
l'intervention régulière du feu, et, lorsque le feu n'intervient pas,
disparaisse en se stérilisant totalement.
Des études ont montré que les busseroles, très riches en phénols,
répandent dans le milieu des doses importantes de ces substances qui
finissent par empêcher toute germination des annuelles. En fait, les
phénomènes de germination s'appuient sur des phénomènes
microbiologiques, et il y a sans doute inhibition de la flore microbienne
du sol par les phénols, ennemis héréditaires bien connus des bactéries. De
plus, les phénomènes de division cellulaire semblent entravés. De leur
côté, les sauges et les armoises dégagent dans le milieu des essences qui
contribuent également à créer des inhibitions : on peut retrouver ces
essences condensées à la surface et à l'intérieur du sol. Il semblerait que
le camphre et l'eucalyptol soient absorbés sur l'épiderme des racines,
pénètrent dans les cellules et bloquent leur division.
C'est le feu qui entretient le rythme cyclique de cette végétation ; son
passage détruit par la chaleur les substances allélopathiques, notamment
les essences très combustibles, ainsi que les plantes génératrices de ces
substances; cette situation nouvelle favorise naturellement la germination
des graines d'annuelles dont un certain nombre, comme on a pu le
montrer, sont parfaitement adaptées à la chaleur et résistent au passage du
feu. Enfin, on a observé que les phénomènes d'allélopathie sont beaucoup
plus spectaculaires en année très sèche qu'en année humide ; il existe une
sorte de complicité entre allélopathie et sécheresse, probablement liée
aux quantités d'essences produites par les plantes, qui augmentent en
même temps que l'aridité du climat. L'expérience courante prouve
d'ailleurs que les espèces à essences sont beaucoup plus nombreuses dans
les régions à étés secs, comme la région méditerranéenne, que dans les
zones à étés plus froids et plus humides.
L'intérêt des recherches sur le chaparal tient au fait que le passage de
l'allélopathie à l'autotoxicité a pu être démontré sans ambiguïté : que le
feu n'intervienne pas, et les formations âgées d'arbustes dépérissent
spontanément; en d'autres termes, à partir d'une certaine dose de
substances toxiques répandues dans le milieu, les émetteurs finissent par
s'intoxiquer eux-mêmes. Ne faut-il pas voir dans cet exemple un cas de
maladie professionnelle ou même d'aveuglement ? Ces plantes
réussissent à produire, au travers de subtiles synthèses sans doute
coûteuses en énergie, des substances qui ne leur assurent une réelle
protection que dans la mesure où elles en « dosent » exactement les
quantités émises.
Des phénomènes semblables ont pu être observés chez d'autres
espèces : la guayule 11est une Composée mexicaine des régions
désertiques. Pendant la Première Guerre mondiale, on l'a utilisée pour
produire un caoutchouc de composition identique à celui de l'hévéa.
Actuellement, des essais de cultures pilotes sont à nouveau réalisés au
Mexique et aux USA en vue d'exploiter rationnellement cet arbuste au
profit des grandes firmes de pneumatiques. Plusieurs pays étrangers
(Israël, URSS, Australie) tentent également d'acclimater la guayule aux
mêmes fins. Mais cela ne va pas sans mal.
Dans leur habitat naturel quasi désertique, ces arbrisseaux sont
régulièrement espacés les uns des autres, chacun ayant son propre
territoire. Mais dans les champs de guayules cultivées, un phénomène
étrange ne tarda pas à se manifester: les plantes poussant au centre
restaient misérables et chétives, en moyenne deux fois plus petites que
celles poussant à la lisière du champ ; quant à ces dernières, on s'aperçut
que celles qui poussaient aux quatre coins étaient nettement plus
vigoureuses que les autres. On songea à des phénomènes allélopathiques
que les recherches confirmèrent : les racines émettent d'importantes
proportions d'une substance inhibitrice : l'acide transcinnamique, qui agit
aussi bien sur la plante qui l'émet que sur d'autres espèces vivant dans
son voisinage. Son effet allélopathique est déjà sensible sur la guayule à
la concentration de dix parties par million. On comprend alors le
mécanisme du phénomène observé : la concentration de toxiques sécrétés
par les racines est beaucoup plus faible sur les bords qu'au centre, où les
excrétions radiculaires toxiques proviennent de toutes les directions ; et à
nouveau beaucoup plus faible aux quatre coins que sur les bords, puisque
l'émission ne provient alors que d'une seule direction. Cet exemple
prouve que dans cette espèce, chaque individu protège isolément son
propre territoire en milieu naturel ; mais que l'homme vienne modifier cet
« arrangement », et l'espèce alors s'auto-intoxique par effet de surdensité.
Ainsi, lorsqu'on est guayule et de surcroît cultivé, est-il fort
avantageux de se trouver placé en bordure du carré : c'est le meilleur
moyen d'échapper aux agressions chimiques émanant du centre. Mais
c'est tout le contraire lorsqu'on est un grenadier de la Garde impériale.
Lorsqu'à Waterloo, à l'arrivée de Blücher, Napoléon fit donner le dernier
carré de la Garde, mieux valait certes être au centre, protégé par quelques
« épaisseurs humaines » des armes ennemies ! En l'occurrence, un carré
n'en vaut pas un autre et le choix du bon endroit dépend donc des
circonstances.
L'autopollution des piloselles
On pourrait également citer l'exemple de la piloselle, cette petite
Composée jaune qui forme des îlots de population tendant à s'accroître au
détriment de la végétation environnante. Mais lorsqu'on suit
attentivement la progression des populations de piloselle, on note que les
individus du centre tendent peu à peu à dépérir, de sorte que le sol se
dénude, alors que la piloselle continue à progresser en cercles
concentriques sur les bords de son peuplement. Puis, au bout de quelque
temps, et notamment lorsque les zones dénudées du centre ont été
copieusement lessivées par les pluies, les graines de piloselle présentes
germent à nouveau et redonnent de nouveaux individus.
Le cas de la piloselle est tout à fait frappant ; on observe en effet chez
elle un pouvoir agressif élevé à l'égard des espèces voisines dont la taille
et le nombre diminuent rapidement ; ainsi voit-on par exemple la
millefeuille et le millepertuis cesser de fleurir. D'autres espèces
deviennent misérables et chétives, comme l'origan et le mélampyre; telle
Orchidée croissant dans cet environnement dangereux voit sa taille
moyenne diminuer des deux tiers. Seules quelques espèces, comme le
thym et le serpolet, résistent vaillamment et tiennent tête à la piloselle :
c'est qu'elles sont capables d'effectuer le même travail de sape que la
piloselle. Quant aux espèces cultivées, elles ne sont pas non plus à l'abri
de ses effets destructeurs : ainsi le lin y est-il très sensible, le blé un peu
moins, le radis moins encore.
La piloselle exerce donc un effet agressif sur ses voisines et, à la
limite, collectivement suicidaire sur elle-même, lorsque sa concentration
atteint un certain seuil: d'où l'auto-élimination que l'on observe au centre
des peuplements, jusqu'à ce que l'effet de lessivage par les pluies ait
éliminé les substances toxiques, permettant aux graines momentanément
inhibées de germer.
L'autotoxicité ne se manifeste pas que chez la piloselle, mais aussi
chez la violette ou les crocus, par exemple. De Candolle écrivait, voici
plus d'un siècle : « Des haricots languissent et meurent dans de l'eau qui
renferme la matière préalablement exsudée par les racines d'autres
individus de la même espèce » ; il ajoute : « Un pêcher gâte le sol pour
lui-même, à ce point que si, sans changer la terre, on replante un pêcher
dans un terrain où il en a déjà vécu un autre auparavant, le second languit
et meurt, tandis que tout autre arbre peut y vivre. Les arboriculteurs
n'ignorent pas que pour réussir un poirier après un autre poirier, il ne
suffit pas d'apporter du fumier, il faut aussi changer la terre. La
responsabilité véritable de ces phénomènes incombe aux exsudats
racinaires toxiques ».
On pourrait multiplier les exemples d'espèces télétoxiques : ainsi sait-
on que la lavande et le ciste de Montpellier, si caractéristiques des
garrigues méditerranéennes, maintiennent le séneçon vulgaire à leur
immédiate proximité à l'état nain. Pourquoi? On l'ignore, car on ne
connaît pas toujours les substances chimiques responsables de ces
phénomènes : qui peut dire pour quelles raisons l'absinthe s'acharne à
gêner le développement du fenouil, même lorsque celui-ci est distant
d'elle d'au moins un mètre ?
Pourquoi ces mystérieuses guerres chimiques ?
Il semble bien, en tout cas, que de nombreuses substances
interviennent, appartenant à des groupes chimiques fort divers ; ces
substances exercent, dans la plante qui les sécrète, des propriétés
particulières dont les phénomènes de télétoxie ne seraient qu'un effet
secondaire, n'apparaissant que lorsque les concentrations émises dans le
milieu externe atteignent un certain seuil. Ainsi, par exemple, les phénols
auxquels on peut attribuer de forts effets allélopathiques servent-ils à
augmenter la résistance épidermique de nombreuses plantes contre
l'attaque des agents pathogènes ; ils exercent donc un rôle protecteur et
défensif. Mais personne n'a jamais pu prouver que les produits
allélopathiques étaient sécrétés par les plantes pour se défendre contre la
menace ou l'attaque d'autres plantes. Par contre, beaucoup de substances
allélopathiques manifestent un rôle protecteur contre l'envahissement des
tissus végétaux par des micro-organismes ou d'autres agents pathogènes.
Ce serait l'excès de production de telles substances qui induirait leurs
effets télétoxiques, ou encore leur relargage dans le milieu au moment de
la décomposition des cadavres végétaux. Bref, l'allélopathie serait en
quelque sorte un phénomène secondaire, une conséquence indirecte de la
capacité qu'ont les plantes de synthétiser diverses substances,
généralement spécifiques du monde végétal. A ces molécules végétales
de structures souvent très sophistiquées, dont le rôle est mal connu ou
méconnu, on a donné le nom de substances secondaires, pour les
différencier des composés fondamentaux de la Vie, communs à tous les
êtres vivants : bactéries, végétaux et animaux. On pourrait donc dire que
les effets allélopathiques sont en quelque sorte des effets secondaires
produits par les substances secondaires des végétaux.
Les animaux eux-mêmes n'échappent pas toujours à l'effet de ces
substances toxiques : ne voit-on pas, en été, le tilleul argenté provoquer
des hécatombes d'abeilles et d'autres insectes, en raison de la toxicité de
ses fleurs? On a même observé dans l'Ouest américain une sorte de
perversion des troupeaux, qui recherchent systématiquement certaines
Légumineuses toxiques, au point qu'on a pu risquer à leur sujet un
parallèle avec le comportement des toxicomanes...
Mais les phénomènes de compétition, même lorsqu'ils s'exercent par
molécules chimiques interposées, n'excluent pas les phénomènes de
coopération, les uns et les autres intervenant parfois, de manière
surprenante, simultanément.
Où l'immunologie apparaît...
Deleuil a pu observer dans la région marseillaise la curieuse
coexistence de trois espèces : un ail 12, une chicorée 13et une pâquerette14,
formant des sortes de « tonsures » de 2 à 4 mètres carrés, isolées les unes
des autres à l'intérieur d'une association à Graminées très courante en
zone méditerranéenne15. Cet écologiste constate que l'on trouve tantôt les
trois espèces à la fois, tantôt l'ail et la pâquerette, ou la pâquerette et la
chicorée : en revanche, on ne voit jamais l'ail et la chicorée ensemble à
une distance de moins de 20 centimètres. Les expériences effectuées en
laboratoire révélèrent que l'ail sécrète une substance toxique qui détruit
les jeunes plantules de chicorée aussitôt après leur germination. En
revanche, la pâquerette n'est pas sensible aux effets de cette substance.
Mieux, elle émet une substance antitoxique neutralisant l'émission
allélopathique de l'ail, puisque sa présence conjointe à celle de l'ail
protège la chicorée des effets toxiques de cette dernière et lui permet de
se maintenir. Étudiant le phénomène plus en détail, l'auteur constate ainsi
que la pâquerette, mise en présence de l'ail, éprouve d'abord une certaine
difficulté à se développer; puis la plante prend le dessus et émet une
antitoxine, ce qui se démontre par la mise en évidence des propriétés
protectrices à l'égard de la chicorée qu'elle acquiert alors. Et l'auteur
conclut : «Ces observations font penser au mécanisme toxine-antitoxine
bien connu des bactériologistes ; le parallélisme est très étroit : la
pâquerette élabore une substance anti-ail qui rend la chicorée insensible
au poison sécrété par l'ail, comme le cheval fabrique l'antitoxine
diphtérique qui guérit ou protège l'homme de l'attaque diphtérique ».
Il est regrettable que ces études n'aient pas été poussées au niveau de
l'identification des principes chimiques en cause; mais l'on assiste ici à
des phénomènes proprement immunologiques, où une plante en protège
une autre contre l'agression d'un tiers, et où l'on voit jouer simultanément
des phénomènes de compétition et de coopération.
L'ail lui-même, dont l'effet puissamment allélopathique a pu être mis
en évidence sur de nombreuses espèces, en particulier sur la pervenche
qu'il élimine lorsque ses populations atteignent une densité suffisante,
émet dans le sol des substances que les bactéries dégradent en sulfure. Or
ces sulfures provoquent de manière spécifique la germination et le
développement de certains champignons comme Sclerodium cepivorum.
L'ail n'est donc pas non plus allélopathique pour tout le monde, et sait
aussi rendre service, le cas échéant, à autrui.
De la compétition à la coopération
La dialectique de la compétition et de la coopération est d'ailleurs plus
subtile qu'il n'y paraît. Les recherches de Becker et de Guyot ont en effet
montré que le mode d'action de certains inhibiteurs peut se rapprocher de
celui de certaines substances de croissance : « Aux concentrations très
faibles, les inhibiteurs de la germination et de la croissance se montrent
parfois capables de stimuler celles-ci ». Ils ont en effet remarqué que plus
l'extrait est concentré, plus l'effet inhibiteur est marqué, et qu'un effet
stimulateur peut se substituer à l'effet inhibiteur lorsqu'on augmente
sensiblement la dilution des principes actifs. Cet effet stimulant a pu
notamment être mis en évidence dans le cas de Labiées telles que le thym
ou les origans, mais non dans le cas de la piloselle.
On observe des phénomènes voisins, mais de signification différente,
avec les feuilles de hêtres qui persistent parfois longuement en hiver sur
les arbres ; ces arbres vêtus de feuilles sèches inhibent la germination
printanière de la plupart des essences forestières ; mais lorsque les
feuilles sont tombées au sol depuis quelque temps, ces phénomènes
d'inhibition cessent et elles deviennent au contraire stimulantes pour la
germination des épicéas par exemple. C'est pourquoi, dans l'Est de la
France, l'épicéa régénère bien sous les hêtres, à condition d'éliminer les
hêtres de faible vigueur qui ont tendance à conserver leurs feuilles sèches
jusqu'au printemps, gênant cette régénération. Tout donne à penser que
les feuilles sèches marcescentes conservent des principes que les pluies
entraînent au sol et qui disparaissent au contraire lorsqu'elles
commencent, après leur chute, à se décomposer.
L'inversion de l'effet avec la dose est une loi bien connue des
pharmacologues, car les réactions des molécules sur l'organisme humain
s'apparentent étroitement aux effets qu'elles produisent soit sur des
organismes infiniment plus simples comme des végétaux, soit au
contraire sur des systèmes infiniment plus complexes comme des
écosystèmes naturels : la Vie est une, et n'a qu'une seule logique !
On pourrait multiplier les exemples, désormais classiques, d'inversion
des effets en fonction des doses : l'adrénaline est d'abord hypotensive,
puis hypertensive, en raison de son action successive sur les récepteurs
nerveux. Le bismuth peut être, selon la dose, constipant ou laxatif, et les
teintures végétales peuvent présenter des effets significativement
différents selon qu'elles sont expérimentées à dose homéopathique ou
allopathique : ainsi la teinture de thuya, fortement psychotrope, abolit les
conditionnements réalisés sur des rats, ces mêmes conditionnements étant
récupérés grâce à l'administration ultérieure d'une dilution
homéopathique de cette même teinture de thuya. Rien n'est donc plus
aléatoire, en pharmacologie, que la relation dose/effet, qui n'est jamais
linéaire. Sinon, il suffirait pour guérir d'avaler tous ses médicaments d'un
seul coup !
La recherche systématique de drogues anticancéreuses a montré que de
nombreux agents antitumoraux expérimentés en clinique ont révélé, soit
sur d'autres tumeurs, soit dans d'autres conditions expérimentales, des
effets cancérigènes ! Et Farnworth cite le cas d'un extrait végétal testé sur
la leucémie de la souris, dont l'efficacité est inversement proportionnelle
aux doses mises en œuvre, l'activité maximale étant produite avec la dose
la plus faible. Ce même extrait, décidément capricieux, s'avère en outre
anti-œstrogénique à faible dose et œstrogénique à dose élevée ! Devant
ces faits expérimentaux indéniables, mais qui prennent notre logique en
défaut, on comprend mieux pourquoi une infusion de tilleul empêche
chez certains le sommeil qu'elle devrait pourtant induire, ou pourquoi le
café engendre paradoxalement chez d'autres une profonde détente
nerveuse, à l'inverse de ses effets usuels. On sait aussi que tel hypnotique
ou tel anxiolytique produira une agréable détente chez les uns et, au
contraire, une tension accrue chez d'autres. La pharmacologie est une
science subtile, chaque individu réagissant avec sa sensibilité propre et
selon son terrain ; en ce domaine plus qu'en tout autre, les mêmes causes
sont loin de toujours produire les mêmes effets.
Cette même loi d'inversion des effets avec la dose se retrouve au
niveau des relations sociales où l'optimum relationnel pour l'homme
semble se situer aux environs de 500 personnes individuellement
connues. Lorsque ce chiffre augmente considérablement, la pression
relationnelle devient intolérable et des phénomènes d'agressivité se
déclenchent ; très en dessous, la pauvreté relationnelle provoque un
sentiment d'isolement et de frustration.
Sélections meurtrières et coopérations créatrices
De l'ensemble des faits relatés ici, une évidence se dégage : la
compétition et son corollaire la sélection existent de tout temps et en tout
lieu, comme une contrainte à laquelle aucun être vivant ne saurait se
soustraire. Lorsqu'elle devient sévère, lorsque brutalement les milieux
changent, par exemple par ces phénomènes de régression marine qui
firent émerger de l'océan primitif les terres continentales, ou par des
modifications climatiques de grande ampleur, la pression sélective
devient telle qu'en ces périodes de grandes crises, de nouvelles inventions
jaillissent à partir des individus les plus adaptables, donc les plus aptes à
franchir le pas. Reprenant à son compte une thèse célèbre de Hegel,
Charles de Gaulle n'alla-t-il pas jusqu'à suggérer que la guerre est
accoucheuse de société, parce qu'elle provoque la rencontre et le
croisement - même s'il est meurtrier - des cultures ? Hegel et Nietzsche
allèrent jusqu'à rapprocher le rôle de la guerre dans l'histoire humaine de
celui de l'évolution biologique dans l'histoire de la Vie : car la guerre fait
et défait les empires comme l'évolution crée et élimine les espèces. De
fait, la Vie renaît de la mort, comme la plantule de la graine qui pourrit ;
car sous l'apparence des affrontements meurtriers, des forces implacables
qui compriment les énergies vitales et laissent d'innombrables créatures
misérables, moribondes et exsangues, d'autres phénomènes, parfois
indécelables dans la tragédie du moment, amorcent de nouvelles
adaptations et portent en germe de nouveaux mondes : « Car si le grain
ne meurt, il ne porte point de fruit ». Soumis plus que tout autre peuple
aux pressions de sélection les plus meurtrières, Israël doit sa pérennité à
un extraordinaire sentiment de solidarité et d'appartenance, transcendant
les frontières du temps et de l'espace : des liens de solidarité
exceptionnels se maintiennent entre citoyens d'un peuple qui n'avait plus,
tout au moins en apparence, ni patrie ni futur. La pression imposée du
dehors suscite la coopération au-dedans ; c'est l'histoire de toutes les
résistances, de toutes les solidarités !
Point donc d'insurmontable opposition entre coopération et
compétition, ces deux pôles dont les tensions sont source et de vie et de
mort, car les réactions de coopération, de solidarité apparaissent en
première analyse comme une des réponses normales de la vie à la
pression sélective et agressive du milieu. C'est à l'ensemble des
mécanismes associatifs, de la coopération moléculaire à la coopération
sociale, que la vie doit son prodigieux essor. Essor qui eût sans doute pris
des formes monstrueuses, proprement cancéreuses, si la compétition
n'avait dès l'origine joué le rôle d'un frein, d'un régulateur de cet
extraordinaire phénomène d'explosion et de bourgeonnement. Ainsi la
sélection, à la différence de la vision darwinienne, doit-elle être
considérée, semble-t-il, comme un phénomène second. Elle régule
quantitativement la Vie que la coopération crée qualitativement et
diversifie à l'infini. Le jardinier taille ses arbres, mais encore faut-il qu'il
y ait des arbres à tailler ! Le sélectionneur choisit les meilleurs plants...
encore faut-il qu'il y ait eu d'abord création de mutants ou d'hybrides à
sélectionner ! A quoi serviraient un rein, un foie, triant, détoxifiant,
filtrant et éliminant les déchets de l'organisme s'il n'y avait d'abord un
cœur et du sang pour le faire fonctionner? A quoi servirait un jury d'élus
chargés de sélectionner le meilleur projet architectural s'il n'y avait eu,
avant le concours, le lourd et long travail imaginatif que toute équipe
d'architectes travaillant « en charrette » connaît bien ? Et à quoi
serviraient examens et concours, si sélectifs soient-ils, s'ils n'étaient
d'abord le fruit d'un long et lourd travail de création, d'élaboration et de
maturation ? Ignorer le projet pour ne songer qu'au jury, telle fut
l'aberration de ce XIXe siècle dont nous nous obstinons à conserver
intégralement l'héritage. Héritage dont un des moindres paradoxes n'est
pas que le mot « lutte soit aujourd'hui paré de tous les prestiges et de
toutes les vertus, tandis que le mot « solidarité », lui, n'appartient plus
qu'au vocabulaire d'un peuple écrasé !
Espoir ou utopie ?
En fait, la tension dialectique entre coopération et compétition est à la
base de tous les équilibres, ceux de la nature comme ceux de la société.
Que la compétition l'emporte et c'est la guerre. Que la coopération
l'emporte et élimine totalement la compétition - pure hypothèse d'école !
- et c'est la très hypothétique société conviviale d'Ivan Illich, la société «
sans classe » des communistes, à laquelle Staline en vérité ne croyait
guère, ou ce socialisme à visage humain à faire et à refaire chaque jour.
Encore que la compétition ne saurait être, même dans ces hypothèses,
totalement éliminée; car l'« inégalité profonde » de la nature est un fait
biologique irrécusable. Mais elle pourrait être conjurée par un double
effort, dialectique lui aussi : pousser la justice sociale et la protection des
faibles au maximum possible (les sociétés modernes en sont encore fort
loin), et accepter les inégalités résiduelles, assumées dans une profonde
acceptation personnelle de son statut et de son état, au sein d'une société
où chacun joue son rôle dans la diversité, le pluralisme, le respect de la
différence. Que ces critères fondamentaux deviennent nos objectifs et un
monde nouveau naîtra peut-être sous nos yeux, que toutes les politiques
et toutes les idéologies prétendent précisément construire, empruntant
aux plus authentiques traditions philosophiques et religieuses de l'Orient
et de l'Occident. Mais il faudrait, pour ce faire, commencer par changer
notre vocabulaire, en éradiquant sans hésiter les perversités du langage
qui contaminent si dangereusement notre entendement des choses.
Ainsi de la justice et de la liberté. La justice, qui ne le voit, ne sera
jamais que la justice des hommes; que de sang versé, de guerres en
révolutions, en son nom ! Et que de misères accumulées d'âge en âge,
justifiant pleinement et tragiquement la parole de celui qui disait, voici 2
000 ans : « Vous aurez toujours des pauvres parmi vous ». Et plus
pervertie encore est la notion de « liberté », avec son corollaire magique
et mystificateur de « libération ». Comme l'amour, si diversement perçu
selon qu'il s'agit de le faire avec n'importe qui ou d'y puiser l'inspiration
de sa vie ; comme la démocratie, si différente selon qu'elle est libérale ou
populaire ; comme le socialisme, si riche d'acceptions et d'espérances
contradictoires, la liberté fait partie du cortège de ces mots dégénérés qui,
par souci premier de clarification, gagneraient à être évacués du
vocabulaire. La liberté des libertaires n'est pas celle des libéraux et la
liberté des rois n'est pas celle des saints ; les puissants l'invoquent pour
s'offrir ce qui leur plaît, les humbles - les moines, par exemple - pensent
au contraire la servir et la mériter en se privant de tout. Pour un
adolescent, elle est le droit de transgresser les interdits ; pour un
philosophe kantien, l'obéissance rigoureuse à la loi. Pourtant, ces trois
syllabes magiques soulèvent l'espoir de millions d'êtres humains qui,
avec Paul Éluard, continuent de dire : ... sur les murs j'écris ton nom
liberté.
La liberté désigne ici l'aptitude à dépasser - généralement à travers une
situation de crise - le poids des aliénations qui conditionnent nos
automatismes et nos habitudes. Elle brise les cercles vicieux. Elle appelle
imagination et créativité. Elle rend brusquement crédibles à nos yeux
étonnés de nouveaux modèles de comportements individuels ou
collectifs. Elle pousse nos destinées au-delà des frontières que leur
assignent les systèmes, et débouche sur un futur ouvert. Elle dépasse les
fausses alternatives dans lesquelles les sociétés piétinent et
s'emprisonnent. Bref, elle étend à l'infini, dans un mouvement
d'intériorité et d'approfondissement, le champ du possible.
La liberté est l'aptitude lentement mûrie à recoder les valeurs, à
prendre du recul, à ne plus se situer exclusivement par rapport au système
politico-économique, qu'il soit agi ou subi, chéri ou honni. On ne
cherchera pas à aggraver la crise en accentuant les contradictions
sociales, pour casser les automatismes économiques et les systèmes
politiques qui les engendrent ; car la liberté n'est pas révolutionnaire. On
ne cherchera pas davantage à sauver le système en l'amendant, en le
bricolant par une série de réformes appropriées : car la liberté n'est pas
réformiste. Elle se situe d'emblée hors de cette problématique et de cette
dialectique, et ne choisit plus ses référents dans les systèmes existants.
On parlerait en cybernétique d'un changement d'échelle.
Cette nouvelle sensibilité se décèle dès à présent chez bon nombre de
nos contemporains. Elle annonce l'éclosion d'une nouvelle culture. Car
voici le temps des remises en cause, et chacun de s'interroger sur le sens
de la vie, sur le sens de sa propre vie. Mais cette interrogation resterait
vaine si elle n'engageait à de profonds changements d'attitude et de
comportement. Or ces changements sont possibles, car l'homme détient
l'insigne privilège de pouvoir, sinon modifier son programme génétique,
du moins choisir ses environnements et se placer librement dans des
conditions qui favorisent de nouvelles manières de vivre, de sentir et
d'agir.
Mais il nous faut en revenir aux plantes, à leurs luttes et à leurs
conquêtes, car ce thème n'est point encore épuisé; puis, pour faire bonne
mesure, à leurs œuvres d'amitié et de solidarité !
1 Poa annua.
2 Stellaria media.
3 J. RUFFIÉ, op. cit.
4 Festuca rubra.
5 Pierre DELAVEAU, Plantes agressives et Poisons végétaux, Éditions Horizons de France,
Paris, 1972.
6 La polymérisation résulte de l'accolement de nombreuses molécules identiques dont chacune
constitue un élément monomère ; par analogie, on peut dire que le monomère est un maillon et le
polymère une chaîne.
7 Edgar MORIN, Le Journal de Californie, Éd. du Seuil, 1970.
8 Arctostaphyllos divers.
9 Artemisia californica.
10 Salvia mellifera.
11 Parthenium argentatum.
12 Allium chamaemolly.
13 Hyoseris scabra.
14 Bellis annua.
15 Brachypodium ramosum.
CHAPITRE 7
Les envahisseuses
Ce titre peut surprendre, s'agissant de plantes dont la caractéristique
première est la fixité au sol. Comment pourraient-elles déployer les
stratégies éclairs des guerres modernes : déplacements rapides de
contingents importants, envahissements et occupations massives de
territoires, bref, les stratégies classiques de la guerre de mouvement ?
Les plantes et la guerre de mouvement
Mais les plantes se propagent par leurs graines et déploient ainsi des
offensives spectaculaires. D'autres possèdent de surcroît des moyens de
reproduction végétative, par bulbes ou par boutures, qui leur permettent
de se propager avec une rapidité foudroyante. Bref, les envahisseuses
enfoncent le front dans tous les sens, sans ruse ni calcul, uniquement en
fonction du champ de dissémination de leurs graines ou de leurs
boutures.
Parmi les plus célèbres figurent la Jacinthe d'eau et l'Élodée du
Canada. La première est une plante flottante d'Amérique tropicale, à
superbes fleurs bleu clair, introduite pour ses qualités en divers jardins
botaniques du monde ; mais elle ne tarda pas à s'en échapper et colonise
aujourd'hui la plupart des cours d'eau des zones intertropicales, où elle se
développe en surface avec une rapidité telle qu'aucune espèce ne peut lui
résister. Chaque matin, sur les canaux de Bangkok les moins fréquentés,
les Thaïlandais sont obligés de se frayer un passage à travers le dense
recouvrement des jacinthes qui se referment sur l'étrave des embarcations
qui les traversent. Les feuilles portent à leur base des ballonnets
spongieux, gonflés d'air, qui servent de flotteurs. Les racines, suspendues
dans l'eau, ressemblent à des plumes, avec leurs très fines radicelles
colorées en violet qui absorbent l'eau et les éléments nutritifs qu'elle
contient. Envahisseuse redoutable entre toutes, dont la productivité
végétale est d'une intensité exceptionnelle, la jacinthe doit être considérée
comme une ressource potentielle de matière végétale, dont on ne sait
malheureusement encore trop que faire : peut-être sera-t-elle un jour une
grosse productrice de méthane, lorsque les sources d'énergies vertes
entreront en compétition avec les énergies « dures », nucléaires ou
autres ?
L'épidémie des Élodées
Plus modeste, mais aussi efficace dans son rôle d'envahisseuse,
l'Élodée du Canada forme de véritables prairies au fond des canaux et
rivières d'Europe. Observée pour la première fois en Irlande en 1834,
puis en Grande-Bretagne en 1836, elle a atteint le continent en 1859, et
s'y est propagée promptement. Cet envahissement est dû exclusivement à
des pieds femelles (l'espèce possède en effet des individus mâles et des
individus femelles), ce qui permet de penser que toutes les plantes
actuellement présentes en Europe proviennent d'un seul individu
importé : preuve du pouvoir de multiplication extraordinaire de cet
individu-souche ! Toutefois, l'épidémie des Élodées semble aujourd'hui
stoppée un peu partout. Peut-être faut-il y voir, au moins localement,
l'effet de compétition avec une autre Élodée : Elodea nutalii, également
originaire d'Amérique du Nord et naturalisée en Europe vers 1940 -
année des invasions ! -, qui se répand rapidement et, dans certaines
régions, semble bien remplacer et déplacer l'Élodée du Canada. Dans cet
exemple, on peut dire à juste titre qu'une plante chasse l'autre ! Elodea
nutalii provient elle aussi d'une bouture femelle qui s'est propagée
généreusement comme la précédente, en dehors de toute reproduction
sexuée et en l'absence d'individus mâles. Ainsi, ces plantes n'ont
nullement besoin de « faire l'amour » pour se multiplier. Avantage de la
reproduction végétative propre au monde végétal, que les animaux ont
perdu, payant ainsi le prix de leur plus grande sophistication par une
réduction de leur potentiel global de reproduction, désormais limité à la
seule voie sexuée...
Toujours dans les eaux européennes, la petite fougère aquatique Azola
filicoides apparaît et se développe de façon foudroyante à la surface des
étangs. L'étang, entièrement recouvert, est vert en été et vire au rouge
sang en automne de manière tout à fait spectaculaire. Puis, deux à trois
ans plus tard, ces azoles disparaissent subitement et entièrement, sans
doute pour avoir consommé les ressources minérales qui étaient
nécessaires à leur prolifération. La vie aquatique de ces azoles se
développe donc sous forme d'épidémies successives, par à-coups, ce qui
est d'ailleurs le propre de toute épidémie.
Mais le record toutes catégories des envahisseuses aquatiques est sans
doute détenu par une autre fougère, Salvinia auriculata. Cette herbe,
observée en 1959 sur le lac Kariba, en Afrique, a réussi à recouvrir 199
km2 d'eau en un an, et 1 002 km2 en quatre ans. Éliminant toute
concurrence, elle recouvrit le lac à une vitesse encore jamais observée
dans le monde végétal.
Pour terminer ce tour d'horizon des grandes envahisseuses aquatiques,
voici Calitriche optusangula, plante aquatique immergée,
traditionnellement présente sur le littoral méditerranéen et atlantique, et
qui gagne promptement l'Europe du Centre et de l'Est en remontant le
cours des fleuves. Il semble que sa progression soit favorisée par le
réchauffement des eaux fluviales dû à la pollution par rejets d'eaux
chaudes. Ce qui expliquerait que cette plante, qui n'occupait que quelques
rares stations en France et en Allemagne il y a 50 ans, soit très répandue
aujourd'hui, jusque dans les pays de l'Est et même en Russie. Dans ce
cas, l'envahissement est la conséquence logique d'une modification du
milieu aquatique par l'homme.
Les lentilles d'eau provoquent aussi des envahissements spectaculaires,
recouvrant entièrement mares et étangs aux eaux stagnantes. Chacun a pu
observer le voile compact dont elles recouvrent des surfaces parfois
considérables.
Les envahissements permettent d'ailleurs, en identifiant leurs
protagonistes, de connaître le degré de pollution des eaux : les Riccia
choisissant les eaux les plus pures, les Azoles les eaux les plus chargées,
et les diverses espèces de lentilles d'eau, les eaux de qualité
intermédiaire1.
Une espèce parricide : la Spartine
Très spectaculaire aussi est le phénomène d'envahissement des vases
littorales par une espèce nouvellement venue dans l'histoire de la vie: la
Spartine d'Angleterre. Cette spartine est peut-être la seule espèce vivante
que l'homme ait vu naître, par hybridation entre deux parents, l'un
européen : la Spartine maritime, répandue de Mauritanie jusqu'au nord de
la Tamise, l'autre venu d'Amérique au XIXe siècle : la Spartine
alterniflore, implantée dans quelques fonds d'anses marines de l'Europe
de l'Ouest, où les eaux sont un peu moins saumâtres, notamment derrière
l'île de Wight en Angleterre, au fond de la rade de Brest ou des rias
basques. Ces deux espèces s'hybridèrent en Angleterre à proximité de
Southampton, et la nouvelle Spartine apparaît là pour la première fois en
1879. En 1906, elle a déjà gagné les vases salées du Mont-Saint-Michel,
et sa progression provoque le rapide recul de son parent européen. Il
s'agit donc d'une espèce à proprement parler parricide. La progression se
fait par les lacis conquérants du rhizome souterrain, par dispersion
d'innombrables boutures spontanées, arrachées à la plante par la mer, et
par dissémination des graines par les courants marins côtiers.
Aujourd'hui, la Spartine d'Angleterre occupe des milliers d'hectares sur
les littoraux atlantiques et on la voit par exemple en rapide expansion sur
les bords de la Gironde.
A l'ardeur compétitive de la Spartine, on peut comparer les avancées
plus modestes, mais cependant non négligeables, des Salicornes ou
passe-pierres dans les prés salés des littoraux. Ainsi le pré salé a-t-il
avancé de 200 mètres par an environ au cours des dernières années dans
la baie du Mont-Saint-Michel, peuplant peu à peu les dépôts
sédimentaires et entraînant du même coup une importante régression
marine, au point que le Mont finit par ne plus être, comme il le fut jadis,
« au péril de la mer ». Ce mouvement s'est cependant inversé depuis
1980, et le pré salé recule à nouveau comme si la mer voulait à son tour
se venger d'avoir perdu du terrain.
La rapidité des envahissements par certaines espèces est telle que l'on
peut parler à leur sujet de véritable force de frappe.
L'invasion des Opuntias
L'exemple le plus célèbre est celui de l'implantation des Opuntias, ou
figuiers de Barbarie, en Australie. Originaires d'Amérique centrale, ces
cactus à raquettes furent spontanément introduits en 1787 par le capitaine
Arthur Phillip, qui pensait y élever, comme on le faisait à l'époque en
Amérique, des populations de cochenilles destinées à teindre en rouge les
uniformes des troupes de Sa Gracieuse Majesté. Les paysans virent
rapidement le bénéfice qu'ils pouvaient tirer de ces plantes
bourgeonnantes et piquantes, pour faire des haies destinées à protéger
leurs champs. Mais les Opuntias les prirent de vitesse et la haie ne tarda
pas à envahir le champ lui-même. La propagation des Opuntias prit
rapidement une allure vertigineuse : 4 millions d'hectares en 1900, 24
millions en 1920, 30 millions en 1925 : la moitié du territoire français !
Leur avancée ruinait toutes les exploitations agricoles et prenait l'allure
d'un fléau, de sorte que l'Australie dut créer un service spécialisé pour
tenter de freiner cette dangereuse épidémie ; dans un pays à très faible
densité de population, les moyens mécaniques (l'arrachage, le feu) ou
chimiques (l'arsenic) ne pouvaient s'avérer efficaces contre une telle
prolifération. Ce furent des entomologistes qui trouvèrent la solution en
introduisant en Australie un papillon: le Cactoblastis cactorum, dont les
chenilles vivent à l'intérieur des raquettes, les minent, les vident
complètement et les ouvrent ainsi à l'envahissement par les bactéries qui
accélèrent le processus de pourrissement. Ce papillon fut sélectionné
après de fines études menées sur 150 espèces, toutes originaires
d'Amérique et toutes spécifiques des Opuntias. De 1928 à 1930, on
introduisit 3 millions d'œufs de Cactoblastis. En 5 ans, le papillon avait
pullulé, de telle manière que l'Australie se trouvait débarrassée des
Opuntias tant redoutés.
Les lapins qui, amenés par l'homme, prolifèrent en Australie avec une
rapidité extraordinaire, eurent plus de chance et continuent à pulluler,
peut-être au détriment des kangourous subitement soumis à une
concurrence à laquelle ils ne s'attendaient pas.
Sans revêtir un caractère toujours aussi spectaculaire, les invasions
végétales sont des phénomènes bien connus et souvent fort difficiles à
expliquer en raison de leur caractère épisodique et épidémique, avec
progression et régression dues à des régulations dont les mécanismes
nous échappent encore. Des plantes comme l'Érigeron du Canada, venu
d'Amérique vers 1650, ou la Balsamine de l'Himalaya, introduite en
1839, ou encore la Galinsoga parviflora, introduite en 1794, ont connu
des développements proprement vertigineux.
La carte du front de progression des troupes de Crepis sancta
Il en est de même du Crepis sancta, une composée originaire d'Asie
Mineure dont on peut établir la carte de progression du front vers le nord
de l'Europe depuis le début du XIXe siècle jusqu'à nos jours. Cette carte
évoque d'une manière tout à fait suggestive les cartes d'état-major où l'on
repère jour après jour les progressions des mouvements de troupes en
période de guerre. Mais la progression s'étale ici sur des temps plus
longs : on repère l'espèce en Avignon en 1818, à Toulouse en 1850, dans
les Charentes en 1898. Puis le rythme s'accélère au cours de la première
moitié du XXe siècle : elle atteint la Région parisienne vers 1940, le
grand-duché du Luxembourg vers 1950, et progresse actuellement en
Belgique, ayant pratiquement occupé l'intégralité du territoire français.
C'est aux botanistes belges, beaucoup plus attentifs que nous aux
phénomènes de migrations, de régressions ou de disparitions d'espèces,
que l'on doit cette carte indiquant la position respective du Crépis au fil
des années.
La Lampourde épineuse2a suivi à peu près l'itinéraire du Crepis. Venue
de Russie, elle s'est promptement répandue en Europe au siècle dernier,
grâce à ses fruits hérissés de crochets qui s'agrippent à la toison des
animaux. Ces deux espèces ont suivi la route séculaire des invasions
venues de l'Est, et ont déferlé comme les hordes barbares le firent jadis.
En sens contraire, il est vrai, les choses vont moins bien : Napoléon et
Hitler en firent la preuve à leurs dépens !
On connaît aussi l'ardeur du Polygonum cuspidatum à se disséminer
sur les berges ou les lisières d'étangs ou de canaux, ou encore sur les
terrains en friche lorsque, d'aventure, une graine y atterrit. Au bout de
quelques années, d'immenses populations se sont formées, qu'il est très
difficile d'éliminer. L'expansion de telles envahisseuses est souvent
d'autant plus spectaculaire qu'elles ont suivi les migrations humaines et
forment des populations pratiquement homogènes, résultant de
l'élimination pure et simple de toute espèce concurrente !
On imagine le sort tragique des espèces fragiles, lorsque de tels
envahissements se produisent : ces dernières sont alors promptement
éliminées, subissant le sort misérable des indiens soumis à la pression des
pionniers et des colons de la société industrielle. Ainsi la flore de
Nouvelle-Zélande, à l'écart sur son île de compétitions trop fortes, fut-
elle profondément modifiée par l'arrivée de l'homme et des nombreuses
envahisseuses qu'il amena avec lui. On ne dénombre plus en Nouvelle-
Zélande aujourd'hui que 1 700 espèces d'origine, alors que 1 700 autres
espèces y sont des envahisseuses naturalisées. Et l'on connaît de
nombreuses espèces indigènes aujourd'hui totalement disparues. En effet,
quelle résistance peut développer une espèce ultraspécialisée, adaptée à
des milieux particuliers de dimensions souvent réduites, face à des
espèces ultracompétitives à grande rapidité de propagation? Rien ne
résiste au déplacement massif des grandes hordes biologiques, qu'elles
soient humaines, animales ou végétales, qu'il s'agisse des Barbares
d'autrefois ou de ceux d'aujourd'hui, dont les voisins n'ont certes pas tort
de redouter toujours la pression menaçante.
De nouvelles venues dans la famille des envahisseuses
Très spectaculaire est, par exemple, l'envahissement des espaces
dénudés du Nord-Est américain par les Ambroisies, le « ragweed » des
Américains. Ces Composées forment en effet des nappes massives et
émettent des pollens très allergisants, déclenchant de puissantes
épidémies de rhume des foins, d'autant qu'elles ont la fâcheuse habitude
de conquérir avec une vigueur surprenante le bord des autoroutes. Deux
espèces d'Ambroisie se livrent ainsi à des envahissements massifs :
Ambroisia artemisifolia, espèce de taille modeste, ne dépassant pas 2
mètres de hauteur; et Ambroisia trifida, pouvant atteindre 6 mètres. La
petite exerce ses ravages plus au nord, mais toutes deux se développent
de manière épidémique dans la région des Grands Lacs américains.
Or, ces Ambroisies viennent de débarquer récemment dans la région
lyonnaise, où elles sont en rapide et brutale expansion : une invasion qui
commence et dont il sera intéressant de suivre les effets !
En Belgique, des Rhododendrons se sont échappés des jardins et se
développent très vite dans les sous-bois, sur sol sableux, notamment dans
la région de Gand, avec une force conquérante impressionnante.
Et en zone méditerranéenne, le Carpobrotus edulis, très belle espèce
ornementale à feuilles charnues et de coupe curieusement triangulaire,
originaire d'Afrique du Sud, envahit au contraire les jardins sur sols
sablo-granitiques...
1 Le gradient étant, des eaux les plus pures aux eaux les plus polluées : les Riccia, Lemna
trisulca, Lemna spirodela, Lemna gibba et Azolla.
2 Xanthium spinosum.
CHAPITRE 8
Solidarité et coopération
L'idée que les plantes se rendent mutuellement service est aussi
ancienne que l'idée contraire. Les Anciens savaient déjà qu'amour et
haine règnent dans notre jardin.
Association fructueuse et plantes amies
L'agriculture biologique met aujourd'hui à profit certaines associations
fructueuses que connaissaient les paysans d'autrefois mais qu'ils ont peu à
peu oubliées en détruisant les herbes en apparence inutiles, souvent trop
promptement qualifiées de « mauvaises » herbes. Ainsi les pois et les
fraisiers se plairaient, dit-on, en compagnie des pommes de terre,
lesquelles, en revanche, supportent mal les tomates appartenant pourtant
à la même famille botanique. Quant au persil, il apprécie particulièrement
d'être semé le long d'une rangée de carottes, ces deux Ombellifères
entretenant des relations fort amicales.
L'histoire des plantes qui s'aiment est un peu comme celles du serpent
de mer: on en parle beaucoup, mais on n'en voit jamais. C'est qu'en ce
domaine, les faits d'observation sont rares et la plupart des livres muets.
Voici cependant quelques faits vérifiés et rapportés par un témoin digne
de foi 1: le géranium herbe-à-robert est attiré par le thym ou le serpollet,
dont il s'empresse de coloniser les plates-bandes dans un jardin
botanique. Même empressement pour une scutellaire du bord des eaux à
quitter son fossé, littéralement aspirée par une plantation de sauge au sein
de laquelle elle va élire domicile, bien que ce substrat plus sec ne
corresponde pas à son écologie. Elle change, en même temps, d'odeur,
commence à sentir le camphre et n'est plus acceptée par les herbivores.
La pomme de terre emmène dans son sillage la morelle noire qui colonise
systématiquement les champs de pommes de terre, même et surtout -
lorsque celles-ci ont été remplacées, un an plus tard par de la betterave.
Enfin les Eucalyptus, pourtant dangereusement allélopathiques, stimulent
à ce point la croissance des cassis, que ces derniers peuvent doubler leur
taille sous leur ombre 2. Nouvel exemple d'une plante très compétitive qui
sait aussi se montrer amicale et coopérative à l'occasion.
L'agronomie moderne n'a guère vérifié jusqu'ici ces observations
empiriques; pourtant, au cours des dernières décennies, des agronomes
russes ou américains se sont intéressés à ces phénomènes de coopération.
Les premiers, en particulier, inscrivirent leurs recherches dans la ligne
des avatars qu'a connus la biologie soviétique, inspirée des idées de
Lyssenko qui niait le rôle des facteurs génétiques pour ne privilégier que
l'influence du milieu, dans la plus parfaite tradition marxiste ici
transposée aux plantes. La doctrine officielle, à l'époque, voulait en effet
que les êtres, humains ou végétaux, soient entièrement plastiques, donc
modelables à l'infini en fonction des conditions du milieu. Un milieu
marxiste ne pouvait que sécréter des marxistes, comme une bonne terre
ne pouvait donner que du bon maïs. Les facteurs internes propres aux
individus, et notamment l'héritage héréditaire inscrit dans le patrimoine
génétique, étaient délibérément négligés. On sait les désastres qui
s'ensuivirent pour l'agriculture soviétique des années 60, où l'absence de
sélection de races à forte productivité maintint les rendements agricoles à
un étiage plus que médiocre. Des terres bien irriguées et bien engraissées
ne suffisaient pas à augmenter les rendements, encore eût-il fallu y
planter des races judicieusement sélectionnées, comme le font depuis un
siècle au moins tous les agronomes du monde entier ! De même,
l'environnement socioculturel marxiste, fût-il de la plus stricte
observance, ne suffit-il pas à produire de bons Afghans ou de bons
Polonais ! On ne « force » ni les plantes, ni les hommes à être autre chose
que ce qu'ils sont. L'adaptation, la plasticité écologique ont leurs limites.
Au-delà d'un certain seuil, si l'on veut aller plus loin, c'est d'autres êtres,
plus performants, qu'il faut mettre en lice. En définitive, le délire nazi qui
prétendait sélectionner des Aryens d'élite, bien qu'humainement
démentiel, n'était guère plus fou que le délire stalinien qui prétendait
façonner, par l'environnement, des marxistes d'élite ou des maïs de haute
qualité. Éternel débat entre le poids des gènes et le poids du milieu : de
toute évidence, vouloir dissocier leur influence n'est qu'un exercice de
style, alimentant généreusement les polémiques sans enrichir le moins du
monde le savoir.
Toujours est-il que la biologie marxiste s'intéresse beaucoup aux effets
des facteurs du milieu sur la croissance et le rendement des plantes. Elle
étudie particulièrement les « effets de groupe », les inductions
déclenchées par des associations favorables. Ainsi, peut-on constater que
la production du maïs augmente lorsqu'on le cultive en mélange avec des
Légumineuses, et notamment des fèves ; phénomène qui, en somme, ne
nous apprend rien de vraiment bien neuf, puisqu'on connaît les propriétés
de toutes les Légumineuses d'enrichir les sols en azote.
Plus curieuse est la démonstration selon laquelle l'addition d'un ou
deux kilos de graines de moutarde augmente la productivité moyenne de
nombreuses cultures. Et certains pensent aujourd'hui – bien que le sujet
soit controversé – que les marguerites, les coquelicots et les bleuets qui
peuplaient jadis les moissons pouvaient, lorsqu'ils étaient présents en
proportions raisonnables, stimuler la productivité des céréales, le bleuet
favorisant particulièrement la croissance du seigle. Entièrement éliminées
sous les tonnes d'herbicides répandues par l'agriculture chimique, ces
plantes des moissons, dites messicoles, font aujourd'hui figure de plantes
souvent « portées disparues ».
Or, dans la nature, tout est question d'équilibre, car la Vie ignore le tout
ou rien. Qui saurait prévoir les conséquences à long terme de la
fertilisation massive des sols par la chimie triomphante, avec la réduction
de la formation d'humus qu'elle entraîne, pouvant conduire un jour à leur
stérilisation ? Que penser de ces populations pures de céréales ou de
maïs, à l'alignement quasi militaire, aux rendements massifs, désormais
dépourvues de tout compétiteur, aussi modeste fût-il ? Pourtant, la nature,
qui organise partout le mélange des genres, a organisé de tout temps le
mélange des individus et des espèces, et jamais à leur détriment. Des
expériences menées aux États-Unis ont montré que, toutes choses égales
par ailleurs, les rendements d'un mélange blé-avoine sont plus élevés que
les rendements obtenus sur les mêmes sols et dans les mêmes conditions
pour du blé et pour de l'avoine cultivés chacun en culture propre. On a
même avancé des proportions optimales de graines à ensemencer pour
obtenir les meilleurs rendements, par exemple 60 kilos d'orge et 42 kilos
d'avoine pour un hectare de labour. Preuve incontestable d'un effet de
groupe positif, d'un phénomène de mutualisme entre deux espèces
voisines.
Les effets de groupe positifs
Des expériences analogues ont été menées sur le lin. Deux variétés de
lin furent ensemencées sur un même terrain, l'une productrice d'huile,
l'autre productrice de fibres. En les semant en mélange, on constate que
durant les premiers stades du développement, la productivité en matière
sèche est identique pour le mélange et pour les cultures pures. Il n'y a ni
baisse, ni augmentation de la productivité. Par contre, plus tard, le
mélange produit plus de matière sèche que les cultures pures. Des études
très détaillées des cycles de croissance ont montré que ces deux variétés
ne se développent pas de manière entièrement synchrone. La variété
produisant les fibres achève son cycle de croissance avant l'autre, de sorte
que l'on peut expliquer la supériorité du mélange par le fait d'une
diminution des interférences compétitives entre l'une et l'autre variétés.
Tout se passe comme si chaque variété avait été cultivée séparément à
faible densité. Dans cet exemple, donc, le phénomène positif de
coopération s'explique simplement par la diminution du phénomène
inverse de compétition : les individus des deux variétés se gênent moins
mutuellement et à densité égale que ne le feraient, toujours à densité
égale, des individus appartenant à la même variété.
Le lin offre un exemple parmi d'autres des effets de groupe constatés
lorsque des plantes sont cultivées en mélange et en peuplements denses.
Si la densité du peuplement tombe au-dessous d'un certain seuil, les
effets de groupe, compétitifs ou coopératifs, cessent de se manifester, et
chaque plante se comporte à nouveau comme si elle vivait en population
pure.
D'autres effets de groupe existent, par exemple chez les arbres. En
territoire très venteux, des arbres en massifs créent des microclimats et
peuvent se maintenir là où un arbre isolé ne tiendrait pas. Des
phénomènes analogues, ou tout au moins du même ordre, existent chez
les animaux où une espèce peut être condamnée lorsque la population
descend au-dessous d'un seuil minimum. Il semble que la solitude
diminue, chez tous les êtres vivants, les moyens de défense contre
l'adversité ; ainsi, le pigeon migrateur, si abondant jadis aux États-Unis, a
été décimé par l'homme ; les derniers exemplaires recueillis en parcs
zoologiques sont morts et l'espèce s'est éteinte en 1914. Chez les animaux
comme chez les végétaux, les effets de groupe et de coopération
s'exercent donc au profit mutuel des individus qui les produisent et qui,
en même temps, en bénéficient.
Etablir le répertoire des services que peuvent se rendre les plantes
serait une lourde tâche, car ceux-ci vont du service occasionnel ou
facultatif à la plus stricte dépendance mutuelle.
Le lierre, une plante bien attachante
Voici d'abord le groupe immense des supports et des tuteurs : le lierre,
la clématite, le chèvrefeuille des forêts ont besoin de s'accrocher aux
troncs des arbres qui leur font en quelque sorte la courte échelle et leur
permettent de porter leurs rameaux fructifères en pleine lumière. Le
lierre, par exemple, est incapable de fleurir à ras du sol : il manifeste
d'ailleurs cette incapacité de façon visible en produisant deux types de
feuilles : celles des rameaux stériles, larges et à nervures palmées, et
celles des rameaux florifères, plus étroites et à nervures pennées. Ces
dernières ne s'observent que dans l'inflorescence qui, elle-même, ne se
développe qu'en pleine lumière. Par sa floraison automnale qui rappelle
son origine des tropiques de l'hémisphère Sud, le lierre apporte aux
abeilles leur dernier contingent massif de fleurs mellifères ; et par sa
fructification hivernale, il offre une nourriture précieuse aux oiseaux à
qui il sert aussi de reposoir et de dortoir en hiver, lorsque les abris sont
rares. Naturellement, son aptitude à enserrer sous ses fortes tiges
ligneuses le tronc des arbres l'a tout naturellement désigné, selon la
théorie des signatures, à devenir un médicament amaigrissant, capable de
dissoudre la cellulite. Et toujours parce qu'il fleurit en automne lorsqu'il
pleut et fructifie en hiver lorsqu'il fait froid, le lierre est aussi considéré
comme un médicament contre la toux, maladie du refroidissement par
excellence ! De fait, la composition chimique du lierre a permis de mettre
en évidence des principes actifs contre ces deux pathologies : le lierre ne
dément donc pas sa « signature », que seuls savent lire les initiés, bons
observateurs et amis fidèles et perspicaces de la nature. On ne s'étonnera
pas que, toujours selon cette même théorie, mais chez les Chinois cette
fois, le lierre soit réputé capable d'attacher l'épouse à son mari, tant sont
tenaces et prenantes ses propres attaches 1
Mais le service rendu au lierre par l'arbre qui le porte est purement
facultatif. Faute d'arbre, il s'attachera aussi bien à un mur, à un poteau en
béton ou à tout autre support qu'il rencontrera, dès lors que celui-ci lui
permettra de monter, comme le veut son destin, plus encore que pour
toute autre plante, vers la lumière qui conditionne directement sa
reproduction.
Quant aux autres lianes, surtout tropicales, il arrive que l'arbre-support
bénéficie à son tour de leur présence, par une sorte d'échange mutuel de
service ; ainsi un arbre âgé peut-il être étayé par des lianes comme un
vieillard par des béquilles...
Plantes suspendues aux appétits modestes
Bien des plantes, « réfléchissant » peut-être au cas du lierre, ont fini
par juger inutile d'entretenir à grands frais une longue tige ligneuse pour
porter leurs fleurs à la lumière. De lianes, elles sont devenues épiphytes,
supprimant purement et simplement leur tige, se perchant dans les
fourches ou sur les branches des arbres, et se nourrissant par divers
moyens des éléments et débris nutritifs accumulés dans les anfractuosités
des écorces. De nombreuses fougères, comme des Platycerium ou cornes-
de-cerf, des Orchidées, des Broméliacées pratiquent ce mode de vie
original et piquettent les frondaisons des forêts équatoriales de leur
superbe végétation, qui semble surgir de l'air et non du sol. Mais, là
encore, le support végétal n'est pas toujours indispensable. Les
Broméliacées du genre Tillandsia peuvent s'en passer et vivre suspendues
aux fils électriques, ce qui n'est pas le support alimentaire le plus nutritif
que l'on puisse imaginer : mais ces plantes ont la capacité d'absorber l'eau
de pluie par leurs feuilles, et ont su réduire à l'extrême leurs besoins
alimentaires.
Plus modestement, les épiphytes peuvent être de très petites plantes,
des algues, des mousses ou des lichens portés par les troncs des arbres ;
chênes et sapins aux troncs rugueux en sont généralement couverts, mais
les troncs des pins et surtout des platanes, qui exfolient constamment
leurs écorces, ne les supportent pas. Il est vrai que pour le lichen ou la
mousse, la perspective d'habiter sur une bouée flottante qui risque de
couler du jour au lendemain n'est guère rassurante !
L'art de supporter les autres, au sens exact du terme, c'est-à-dire de leur
servir de support, appartient aussi à des plantes aquatiques qui, émergeant
des marécages, forment comme les Carex des touradons, sortes de socles
sur lesquels s'installera une flore spécifique. Le saule-tétard en fait
autant, qui porte lui aussi divers épiphytes.
Du tuteur au protecteur
Du rôle de support, on passe naturellement au rôle de tuteur ; mais en
prenant cette fois le terme dans son acception morale, où tuteur signifie
protecteur. Ce rôle est souvent dévolu dans la nature aux espèces
épineuses qui protègent les jeunes pousses de plantes moins bien armées
qu'elles de la dent des herbivores. Les ronces, les aubépines, les
genévriers, les églantiers, les ajoncs forment de denses fourrés, dans
lesquels les jeunes pousses d'arbres font leurs premières armes avant
d'atteindre une taille telle que le premier coup de dent d'un animal de
passage ne vienne les assassiner. Si le lynx semble ignorer l'épine des
cactus, ceux-ci et les Opuntias en particulier remplacent avantageusement
les barbelés pour délimiter le périmètre d'une propriété ou d'un jardin.
Quant à l'ajonc épineux, dont la merveilleuse floraison inonde de ses
hampes jaune d'or les paysages de l'Ouest atlantique, ses vertus
coopératives ne se comptent plus. En accumulant de l'azote dans le sol
comme toutes les Légumineuses, il permet l'installation de la forêt, qui
très injustement ensuite le fait refluer à sa lisière. Mais là, il lui sert de
manteau après lui avoir permis de s'installer sur des sols très pauvres qu'il
a enrichis par ses racines. Le manteau permet le maintien à l'intérieur du
massif forestier d'une ambiance climatique particulière, en arrêtant en
particulier la pénétration du vent. Ainsi peut-on dire que l'ajonc crée, puis
entretient la forêt ; mais dans ses couverts denses et impraticables, il sert
aussi de refuge au gibier qu'il nourrit de ses graines, comme par exemple
les faisans qui en sont extrêmement friands. Enfin, le manteau d'ajoncs
offre son ombre protectrice à l'ourlet des petites herbacées qui forment la
frange de la forêt et de la prairie. Non content de rendre tous ces services,
il doit de surcroît subir parfois le parasitisme de la cuscute, qui l'envahit
de ses rameaux brunâtres et gloutons. L'inventaire des relations sociales
et amicales de l'ajonc serait incomplet si l'on n'ajoutait la présence sur ses
fleurs de bourdons qui se nourrissent de son nectar et les fécondent.
Si l'ajonc contribue à fabriquer la forêt sous climat atlantique en
accumulant de l'azote dans le sol, l'aulne en fait autant dans les forêts qui
longent le Rhin. Comme l'ajonc, en effet, il fixe par ses racines de l'azote
dans le sol et l'enrichit ainsi, permettant l'implantation d'autres espèces.
Mais, de surcroît, habitué aux sols humides, il est grand consommateur
d'eau, et sa transpiration intense contribue à diminuer le niveau des
nappes souterraines; il favorise alors l'implantation du peuplier dans des
sols qui, autrement, seraient trop humides pour lui ; car le peuplier vit
normalement au-dessus de l'étage des aulnes, faisant partie non de
l'aulnaie, toujours en lisière des cours d'eau, mais de la frênaie, déjà plus
sèche. En fait, l'aulne tend ici la main au peuplier pour l'amener le plus
près possible de l'eau ; il joue en quelque sorte le rôle d'un passeur.
Utiles et aimables Légumineuses
Dans ces exemples, la clé du phénomène coopératif se trouve dans le
sol. Et l'ajonc n'est qu'un cas particulier d'un phénomène plus général : la
capacité de toutes les plantes appartenant comme lui à la famille des
Légumineuses de fixer dans les nodules de leurs racines l'azote
atmosphérique et d'enrichir ainsi le sol, en favorisant la croissance et les
rendements de nombreuses autres plantes. Les paysans d'autrefois le
savaient bien, qui ensemençaient du trèfle ou de la luzerne tous les trois
ans pour régénérer les sols fatigués par les cultures de blé, de céréales ou
de pommes de terre. Or, la culture en mélange de Légumineuses et de
Graminées, pour améliorer à la fois la valeur du fourrage et l'état du sol,
est couramment pratiquée en Europe : les féveroles, le trèfle, la luzerne,
le lupin, le pois chiche, la fève, sont autant de Légumineuses utilisées
dans ce but. L'effet favorable des Légumineuses est d'ailleurs facile à
mettre en évidence par une expérience que chacun peut faire chez soi : la
culture d'un pied de pois et d'une avoine dans un même pot et sur un
même sol pauvre en azote conduit à des résultats entièrement différents
lorsque les deux plantes sont isolées au niveau de leurs racines par une
cloison étanche, ou, au contraire, lorsqu'on les sépare par une cloison
poreuse ; dans le deuxième cas, l'avoine prend une extension très
supérieure, grâce à l'enrichissement du sol en azote par les racines du
pois. D'ailleurs, le côté aimable du service rendu par la Légumineuse va
même jusqu'à se matérialiser dans la manière dont les racines des deux
espèces s'interpénètrent mutuellement, ce qui n'est pas le cas pour des
individus d'une même espèce dont les appareils souterrains coexistent en
s'intriquant au minimum. Les Légumineuses apparaissent ainsi comme
des plantes extrêmement coopératives et utiles à leur voisinage, dont
l'effet sera d'autant plus positif que les sols seront plus pauvres en azote,
donc peu propices à la croissance végétale. Ainsi, sur les sols très
calcaires de la Champagne pouilleuse, les conifères Douglas
(Pseudotsuga menziesii) se portent généralement fort mal, leurs aiguilles
jaunâtres ne contenant guère plus de 0,80 % d'azote. Toutefois, au milieu
d'une vaste tache de genêts, les Douglas étaient en parfaite santé, et leurs
aiguilles très vertes recelaient 1,20 % d'azote. Le genêt rendait ici au
Douglas l'éminent service de lui faciliter la vie sur des sols extrêmement
misérables, où il végétait pitoyablement.
Des racines fonctionnant en vases communicants
Dans l'ordre des associations étroites figurent les unions fréquentes
constituées par les soudures entre racines d'arbres différents. Plusieurs
arbres se relient ainsi les uns aux autres par leur système racinaire, avec
les avantages et les inconvénients que cela comporte : l'inconvénient est
évident en cas de propagation d'un agent pathogène qui ira ainsi, en
cheminant de racine en racine, d'arbre en arbre, portant avec lui son mal,
comme par exemple l'agent de la flétrissure des chênes. Mais, à l'inverse,
un arbre pourra perdre toutes ses racines sans dommage pour lui, si
subsiste ce cordon ombilical qui le relie aux arbres voisins ; il bénéficiera
alors de leurs services alimentaires. Le pin Weymouth donne d'excellents
exemples de ces greffes de racines, au point que certains peuplements
laissent l'impression de ne faire plus qu'une seule unité physiologique,
tant sont étroites et nombreuses les soudures entre leurs organes
souterrains. En fait, la notion d'individu ici s'efface, tandis que s'organise
une étroite symbiose entre individus voisins.
Les plantes émettent par leurs racines des excrétions diverses, qui
produisent sur la flore microbienne du sol – bactéries, champignons,
actinomycètes microscopiques – des effets attractifs ou répulsifs
spécifiques ; de sorte que se constituent, à proximité immédiate des
racines, des populations microbiennes de composition variable selon la
nature des excrétions radiculaires ; c'est ce que l'on appelle l'effet
rhizosphère. Dans l'immense majorité des cas, les effets attractifs
l'emportent sur les effets répulsifs, et la proximité immédiate d'une racine
est donc beaucoup plus riche en germes de toute nature que le sol distant.
La surface et la banlieue immédiate d'une racine sont aussi richement
peuplées de germes que l'est chez nous la paroi intestinale ; et l'on
retrouve dans les deux cas des fonctions à incidence alimentaire évidente.
Car ces germes transforment dans les deux cas des composés organiques
issus soit du sol, soit de l'alimentation, et favorisent leur pénétration soit
dans la racine pour nourrir la plante, soit dans le sang pour alimenter
l'organisme.
Les mariages des arbres aux champignons
Les relations entre éléments microbiens et racines s'accusent encore
dans le système de symbiose que l'on appelle les « mycorhizes ». L'on
voit alors deux êtres s'unir très étroitement en vue de se rendre
mutuellement service. Ces associations se manifestent surtout entre
champignons et arbres au niveau des racines. Les filaments du
champignon forment un feutrage sur de jeunes racines qu'ils pénètrent
superficiellement jusqu'à constituer une sorte de manchon autour des
tissus extérieurs de la racine, qu'ils pénètrent d'ailleurs par de minces
filaments superficiels. L'intrication des deux organismes est légère, mais
elle existe et va permettre au champignon et à l'arbre de se rendre
d'éminents services. Seules quelques jeunes racines d'arbres se
convertissent ainsi en mycorhizes, au hasard des rencontres avec des
filaments de champignons ; la proportion de racines mycorhizées et de
racines ordinaires peut varier considérablement.
Dans un ouvrage assez récent, Boulard 3exprime avec beaucoup
d'humour la rencontre d'un champignon et d'un arbre. Il écrit : « Si les
constituants du tapis végétal devaient en venir un jour au système des
petites annonces instaurées par l'homme, nous ne serions pas étonnés de
lire dans la presse du cœur : " Boletus edulis, ami des sols siliceux, très
accommodant, accepterait de lier son sort avec les racines d'un Abiès,
d'un Pinus ou d'un Quercus, quoique sa préférence irait au Castanea " ;
ou bien encore : " Picea sitchensies, installé loin de son pays d'origine sur
un sol ingrat, ressent un besoin de collaboration : amanites, girolles ou
russules seraient les bienvenues ". »
Ainsi, des ménages heureux se constituent entre certaines espèces
d'arbres et certaines espèces de champignons, avec des degrés de fidélité
variables. En fait, chaque essence forestière a ses préférées et, comme le
dit encore Boulard, ne regarde les autres champignons qu'avec
indifférence. Citons parmi les arbres aux mœurs éclectiques : le hêtre, qui
semble disposer de charmes spéciaux puisque l'on a répertorié 101
espèces différentes de champignons susceptibles de s'unir à lui ; les
tilleuls sont déjà beaucoup plus exigeants et n'acceptent que quelques
champignons symbiotiques, tels que les Sclérodermes ou le Cenococton ;
quant au chêne pubescent, il paraît plus exigeant encore puisqu'il ne
semble s'associer qu'à l'amanite des césars, et encore seulement dans
certains sols ; tandis que le chêne pédonculé, beaucoup plus éclectique,
tolère au moins une trentaine d'associés. Le châtaignier, en revanche, a
une prédilection pour le cèpe de Bordeaux. Un sapin, l'Abies firma, n'unit
son sort qu'à celui du Cantharellus flocosus ; sans oublier la truffe qui
affectionne particulièrement les racines du chêne, et le bolet élégant qui«
suit le mélèze comme le dauphin suit le navire ».
Or, les relations du champignon et de l'arbre sont nécessaires à la vie
de l'un et de l'autre, comme le montrent les faits suivants : l'introduction
d'essences nouvelles a souvent échoué, faute de trouver dans le sol les
champignons symbiotiques correspondant à leurs affinités ; à l'inverse,
des coupes à blanc entraînent dès l'automne suivant la disparition des
fructifications de nombreux champignons pourtant présents depuis
toujours sur les lieux ; la perte de l'arbre est ressentie par le champignon
comme un insupportable veuvage.
Le lien étroit entre les champignons et les racines d'un arbre peut être
démontré par la disposition en cercles concentriques des chapeaux de
champignons sous un arbre quelconque ; il suffit alors de planter un
piquet-repère, substitué à chaque champignon, et de réobserver la
situation l'année suivante à la même saison. On constate qu'une nouvelle
pousse de champignons s'est produite un peu plus loin que les piquets de
l'année précédente, disposée en cercles concentriques dont le diamètre est
naturellement supérieur à celui des cercles de piquets ; autrement dit, les
champignons expriment, au dessus du sol, l'extension en dessous du sol
de la couronne des jeunes racines de l'arbre mycorhizé.
Les souches des arbres morts ou abattus peuvent être d'excellentes
niches à champignons ; c'est pourquoi il est plus aisé de réussir un
reboisement sur un sol récemment exploité que sur un sol nu. Des
observations ont ainsi pu être faites, concernant la replantation en pins
sylvestres d'une lande anciennement peuplée de bouleaux clairsemés ; les
graines de pin sylvestre avaient été semées à la volée, mais le
développement des plantules s'effectua de façon tout à fait hétérogène; on
observait çà et là des plages de jeunes plants vigoureux affectant
vaguement la forme d'une étoile, tandis qu'ailleurs les graines refusaient
de germer. En observant les choses d'un peu plus près, on s'aperçut que
ces plages correspondaient à la présence dans le sol de souches
pourrissantes de bouleaux truffées de filaments d'amanite muscarine, et
les jeunes pins jalonnaient à la surface le parcours souterrain des racines
partant de ces souches; celles-ci étaient donc de précieux refuges pour les
filaments de l'amanite, absolument indispensables à la germination des
graines de pin sur ces sols ingrats, ce qui permit d'expliquer la répartition
curieusement inégale des taches de jeunes pins dans cette lande sauvage.
L'amanite tue-mouches est liée dans cet exemple à la fois aux bouleaux
et aux pins ; tels sont en effet ses arbres de prédilection, et il n'est pas
étonnant qu'on la trouve en si grande quantité dans les forêts sibériennes,
cette taïga où les peuples l'utilisent depuis des temps immémoriaux
comme champignon sacré4.
Si les Opuntias eurent en Australie les développements épidémiques
que l'on sait, il n'en fut certes point de même pour les épicéas dont
l'introduction sur ce continent connut maints déboires. Les semis en
pépinières restaient chétifs et les mises en place tournaient généralement
au désastre ; c'est l'imagination d'un forestier astucieux qui parvint à
résoudre ce délicat problème d'acclimatation. L'idée lui vint en effet de
faire appel aux services d'un sapin de Noël – en réalité un épicéa –
importé d'Europe dans une grosse motte de sa terre d'origine afin de lui
permettre de supporter ce long voyage ; Noël passé, l'épicéa avait joué
son rôle et c'est alors que la terre du pot importée d'Europe fut mélangée,
dans une proportion de 1 à 100, avec de la terre de pépinières
australiennes. Sur ce mélange, les semis d'épicéas s'avérèrent rapidement
efficaces et vigoureux, car la terre d'Europe contenait les filaments
mycorhiziens nécessaires à l'implantation de ce conifère sur un continent
qui ne le connaissait pas, pas plus d'ailleurs que les champignons
correspondants.
Les champignons mycorhiziens rendent encore un autre service aux
arbres avec lesquels ils coexistent : en occupant le terrain, ils ne laissent
aucune possibilité aux champignons pathogènes, hautement compétitifs,
de s'installer. Ils jouent donc non seulement un rôle de coopérant, mais
aussi un rôle de protecteur vis-à-vis de « leur » arbre.
Il est significatif que ces exemples portent sur des plantations de
conifères ; de fait, ceux-ci sont particulièrement sensibles à l'aide que
leur apportent les champignons, et il n'est guère de représentant actuel de
ce groupe qui ne soit pourvu de mycorhizes. En analysant des résidus de
plantes fossiles, on s'est aperçu que toutes – ou à peu près toutes –
avaient établi de tels liens avec les champignons, ce qui est loin d'être
vrai pour les plantes à fleurs, végétaux les plus modernes de l'histoire.
L'histoire de la symbiose suivrait-elle donc celle du mariage dont on a pu
dire qu'ils étaient, l'un et l'autre, faits d'un ensemble de mutuelles
concessions ? En fait, dans les deux cas, les êtres « évolués » semblent
vouloir affirmer un regain d'autonomie, comme le confirme le
relâchement actuel des unions symbiotiques, mais aussi des unions
matrimoniales. A vrai dire, ces dernières trouvent dans le monde végétal
leur équivalent avec d'autres formes de symbiose, beaucoup plus rigides
et plus étroites, évocatrices de ces ménages parfaits auxquels tous
aspirent et que peu réalisent.
La stricte monogamie des Orchidées
De telles unions associent certains champignons du sol et des herbes
formant, au niveau des racines, des mycorhizes dites endotrophes : ici le
champignon vit littéralement à l'intérieur de la racine et ne se contente
pas de la revêtir d'un manteau protecteur externe ; le fait a été mis au jour
pour la première fois par les remarquables travaux de Noël Bernard, ce
jeune militaire qui observait dans la forêt de Fontainebleau, en 1899, une
Orchidée banale : la Néottie nid-d'oiseau. Il découvrit le rôle déterminant
joué lors de la germination des graines de cette espèce par des filaments
mycéliens présents à l'intérieur des racines. Plus tard, on observa que ce
phénomène était général chez toutes les Orchidées, dont les graines
minuscules ne peuvent germer que si elles sont aidées dans cette tâche
par les filaments du champignon qui leur servent de pseudo-racines et
aspirent dans le sol les éléments nutritifs dont elles ont besoin. Un
équilibre s'instaure alors entre le champignon et la racine de la plante
herbacée ; équilibre toujours fragile, car le territoire réservé au
champignon est limité, et des scènes de ménage se déclenchent lorsque
celui-ci, trop entreprenant, veut pénétrer trop avant dans les tissus
racinaires de l'hôte. Celui-ci dévoile alors son aptitude à la compétition et
détruit purement et simplement les filaments qui lui paraissent pénétrer
trop étroitement ses locaux privés.
C'est en sécrétant des substances chimiques particulières : l'orchinol et
l'hircynol, que les racines tubérisées des plantes adultes maintiennent le
champignon à leur périphérie et lui interdisent de pénétrer trop avant
dans leur tissu. C'est pourquoi les champignons n'envahissent jamais
l'Orchidée tout entière, et se limitent à la zone périphérique des seuls
racines – manière somme toute peu élégante, chez l'Orchidée, de
remercier le champignon pour le service rendu.
Un équilibre s'établit finalement entre les forces de l'hôte et celles du
champignon, que Noël Bernard a exprimé par cette formule suggestive :
« Les mycorhizes représentent une forme de symbiose aux frontières de
la maladie ».
Hormis les Orchidées, on trouve de telles mycorhizes chez les
Composées, les Éricacées et les Ombellifères, mais aussi chez les
Fougères et les Lycopodes ; elles sont relativement rares chez les arbres,
bien qu'on ait pu en mettre en évidence chez l'if et le ginkgo et chez
quelques feuillus comme l'érable, le frêne, le tulipier et l'eucalyptus. Le
rôle bénéfique de la mycorhize sur l'arbre ou l'herbe est aujourd'hui
reconnu. Il apparaît en effet que, dans les sols pauvres, le développement
des mycorhizes est abondant, d'où cette idée qu'elles jouent un rôle
essentiel dans la nutrition des plantes. De fait, le champignon absorbe
certains constituants du sol, les stocke temporairement au niveau de la
gaine mycorhizique et les rétrocède enfin à la plante, soit en l'état, soit
après les avoir métabolisés et transformés en éléments assimilables. On a
pu dire que la mycorhize fonctionne comme une caisse d'épargne qui
restitue au fur et à mesure des besoins, et en petite monnaie, les éléments
minéraux accumulés dans sa gaine.
Si les mycorhizes des arbres rendent à ceux-ci d'éminents services,
mais qui restent néanmoins facultatifs, il n'en va pas de même chez les
Orchidées où l'association aboutit à une totale dépendance de la plante
par rapport à sa mycorhize. La présence du champignon est absolument
indispensable, car il va pourvoir la minuscule graine d'éléments puisés
dans le sol, et notamment de vitamines et de facteurs de croissance dont
les embryons sont incapables de réaliser la synthèse. Le champignon est
donc indispensable au succès de la germination.
Dans les rapports entre champignons et racines existent donc tous les
stades intermédiaires entre le simple flirt et le strict mariage monogame.
Les rapports les plus lâches conduisent à la formation de la rhizosphère ;
attirés par les excrétions des racines, les filaments des champignons
flirtent avec elles, sans engager cependant de relations trop étroites
aboutissant à une interpénétration, fût-elle de surface. Les mycorhizes «
ectotrophes » rendent déjà des services plus évidents, notamment sur des
sols relativement pauvres où leur feutrage superficiel, sur l'épiderme des
racines, joue un rôle alimentaire important qui permet de réduire les
apports d'engrais, puisque la mycorhize joue ce rôle. Les individus
mycorhizes s'avèrent toujours plus riches en potassium, en azote, en
phosphore, que les plantes abandonnées à un célibat prolongé. En fait, on
peut comparer la mycorhize à une seringue qui injecterait dans les racines
des éléments minéraux du sol et recevrait en échange des sucres
provenant de la photosynthèse de l'arbre ; c'est en quelque sorte une
infirmière qui met son patient sous perfusion pour le nourrir, et reçoit en
échange des bonbons...
Des études effectuées en Amérique du Nord, là où les espèces
pionnières suivent immédiatement le front du recul des glaciers, ont
montré qu'elles arrivent généralement par paires : champignons et arbres
ou arbustes, plantes herbacées et bactéries. L'implantation réussit là où un
individu isolé échouerait à coup sûr. L'entraide entre le grand et le petit
permet d'accomplir des conquêtes qu'aucun des deux ne réussirait seul.
Quant aux mycorhizes endotrophes, elles s'avèrent absolument
nécessaires à la vie de leur hôte, comme on vient de le voir pour les
Orchidées : la dépendance devient ici absolue, justifiant parfaitement
l'aphorisme selon lequel on a toujours besoin d'un plus petit que soi !
L'histoire d'amour de l'algue et du champignon
Enfin, une solidarité parfaite entre deux êtres se produit lorsqu'ils
finissent par fusionner, par n'en plus faire qu'un seul. C'est ce miracle que
réussissent les lichens, reproduisant au niveau des organismes ce que font
les cellules sexuelles lorsqu'elles disparaissent en s'accouplant pour
former un œuf, point de départ d'un nouvel individu. Il en va de même
lorsque de banales algues vertes, monocellulaires, vivant à l'état libre,
rencontrent les filaments de certains champignons microscopiques. Le
filament emprisonne alors l'algue et forme un individu homogène en
apparence : le lichen. La difficulté de cultiver le champignon en
laboratoire rend cette synthèse très difficile ; par contre, dans la nature,
elle s'effectue spontanément, le champignon apparaissant à première vue
comme un parasite de l'algue. La symbiose lichénique s'effectue sur la
base d'une fidélité absolue de l'algue et du champignon ; c'est toujours la
même espèce d'algue qui s'allie à la même espèce de champignon, pour
former un être vivant nouveau que l'on baptise d'ailleurs d'un nom latin
double, montrant par là qu'il s'agit bien d'une entité nouvelle que l'on
considère comme une espèce à part entière, au même titre que toutes les
autres, animales ou végétales.
Le phénomène de la synthèse lichénique a été décrit pour la première
fois en 1866 par Schwendener ; mais cet auteur fut très critiqué, et il
fallut du temps pour que finisse par s'imposer l'idée selon laquelle le
lichen serait un être double. Dans cette association étroite, l'algue nourrit
le champignon en continuant à faire la photosynthèse, et l'on peut
montrer par l'utilisation de gaz carbonique radioactif que les sucres de
l'algue passent effectivement dans les filaments du champignon. Mais
cette aptitude de l'algue à la photosynthèse est relativement réduite, ce
qui prouve bien qu'elle se comporte comme un semi-parasite du
champignon ; celui-ci, de son côté, apporte à l'algue les éléments nutritifs
minéraux dont elle a besoin, et la protège contre les agressions et les
risques de déshydratation. L'équilibre est donc parfait entre services
rendus de part et d'autre ; et l'être double ainsi créé est si unitaire, dans sa
nouvelle nature, qu'il peut se reproduire par simple bouturage: des
sorédies s'échappent, qui sont de petits groupes d'algues entourés de
filaments se détachant du thalle lichénique.
Les lichens, indicateurs de pollution
Ces êtres doubles, et pourtant uniques, s'avèrent d'une extrême
résistance et sont les pionniers les plus efficaces des milieux les plus
arides.
L'aptitude à la reviviscence est également commune à l'algue et au
champignon, comme il faut s'y attendre d'êtres vivant dans des conditions
extrêmes d'aridité, de lumière, de température et de vent : de nombreux
lichens peuvent subsister durant de longues périodes dans un état de
profonde déshydratation, comme le font les graines, et « revenir à la vie
active » lorsque les conditions redeviennent favorables. En revanche, les
lichens manifestent une très forte sensibilité à la pollution chimique de
l'air ; ces êtres qui ne vivent jamais enracinés, mais simplement
accrochés à leurs supports, donc en état chronique de malnutrition ou de
sous-nutrition, supportent mal la toxicité de l'air chargé d'anhydride
sulfureux, depuis que le fuel domestique et les foyers industriels chargent
de ce gaz délétère l'atmosphère des sociétés industrielles. Les lichens
disparaissent alors, et selon des gradients de sensibilité variables d'une
espèce à l'autre, de sorte qu'il est possible d'établir des cartes de la
pollution atmosphérique par simple observation des lichens présents sur
les écorces des arbres. Ainsi, tous les lichens ont-ils disparu des arbres
urbains depuis que s'est précisément généralisé le chauffage au fuel. Puis,
au fur et à mesure que l'on s'éloigne des centres de pollution, on voit les
espèces réapparaître dans un ordre correspondant à leur sensibilité
respective.
Les lichens sont les constituants normaux de la toundra où ils
alimentent les rennes ; ils constituent ainsi la base de la chaîne
alimentaire sur laquelle repose la civilisation lapone, malheureusement
menacée aujourd'hui par la pollution de l'air que les courants aériens, liés
à la rotation de la Terre, accumulent sur les régions polaires.
Cette très grande sensibilité des lichens à la pollution de l'air n'existe
pas pour les algues vertes pleurocoques, qui manifestent généralement
leur présence par des traînées vertes sur le tronc des arbres. On affirme
souvent – à tort d'ailleurs – que ces traînées indiquent la direction de
l'ouest, d'où viennent en Europe les vents dominants chargés de pluie ; en
réalité, la forme de l'arbre, son inclinaison, jouent un rôle important et
contribuent à expliquer la répartition de ces algues sur leurs écorces,
comme d'ailleurs les conditions d'implantation géographique de ces
arbres, qui ne sont pas toujours atteints par les vents dominants lorsqu'ils
occupent par exemple des cuvettes ou des stations où le sens de
l'écoulement de l'air est modifié par le relief.
Si les lichens nous apparaissent comme des êtres complètement
insignifiants, c'est parce que nous ne savons pas les regarder ; vus de
près, les lichens incrustants foliacés ou arbusculeux, selon leur forme
plus ou moins dressée et leur évolution plus ou moins complexe, peuvent
affecter des allures fort élégantes et extrêmement délicates. On pourrait
imaginer une véritable présentation de mode des formes lichéniques, qui
ne manquerait pas de surprendre l'observateur inattentif pour qui un
lichen n'est rien d'autre qu'une tache insignifiante sur un mur ou un arbre.
Un choix judicieux d'espèces montrerait l'extraordinaire diversité de cette
flore lichénique dans son originale et profonde beauté.
1+1=1
Termes ultimes de la solidarité entre deux plantes, les lichens ont
construit du neuf, comme le fit jadis la sexualité, sur la fameuse
équation : 1 + 1 = 1 ; mais ce dernier 1 est un autre, doué de propriétés
nouvelles et originales, fruit d'une coopération et d'une solidarité
équilibrée et exemplaire. Voilà ce que savent faire les plantes lorsque leur
volonté de coopérer se substitue entièrement à toute forme d'affrontement
entre elles Le modèle d'un mariage parfait, en quelque sorte. Ici, le
champignon enlace quasi amoureusement l'algue avec laquelle il organise
sa vie, de sorte que, comme le dit la Bible : « Tous deux ne font plus
qu'une seule chair ».
Mais nous touchons ici un exemple ultime où la Vie invente et
entretient la fusion entre deux êtres. C'est l'exception qui confirme la
règle ; et la règle veut que le principe de coopération, d'association, de
fusion, soit continuellement équilibré par le principe inverse de
compétition, d'opposition et d'identité.
Tensions et coopérations dans la nature et la société
En effet, dans l'art de pratiquer à la fois le jeu de la solidarité et celui
de la compétition, les plantes illustrent éloquemment l'une des lois les
plus fondamentales de la Vie, pour ne pas dire le mode de
fonctionnement de la Vie elle-même ! Voire même de la « non-vie ».
Ne voit-on pas, dans les atomes, les électrons orbiter autour du noyau,
comme le font les satellites autour des planètes et les planètes autour des
étoiles ? Forces centrifuges et centripètes s'équilibrent, et de cet équilibre
résulte la permanence de l'ordre du cosmos.
Mieux, les planètes agissent sur nous, et le couple Mars-Vénus illustre
depuis des temps immémoriaux la dialectique de l'affrontement de la
force et de la virilité face à la communion, à la sensibilité et à la féminité.
De même, les molécules mènent des combats meurtriers déterminant les
phénomènes de télétoxie ou plus simplement de toxicité. Mais elles
peuvent aussi exercer des attractions surprenantes : ainsi, le papillon mâle
du ver à soie est attiré vers sa femelle en recevant une seule molécule de
Bombycol sur ses antennes réceptrices : muni d'un capteur
extraordinairement sensible, le mâle peut repérer la femelle à l'odeur,
même si elle se trouve à des kilomètres de distance ! Coopérations et
sélections moléculaires ont d'ailleurs agi de pair, dès l'origine de la vie,
comme on l'a vu au début de cet ouvrage.
Mais poursuivons notre ascension dans l'échelle des êtres : luttes et
coopérations entre plantes ou animaux avaient déjà frappé Aristote qui
écrit, dans le livre IV des Parties des animaux : « Les animaux sont en
guerre les uns contre les autres quand ils habitent les mêmes lieux et
qu'ils usent de la même nourriture. Si la nourriture n'est pas assez
abondante, ils se battent, fussent-ils de la même espèce ». Mais il conclut
ces propos typiquement malthusiens en constatant que « tous les animaux
ne sont pas en lutte, il en est aussi qui sont amis ». Haeckel semble faire
écho aux propos d'Aristote lorsqu'il définit l'écologie, en 1866, comme
«la somme de toutes les relations amicales ou antagonistes d'un animal
ou d'une plante avec son milieu inorganique ou organique, y compris les
autres êtres vivants ».
Les philosophes, s'inspirant des modèles de la nature, insistèrent tantôt
sur la préséance des forces coopératives, tantôt au contraire sur les luttes
et les compétitions. Pour Paracelse, qui exprimait parfaitement la
sensibilité du Moyen Age, « l'univers est un, et son origine ne peut être
que l'éternelle unité. C'est un vaste organisme dans lequel les choses
naturelles s'harmonisent et sympathisent réciproquement ». Tout autre est
le langage du XIXe siècle, exprimé plus haut par des citations de Darwin,
d'Engels, de Marx, où les luttes, les affrontements deviennent l'unique et
exclusif moteur de la vie individuelle et collective, du fonctionnement de
la nature et de la société.
Dans une remarquable synthèse, R. Klaine5a montré comment le
double principe d'antagonisme et de complémentarité est à l'œuvre aussi
bien dans la nature que dans la société. Il écrit : « Pour qu'il y ait système
dans l'ordre de la matière, il faut des forces d'attraction, et en même
temps des forces de répulsion, les unes et les autres étant simultanées.
Autrement dit, pour exister, la matière exige des forces antagonistes. Si
les constituants étaient rigoureusement de même nature, ils
s'accumuleraient et ne constitueraient plus qu'un magma indifférencié.
Inversement, s'ils n'étaient que purement dissemblables, ils ne
formeraient qu'un bric-à-brac hétéroclite.
Il en est de même dans la nature. Sans la différenciation, les
écosystèmes, comme la matière physique, ne seraient plus que magma
informe. Sans la coopération, ils ne seraient plus que disparate bric-à-
brac. Les interactions, les « liens » qui constituent l'écosystème sont faits
à la fois de répulsion et d'attraction.
Nous voici donc face à deux principes organisateurs, antagonistes et
complémentaires. Il est temps de se demander si ces principes régissent
aussi les hommes et leurs sociétés. Chacun a déjà fait mentalement le
rapprochement. Il saute aux yeux ! Association et diversification sont les
principes majeurs de l'organisation des sociétés humaines comme des
écosystèmes naturels.
La diversité est indispensable à la survie d'une société humaine. Car il
en va des écosystèmes où vivent les hommes comme des autres
écosystèmes naturels : plus il y a diversité, plus les écosystèmes sont
riches et en mesure de résister aux agressions de toutes sortes. Cela exige
que la diversité des individus et des groupes soit non seulement tolérée,
mais promue. Ce qui, dans tout écosystème, implique conflit et tension.
Ceux-ci évitent que les groupes humains ne tournent au magma
indifférencié ou aux sociétés nivelées, planifiées, totalitaires.
Mais le risque est grand de ne pas comprendre la finalité de ces
tensions, qui est de maintenir la diversité. On verse alors dans la
concurrence sauvage basée sur la vision erronée de la « survivance du
plus apte». On en arriverait alors en fait à s'affronter systématiquement
jusqu'à ce que le meilleur gagne et, par là même, élimine l'autre. Comme
l'a parfaitement montré Jacques Ruffié, cette vision darwinienne de la
nature, qui inspira les théories libérales de libre concurrence comme les
théories marxistes de lutte des classes, conduit à une impasse.
En fait, les principes organisant les sociétés humaines à la manière des
écosystèmes naturels trouvent leur origine dans le psychisme humain lui-
même. Le besoin vital d'association ressenti par chacun pour fuir sa
solitude est manifestement le lien organique avec une nature dirigée par
le principe d'association. Il en est de même du besoin fondamental
d'individualité et d'identité, le besoin d'être soi-même, manifestement
accordé biologiquement à une nature régentée par le principe de
diversification.
Sociabilité et identité se conjuguent et s'opposent dans une relation
complexe, comme dans les écosystèmes naturels. Un auteur intimiste
comme Bourbon-Busset l'a bien senti et illustré au niveau des relations
affectives les plus personnelles : confrontation et coopération sont les
fondements de toute association humaine réussie. Que l'on développe
l'une au détriment de l'autre, et l'on est inévitablement conduit à l'ennui et
au nivellement, ou aux conflits et à la séparation, au magma ou au bric-à-
brac... Deux manières, pour un couple, de s'éteindre.
Sans sociabilité et sans individualité, l'homme ne peut pas plus
subsister que l'écosystème naturel. Aussi la recherche d'association doit-
elle pouvoir trouver les moyens de s'exercer, tant au niveau des relations
interindividuelles que communautaires et collectives. Mais la solidarité la
plus noble exige, pour s'exercer, l'individualité la plus affirmée : « Aimez
les autres de l'amour dont vous vous aimez vous-même », dit la Bible.
Mais l'amour de soi implique que l'on ait également les moyens de bâtir
son autonomie et sa singularité.
Sans doute n'a-t-on pas exactement mesuré toute la portée du fameux «
aime ton prochain comme toi-même », véritable code génétique de toutes
les religions. Le XIXe siècle et sa morale austère voulaient que l'on aimât
son prochain en «s'oubliant soi-même ». Il en résulta névroses, cœurs
secs, militants aigris et désabusés qui, pour avoir tout sacrifié « à la cause
», se retrouvaient sur le tard seuls et désemparés. Le XXe siècle veut au
contraire que l'on affirme son « moi » dans la plus parfaite indifférence
au prochain : c'est l'ère du « moi d'abord », avec ses couples
inconsistants, ses fausses sécurités, son mal de vivre. Le pendule est
passé d'un excès à l'autre. Dans les deux cas, il manque sa cible et
l'homme s'égare dans des voies sans issue.
Car « aimer son prochain comme soi-même », c'est concilier d'un
même élan les deux mouvements d'affirmation de soi et d'ouverture aux
autres qui convergent dans la nature, la vie, l'esprit. Sans doute est-ce
pour cela que cette fameuse maxime se retrouve presque mot pour mot
dans toutes les grandes religions d'Orient et d'Occident.
En poussant plus loin l'analyse, on peut même se demander si ce «
Commandement » n'exprime pas, à l'ultime degré d'avancée de
l'évolution et de la Vie, celle de l'homme et celle de l'Esprit, une réalité
déjà en germe dès les origines de la sexualité. Car celle-ci manifeste dans
le même acte, et de façon saisissante, la double pulsion d'agressivité et de
communion, la force brutale de Mars et la douceur de Vénus. De la
sauvage agressivité du viol à l'échange sublime de l'amour, les deux
termes de l'alternative s'affrontent et se confrontent. Mais une fois
encore, l'amour qui illumine la sexualité d'un éclat sans pareil est la
valeur première, universellement admise par tous comme la plus haute
expérience qu'il soit donné à l'homme de vivre; transformée par l'amour,
la sexualité devient une ascèse du donner et du recevoir, dans le respect
de l'authenticité de la personne, et ses vertualités agressives ou
dominatrices se dissipent dans une plus haute exigence. Une fois encore,
comme nous l'avons vu au 2e chapitre, l'amour est premier, et sa force
seule est créatrice.
Mais le chant des poètes et le langage populaire associent de tout
temps l'amour et la mort. Car, qu'il y ait compatibilité ou incompatibilité
entre les être, celle que François d'Assise appelait « notre petite sœur, la
mort » les tranchera inexorablement. Car c'est à elle, et à elle seule, que
la « grande Vie » a confié la tâche de sectionner les nœuds gordiens ; en
tranchant de la sorte, elle libère ce qui était asservi et ne pouvait trouver
dans le jeu ordinaire des forces naturelles de solutions viables ; car elle
est tantôt celle qui libère, tantôt celle qui détruit, selon qu'elle brise les
chaînes de nos prisons ou les liens de nos amours et de nos affections.
Mais toujours elle restitue au grand cycle de la vie cosmique la matière,
l'énergie et l'esprit momentanément intégrés et enfermés dans une forme
qui, lorsqu'il s'agit d'un humain, est destinée à prendre le visage d'une
personne. Étrange société que la nôtre, en vérité, qui a désormais banni la
mort après que des générations et des générations l'ont redoutée,
conjurée, respectée, dans l'anxiété de toujours faire alliance avec elle.
Étrange société qui voudrait nier désormais que la vie et la mort sont les
deux faces d'une seule et même réalité. Etrange société enfin qui refuse
obstinément de comprendre et de sentir pour Vivre, il faut d'abord
mourir ; car il est écrit « si le grain de blé qui tombe en terre ne meurt, il
reste seul ; mais s'il meurt, il porte du fruit en abondance. Celui qui aime
sa vie la perd, et celui qui cesse de s'y attacher en ce monde la gardera en
plénitude et pour toujours 6. » Insupportable provocation pour ce monde à
la recherche effrénée du « bonheur » ! Et si c'était vrai ? Et s'il suffisait
d'essayer ?
Car tous les sages de tous les pays et de tous les temps ont dit la même
chose ! Se seraient-ils tous trompés ?
1 Ces informations m'ont été communiquées par M. Caudron, pharmacien à Calais et éminent
naturaliste phytothérapeute.
2 Scutellaria galericulata.
3 B. BOULARD, Vie intense et cachée du sol, Flammarion, 1967.
4 Voir sur ce sujet Drogues et Plantes magiques, Fayard, 1983.
5 R. KLAINE, Renaturer et réenchanter la ville, Institut européen d'Écologie, Metz, 1983.
6 Jean, ch. 12 , versets 24-25.
CHAPITRE 9
Les parasites
Symbiose ou parasitisme ?
L'étude des lichens a pu nous donner le sentiment d'un parfait équilibre
entre deux êtres vivant en symbiose : l'algue et le champignon. Il n'en
reste pas moins que l'équilibre parfait, comme chacun peut le voir, n'est
pas la forme la plus habituelle de l'union entre deux êtres – ni dans la
nature, ni dans la société. Ici comme là, les bons ménages sont rares.
Incompatibilités de caractère, lentes dérives des humeurs, évolutions
divergentes, apparitions inattendues ou inopinées d'un tiers ne tardent
point à semer d'obstacles le dur chemin de la vie à deux. De nouveaux
équilibres s'établissent, ou plutôt des déséquilibres plus ou moins
tacitement acceptés, où les phénomènes de dominance tempèrent ou
altèrent les symbioses. Et l'on glisse ainsi lentement – et ô combien
tristement ! – de l'harmonie aux multiples formes de dépendance ou
d'oppression... Bref, de la symbiose au parasitisme.
L'harmonie symbiotique, qui s'exprime si bien chez les lichens,
apparut à certains si parfaite qu'ils refusèrent d'y croire ! Telle fut
d'ailleurs la position de Schwendener lui-même, qui découvrit le premier
le dualisme lichénique en 1867, mais n'y vit qu'un mode de vie
parasitaire du champignon par rapport à l'algue, emprisonnée dans le
dense lacis de ses filaments. Dans un langage fort imagé mais suggestif,
Schwendener voit dans le champignon le maître, dans les algues les
esclaves. Il écrit : « Il [le champignon] les entoure comme une araignée
entoure sa proie, d'un étroit réseau de fils qui se transforment peu à peu
en une enveloppe impénétrable. Mais, tandis que l'araignée suce le sang
de sa victime et ne l'abandonne que morte, le champignon excite les
algues prises dans son réseau à une plus grande activité, et même à une
multiplication plus intense. Il rend ainsi possible une croissance plus
vigoureuse et un bon développement de toute la colonie. Les algues
maintenues en esclavage sont transformées en peu de générations, à tel
point qu'on ne peut plus les reconnaître ». Et comme il convient qu'une
thèse soit toujours équilibrée par son antithèse (du moins lorsqu'il ne
s'agit encore que d'hypothèses !), Beijerinck vint quelques années plus
tard soutenir que c'était en fait l'algue qui parasitait le champignon, et
non l'inverse !
Depuis lors, de nombreuses études ont été menées sur les algues et les
champignons, associés ou en cultures pures. L'évidence universellement
admise aujourd'hui est que les lichens sont le résultat d'une longue
adaptation réciproque : les deux organismes ont été modifiés par leur
étroite interrelation, ils ont évolué simultanément, et le lichen est le fruit
de cette « coévolution », avec modification des propriétés initiales. La
symbiose pourrait alors apparaître comme la conséquence d'une
évolution mutuelle, partant du parasitisme ou du commensalisme et
aboutissant à une étroite communauté de vie.
Mais le mouvement inverse est lui aussi fréquent, qui crée entre deux
êtres des relations toujours plus dépendantes, l'un vivant finalement
entièrement au détriment de l'autre. Entre eux, l'ordre de la nature semble
profondément perturbé dans son ordonnance fondamentale qui assigne à
chaque catégorie d'être et sa place et sa fonction.
Les charognardes
On a vu comment la nature assigne aux plantes les fonctions de
production, aux animaux celles de consommation, enfin aux
champignons et aux bactéries celles de décomposition. Et comment, très
schématiquement, notre société fonctionne sur le même modèle.
A cet ordre fondamental, dans la nature comme dans la société,
certains êtres s'autorisent, se contraignent ou sont astreints à déroger.
On voit, par exemple, des plantes abandonner leur fonction de
production chlorophyllienne et puiser directement les matières
organiques nécessaires à leur alimentation, et qu'elles ne savent plus
synthétiser, dans les litières et les humus des plantes en décomposition.
Ce sont les plantes saprophytes1, qui vivent littéralement en se nourrissant
de cadavres végétaux en voie de fermentation et de décomposition,
l'équivalent des charognards en quelque sorte. Adaptées à leur mode de
vie, elles se passent de la chlorophylle devenue inutile, ont de minuscules
feuilles rougeâtres, des tiges incolores et des fleurs elles aussi souvent
assez dégénérées. Telles sont les Monotropes, tristes compagnes des
forêts de pins, à forte odeur de vanille qui persiste des années durant sur
les fleurs séchées. Même les groupes les plus évolués produisent de telles
plantes, comme la Néottie nid d'oiseau, fréquente dans les forêts de
feuillus et appartenant à la famille des Orchidées.
L'appareil végétatif de la Néottie, comme celui du Monotrope, est
entièrement souterrain : c'est une tige enterrée, un « rhizome » sur lequel
se développent de nombreuses racines latérales charnues dont la
disposition et l'enchevêtrement font penser aux brindilles d'un nid
d'oiseaux, d'où le nom de la plante (cette comparaison ne date pas d'hier,
puisque le botaniste Dalechamp la faisait déjà en 1586 !). Les hampes
florales qui sortent de terre en mai sont sans chlorophylle ; elles
possèdent des écailles incolores, sortes de feuilles avortées, et portent des
grappes de fleurs d'abord jaunes, puis brunes. Il arrive même que les
hampes florales restent sous terre : les fleurs s'ouvrent alors dans l'humus
et les graines peuvent germer dans le fruit même.
Le Monotrope et la Néottie sont les deux seules espèces saprophytes
des pays tempérés. Elles ont en commun de bénéficier de l'aide de
champignons qui, par leurs filaments mycorhiziens, leur permettent de
puiser leurs aliments dans l'humus, ce qui les dispense de faire la
photosynthèse. Dans les deux cas, l'hétérotrophie est totale, et la
photosynthèse nulle : nous avons affaire à des plantes qui s'alimentent
exclusivement des déchets prélevés dans leur environnement, un peu
comme ces clochards qui font les poubelles...
On estime que 160 espèces de plantes vivent ainsi, pratiquement toutes
tropicales. Dans les grandes forêts équatoriales, elles vivent sur le sol
spongieux et humifère, comme des champignons, nullement
incommodées par l'obscurité qui ne les gêne en rien. D'autres, notamment
dans la famille tropicale des Burmanniacées, poussent sur des troncs
d'arbres morts ou sur des branches tombées au sol, comportement qui
souligne bien la ressemblance entre le mode de vie saprophyte et celui
des champignons qui eux aussi se nourrissent de détritus.
Enfin, les graines sont toujours nombreuses et minuscules et les
embryons, toujours rudimentaires, ont besoin des aliments apportés par le
champignon pour se développer : la symbiose avec le champignon
nourricier démarre donc très tôt, dès la germination, chez toutes ces
espèces saprophytes. En procédant par extension, on pourrait considérer
les champignons comme un vaste groupe d'espèces dont la plupart sont
saprophytes, les autres parasites.
Tous les champignons se dispensent en effet de faire la photosynthèse;
ils puisent directement leurs aliments sur les matières en décomposition
ou, lorsqu'ils sont parasites, les prélèvent sur d'autres êtres vivants,
végétaux, animaux ou humains, ce qui ne les empêche pas d'atteindre des
dimensions impressionnantes (Bovista, Polypores, par exemple). En fait,
95 % des plantes parasites sont des champignons !
Mais les plantes évoluées peuvent en faire autant, abandonnant
totalement ou partiellement leurs fonctions de production en se
nourrissant au détriment des autres : ce sont les plantes parasites.
La proie, l'hôte et le parasite
A leur sujet, une première distinction s'impose. Un parasite n'est pas un
prédateur. Le prédateur choisit sa proie et la dévore : il vit sur un capital
qu'il dilapide. Que celui-ci vienne à s'appauvrir et sa situation devient
elle-même précaire. L'écologie a bien mis en évidence les courbes
d'évolution parallèles des populations de proies et de prédateurs ; quand
le nombre de prédateurs augmente, celui des proies diminue en raison de
la pression ainsi exercée sur elles ; ce qui entraîne naturellement la
réduction des prédateurs affamés par la diminution des proies,
conformément aux lois de Malthus. Mais les prédateurs diminuant en
nombre, les proies se multiplient à nouveau, entraînant alors une nouvelle
vague de prolifération des prédateurs, etc.
Rien de tel dans le parasitisme. Car si le prédateur se nourrit par
prélèvements sur le capital, le parasite tend au contraire à maintenir son
hôte en vie. Il se contente de prélever des intérêts, sans toucher au
capital !
Le parasitisme illustre une forme bien connue d'existence dont les
plantes n'ont certes pas le monopole, forme d'existence certes plus
raffinée que la vulgaire prédation par broutage ou capture de proie, qui
reste le mode alimentaire le plus couramment adopté par la nature. A la
différence de ce que dit la fable, le parasite se garde bien de tuer la poule
aux œufs d'or : il prélève simplement son contingent alimentaire, son
pain quotidien, sur les réserves de l'hôte qui l'héberge. A celui-ci de faire
le nécessaire pour le nourrir ; et à lui de veiller à ne pas être trop
gourmand pour ne pas mettre la vie de son hôte en péril, pour le «
ménager » ; car c'est sa propre vie qu'il ruinerait du même coup.
L'histoire du parasitisme est donc celle d'un subtil et toujours précaire
équilibre entre un parasite et son hôte, dont les relations sont d'autant plus
étroites que le parasite est plus exigeant et mieux adapté à son mode de
vie.
Car il y a parasite et parasite : les uns le sont à peine et peuvent encore
se débrouiller seuls s'il le faut, les autres le sont complètement,
incapables de vivre ailleurs que sur leur hôte. Ce sont les parasites stricts.
Et entre ces deux types, on trouve toutes les variantes, tous les
intermédiaires, de sorte que l'on peut aligner les plantes parasites dans un
ordre de parasitisme croissant ou décroissant, et parcourir ces séries en «
fondus enchaînés » ; car il n'y a pas discontinuité entre la plante normale,
autonome, indépendante, et la plante parasite, totalement modifiée dans
son anatomie et ses fonctions par son mode de vie.
C'est en parcourant ce genre de séries (il y en a plusieurs dans le règne
végétal), que l'on découvre les ruses et les adaptations des parasites,
domaine dans lequel la physiologie végétale est encore à l'état
embryonnaire. Car on ne sait rien ou à peu près rien des mécanismes
chimiques régissant les systèmes d'« appel », de capture et d'échange
entre le parasite et son hôte.
Travailler à temps plein ou se faire entretenir à plein temps ?
Voici d'abord les euphraises de nos prairies, encore appelées « casse-
lunettes », car jadis on les employait contre les maladies des yeux,
indication thérapeutique qui, jusqu'à nouvel ordre, n'a pas été confirmée
par la science moderne. Les paysans n'aimaient pas ces plantes aux fleurs
blanches pourtant si délicates, car ils avaient constaté qu'elles nuisaient
au développement des prés et diminuaient de façon sensible le rendement
en foin et la production laitière.
C'est en 1847 que le botaniste Decaisne découvrit leur nature
parasitaire. Il s'étonnait en effet de ne pas réussir à faire germer les
graines de ces plantes dans des conditions normales de culture, et décela
alors les suçoirs qu'elles émettent sur les racines d'autres plantes. Par ces
suçoirs, l'euphraise pénètre les tissus vivants des racines des herbes
avoisinantes, et l'on comprend que la germination de ses graines ne soit
possible que si se trouvent à proximité immédiate des racines que la
jeune plantule d'euphraise puisse parasiter. Dans le choix de leurs hôtes,
les euphraises sont fort éclectiques, s'attaquant aux herbes les plus
diverses au point qu'un seul individu parasite parfois plusieurs espèces
d'hôtes à la fois.
Très proches des euphraises, puisque appartenant à la même famille
botanique 2, les mélampyres, aux graines grosses comme des œufs de
fourmi, sont tout aussi éclectiques dans le choix de leurs hôtes, mais
accordent leur préférence aux arbustes plutôt qu'aux herbes.
Les rhinanthes aux belles fleurs jaunes émergeant d'énormes calices
ventrus, et les pédiculaires, jadis utilisées contre les poux, appartiennent à
ce même groupe de parasites herbacés de nos prairies. Il faut, pour
déceler leurs mœurs parasites, observer la structure de leurs racines. En
effet, les feuilles exercent normalement la photosynthèse, comme toutes
les plantes: elles sont donc vertes et ne permettent en aucune manière de
différencier ces herbes de leurs voisines. En fait, ces herbes parasites
présentent comme seule originalité de ne pas pouvoir prélever l'eau et les
sels minéraux dans le sol, en raison de l'atrophie de leurs racines qui ne
possèdent pas les poils absorbants nécessaires pour exercer cette tâche.
Ceux-ci sont remplacés par des suçoirs qui se fixent sur les racines de
l'hôte, chez qui ils pompent les éléments minéraux nécessaires. Ils en
prélèvent d'ailleurs des quantités impressionnantes, car ces herbes
figurent parmi celles qui transpirent le plus et fanent pour cette raison
très vite après arrachage.
Lorsqu'une graine de ces plantes est cultivée en pot, elle germe
misérablement, s'étiole et meurt vite, faute de racines à parasiter.
Quelques-unes réussissent parfois à fabriquer des poils absorbants et
conquièrent alors leur autonomie. Nous sommes donc, avec ces herbes, à
la frontière entre plantes autonomes et plantes parasites. Cultivées
ensemble, elles se parasitent mutuellement les unes les autres sans
s'occasionner le moindre dommage apparent. Bref, ces herbes sont encore
fort peu engagées dans la voie du parasitisme ; on les baptise pour cette
raison semi-parasites.
Le parasitisme est déjà nettement plus affirmé chez deux espèces de la
flore française, appartenant toujours à la même famille. La première 3est
une plante tout à fait originale : d'abord parce que ses graines germent à
l'intérieur du fruit, ce qui est exceptionnel, et ce qui est aussi
exceptionnellement défavorable pour elle, car une plante a tout intérêt à
disperser ses graines. En effet, en germant toutes ensembles dans le fruit,
elles entrent en compétition les unes avec les autres, ce qui réduit
considérablement la vitalité de la « portée » : tel est précisément le
handicap de cette plante. De plus, elle vit sous forme d'une tige
souterraine écailleuse et charnue, bourrée de matières de réserve. Cette
tige souterraine est fixée à la plante-hôte par des racines à suçoirs. Il faut
attendre la deuxième année, et souvent la troisième, pour que la plante se
décide à faire une pousse verte et feuillée; cette brusque étape
chlorophyllienne est brève, elle dure rarement plus d'un mois. Après quoi
la plante meurt épuisée, semble-t-il, par cet effort, un peu comme si, à
force d'avoir pris l'habitude de vivre en parasite dans le sol pendant des
années, la nécessité de faire une apparition aérienne et chlorophyllienne
l'épuisait totalement.
Les Lathrea, dont deux espèces vivent en France, vont encore plus
loin. Elles vivent dans le sol et ne fleurissent qu'après dix ans, formant
des organes aériens dépourvus de chlorophylle. Ici, la phase aérienne de
la plante ne vise qu'à sa seule reproduction; toute sa vie végétative est
souterraine : elle occupe d'ailleurs un volume important sous forme d'une
tige souterraine ramifiée et couverte d'écailles charnues d'où partent de
nombreuses racines. Ces écailles transpirent abondamment, au point que
le sol autour des Lathrea est souvent mouillé, comme si on l'avait arrosé.
Les fleurs elles-mêmes sont en partie souterraines, et, pour cette raison,
pratiquent couramment l'auto-fécondation. Leurs graines ne germent
qu'en présence d'une plante hospitalière, arbre ou arbuste fort divers,
mais souvent des vignes.
Des semi-parasites avec retour possible à la vie autonome, comme les
euphraises ou les rhinanthes, aux parasites stricts ayant perdu toute
capacité d'effectuer la synthèse chlorophyllienne, comme les Lathrea, on
parcourt au sein de la même famille botanique une première série de
plantes dont le caractère parasitaire s'accentue graduellement. On peut
imaginer que le parasitisme a commencé par des espèces annuelles,
trouvant sur les racines d'autres espèces annuelles des ressources en eau
et en sels minéraux. Puis la rencontre d'hôtes vivaces, possédant dans
leurs organes souterrains d'importantes réserves organiques, a pu
favoriser le passage au parasitisme strict où l'alimentation du parasite est
entièrement assurée par l'hôte, aussi bien en eau et sels qu'en matières
organiques normalement fournies par photosynthèse.
Cette série s'achève par la centaine d'espèces d'orobanches appartenant
à une petite famille de plantes toutes parasites4. Ces plantes vivent sur les
racines de très nombreuses espèces. Chaque individu produit plus de 100
000 graines minuscules à pouvoir germinatif très long ; la graine se
réserve en somme la capacité d'attendre jusqu'à ce que passe à proximité
la racine d'un hôte potentiel ; elle y enfonce alors un suçoir qui assurera
sa nutrition toute sa vie durant. Mieux, la racine-hôte agit en faveur du
parasite en formant des tissus spécialisés de jonction, afin qu'un contact
solide et durable s'établisse entre les deux plantes et qu'ainsi l'orobanche
soit convenablement alimentée. Comme chez les Lathrea, les orobanches
produisent une tige fleurie, entièrement dépourvue de chlorophylle, mais
portant de jolies fleurs colorées très ornementales ; celles-ci apparaissent
tardivement et marquent la fin de la vie de la plante.
La plupart des orobanches sont éclectiques dans le choix de leur hôte,
sauf quelques cas particuliers comme, par exemple, l'orobanche du lierre,
qui ne se marie qu'à cette seule espèce, mais qui peut pousser aussi sur
des Aralia cultivés ; or, ces plantes appartiennent à la même famille que
le lierre, ce que cette orobanche décèle parfaitement !
Les espèces de cette première série de plantes parasites représentent
trois types de comportement aisément repérables chez les humains. Les
rhinanthes, les mélampyres, les euphraises et les pédiculaires pratiquent
le travail à temps plein, mais reçoivent de surcroît quelques subsides
supplémentaires d'un quelconque parent. Les Tozzia ne pratiquent plus
que le travail à temps partiel et préfèrent se faire entretenir pendant le
reste du temps. Quant aux Lathrea et aux orobanches, elles ne travaillent
plus du tout et se font entretenir à plein temps ; leur seul souci est de se
reproduire, tâche au demeurant agréable et qui n'exige nullement que la
hampe florale soit chlorophyllienne, puisque la nourriture vient d'ailleurs.
Nul, que l'on sache, n'a jamais interdit à un chômeur de faire des enfants
et de les nourrir avec l'allocation-chômage.
Le gui et ses congénères
Comparable à cette première série, mais localisée dans une aire
différente de la classification botanique, voici une seconde série de trois
familles où l'on rencontre des espèces de plus en plus modifiées et
dégradées par le parasitisme.
La première est la famille qui donne à la parfumerie et à la pharmacie
le célèbre bois de santal à l'odeur si délicate, famille représentée en
France par quelques espèces d'herbes et d'arbustes5. La série commence à
nouveau par des plantes dont le parasitisme évoque celui des rhinanthes,
des mélampyres et des euphraises : elles vivent fixées sur les racines de
leurs hôtes par des suçoirs, mais conservent une activité chlorophyllienne
intacte et ne manifestent donc, dans leur allure extérieure, aucun des
phénomènes de dégradation parasitaire observés par exemple chez les
orobanches, où seul l'appareil reproducteur, entièrement dépourvu de
chlorophylle, émerge occasionnellement du sol. Parmi les représentants
tropicaux de cette famille, qui sont certes les plus nombreux, puisqu'elle
comporte en gros 400 espèces, le santal blanc est un arbre pouvant
atteindre 30 mètres de hauteur et dont l'éclectisme est remarquable
puisqu'on a pu dénombrer plus de 100 plantes-hôtes différentes sur
lesquelles il fixe les suçoirs de ses racines. C'est donc un arbre qui utilise
subrepticement les racines des plantes de son voisinage pour s'alimenter
en eau et en sels, sans pour autant abandonner son activité
chlorophyllienne. Le santal est la version arborescente de l'euphraise.
Proche de la famille du santal, voici celle du gui 6. Plante symbolique
par excellence, le gui a de tout temps frappé l'imagination des hommes.
Coupé avec tout le cérémonial que l'on sait par les druides au jour de l'An
neuf, c'est-à-dire selon le calendrier celte en hiver, le gui était recueilli
dans des linges et ne devait jamais toucher le sol. C'est qu'en effet, le gui
est une plante exclusivement aérienne ; ses fruits blancs et visqueux,
disséminés par les oiseaux, sont transportés de branche en branche et ne
touchent jamais terre sous peine de mort ; car la germination exige
impérativement le support d'une branche d'arbre. C'est donc dans les airs
que le gui effectuera sa croissance, conservant ses feuilles toujours vertes
en hiver, ce qui a fait de lui un symbole de pérennité, mais aussi de
fertilité. Tandis que la végétation se repose et que la terre s'endort dans le
grand sommeil hivernal, le gui fructifie et produit ses baies, inversant en
quelque sorte le calendrier immémorial des saisons et rappelant l'éternelle
fertilité de la nature et de la terre.
Symbole aérien parce qu'il ne touche jamais le sol, symbole de fertilité
parce qu'il fructifie en hiver et conserve en permanence son feuillage, le
gui fut jadis utilisé en fonction de ces deux critères, qui étaient sa «
signature ». Selon cette théorie répandue dans toutes les cultures du
monde et si caractéristique de la « pensée sauvage », les propriétés
thérapeutiques d'une espèce végétale s'expriment par des signes qu'il faut
savoir « lire » sur la plante pour en connaître l'usage 7. Symbole aérien, le
gui était utilisé pour soigner l'épilepsie, maladie où le patient tombe
brusquement à terre et se trouve agité de fortes secousses. Symbole de
fertilité, il était employé contre la stérilité des femmes ou du bétail; ses
fruits d'ailleurs sont gluants comme le sperme.
Les Gaulois ne recueillaient le gui que sur les chênes, alors qu'il est
pourtant beaucoup plus fréquent sur les peupliers et les pommiers. Mais
en choisissant le gui du chêne, on assimilait du même coup la sève de cet
arbre puissant et majestueux ; le gui devenait ainsi un symbole de
puissance et de force concentrées à partir du chêne dans une sorte
d'arbuste en modèle réduit, et par là même d'autant plus efficient.
Car le gui est un concentré d'arbre, réduit à une taille modeste,
atteignant exceptionnellement un mètre de hauteur ; sa croissance est
extrêmement lente, au point que l'on ne peut calculer son âge par les
cernes du bois, comme on le fait habituellement pour les arbustes et les
arbres. Il faut donc déterminer le nombre d'entre-nœuds, qui augmente
d'une unité chaque année. On constate alors qu'un petit bouquet de gui
peut avoir plus de trente ans d'âge. Quant aux feuilles, elles se
renouvellent en gros tous les deux ans, mais ne tombent pas toutes
ensemble suivant un calendrier saisonnier, de sorte que l'arbuste est
toujours feuillé.
Les touffes de gui sont unisexuées; il y a des touffes mâles et des
touffes femelles, celles-ci étant les plus nombreuses. Leurs fleurs
émettent un abondant nectar sucré destiné aux fourmis qui les fécondent.
Tout décidément est singulier chez cette plante. Son développement
commence naturellement par la graine ; mais, en fait, le gui ne possède
pas de graine à l'intérieur de ses baies, qui ne sont pas des fruits. Une
curieuse particularité botanique, privilège unique de cette famille, veut en
effet que les cellules femelles soient noyées à l'intérieur du ventre de la
fleur et non pas emballées dans les tuniques successives que produisent
après fécondation la graine et le fruit. Ce sont donc de fausses baies
blanches que les grives ou les merles colportent d'arbre en arbre, soit en
les consommant – et alors elles auront traversé le tube digestif de l'animal
–, soit tout simplement en les déposant avec leur bec sur une branche.
Ces pseudo-baies donnent, en germant, une minuscule plantule qui
possède d'emblée de la chlorophylle ; suspendue en l'air, elle menacerait
de mourir par déshydratation si elle n'était protégée par le suc visqueux
de la baie qui lui apporte un milieu nutritif favorable. Mûre en décembre,
la « baie » germe en mars ou avril, et exige pour cela de la lumière. Mais,
dès que la germination est commencée, ce facteur n'est plus nécessaire.
Au fur et à mesure de son développement, la plantule émet dans le bois
de ses hôtes un suçoir primaire en forme de coin, évoquant un peu une
hache que l'on planterait dans un arbre. Ce suçoir sécrète promptement de
nombreux cordons qui se dirigent en tous sens à la surface des branches
parasitées et d'où partiront de nouvelles pousses de gui. Le parasitisme de
cette espèce est, on le voit, très entreprenant, et cette forme de
multiplication végétative par cordons répandus sous l'écorce de l'hôte
assure au gui une diffusion très efficace. On comprend mieux la densité
avec laquelle il peuple certains arbres, entièrement parasités.
De tels arbres présentent en hiver un tableau complètement inversé de
l'ordre général de la nature, et plus encore du parasitisme. C'est en effet
l'arbre qui se trouve défeuillé et le parasite, en l'occurrence le gui, qui
effectue alors la photosynthèse. Or, venant d'une plante parasite, c'est
bien sûr au contraire que l'on devrait s'attendre : autrement dit, à un
arbuste sans feuilles parasitant un arbre feuillé !
Le gui a inventé d'autre part un système particulièrement efficace pour
s'assurer une alimentation maximale en eau et en sels minéraux puisés
dans les tissus de l'hôte; il augmente fortement sa pression osmotique
interne, bien plus que celle de la plupart des autres parasites, agissant
ainsi comme une pompe aspirante perpétuellement amorcée, alimentée
par l'eau et les sels minéraux que l'arbre a puisés tout à fait normalement
dans le sol par ses racines.
L'arbre-hôte réagit selon son tempérament et ne présente généralement
qu'une hypertrophie localisée et discrète, faisant prendre aux rameaux
parasités des formes plus ou moins en fuseau. Dans le cas de l'érable, les
déformations de l'arbre sont plus importantes, modifiant complètement
son architecture.
On distingue traditionnellement trois races de gui : le gui des feuillus,
celui des sapins et celui des pins. Les deux derniers sont spécifiques de
leurs hôtes ; en revanche, le premier a une aire d'extension très vaste et
peut parasiter de nombreuses espèces arborescentes. Toujours absent des
hêtres et des ormes, il est relativement rare sur le chêne,
le frêne, le cerisier, l'aulne, le châtaignier, le poirier, le peuplier blanc
et le peuplier pyramidal ; il est fréquent sur le saule, l'érable, le tremble et
tout à fait commun sur le peuplier noir, le tilleul, le pommier, l'amandier
et le sorbier.
Rares sont les plantes de la famille du gui qui s'enracinent
normalement dans le sol ; tel est cependant le cas des Nuytsia, petits
arbres australiens d'une dizaine de mètres de hauteur, parasitant les
racines de leurs hôtes et dont les superbes inflorescences jaune orangé,
fleurissant en été, en l'occurrence dans l'émisphère Sud à Noël, lui valent
le nom de Christmas tree, arbre de Noël.
Mais l'immense majorité des plantes de cette famille vivent comme le
gui, accrochées ou suspendues à la plante-hôte. Ces plantes vivent, c'est
bien le cas de le dire, littéralement aux crochets des autres : aux crochets
de leurs hôtes. C'est le cas par exemple du gui du chêne 8, espèce de gui à
feuillage caduc, fréquent sur le chêne que le gui ordinaire ne parasite
qu'exceptionnellement ; d'où, d'ailleurs, l'importance que les druides lui
reconnaissaient, en raison notamment de sa rareté. Ce gui à feuilles
caduques entraîne l'hypertrophie des rameaux parasités, qui forment des
tumeurs pouvant atteindre la taille d'une tête humaine.
Toujours dans cette vaste famille de plantes parasites, les
Arceuthobium vivent sur les conifères et marquent une étape plus
avancée dans le développement du parasitisme, puisque, cette fois, leurs
feuilles se réduisent à des écailles, tandis que disparaissent leurs
propriétés photosynthétiques. Les conifères, où l'on ne compte qu'une
seule espèce parasite d'origine tropicale, sont des hôtes particulièrement
recherchés par ce groupe où figure d'ailleurs une plante détentrice d'un
record de petitesse, parasitant les pins de l'Himalaya9. Cette plante
minuscule ne dépasse guère quelques millimètres et envahit
profondément les tissus de l'hôte ; elle déclenche la formation chez celui-
ci de ces fameux balais de sorcière, sorte d'hypertrophies des
ramifications de l'hôte parasité. On voit alors sur les pins des espèces de
touffes de rameaux denses et intriqués qui paraissent une déformation
étrangère à l'arbre qui les porte, mais qui sont en réalité la réponse des
rameaux de cet arbre à l'atteinte de ce parasite à peine visible.
Enfin, au dernier stade d'évolution du parasitisme, la famille du gui
nous offre l'exemple de deux espèces. L'une 10, parasitant une euphorbe
du Cap, qu'elle infiltre d'innombrables cordons, l'autre 11, dépourvue de
feuilles, donc totalement incapable d'effectuer la photosynthèse et dont
l'appareil végétatif n'est constitué que du dense réseau de cordons
répandus au sein de la plante-hôte, en l'occurrence les grands cactus-
cierges de l'Ouest américain. A ce stade de dégradation parasitaire, la
plante finit par ressembler à un champignon dont les filaments
envahissent entièrement l'hôte. Dans ces deux cas, les parasites en
question choisissent un hôte bien précis, et un seul : une euphorbe dans le
premier cas, un cactus-cierge dans le second. On passe de la polyphagie,
qui est de règle chez les parasites facultatifs ou les semi-parasites, à la
monophagie stricte, fréquente dans les cas de parasitisme strict.
Le parcours de cette série de plantes appartenant toutes à la famille du
gui est tout à fait suggestif, puisque l'on part d'arbres, tels les Nuytsia
australiens, parasites exclusivement par leurs racines, pour aboutir à des
plantes formées de filaments entièrement contenus dans les tissus de
l'hôte, en passant par des arbustes comme le gui, fixé sur les branches des
arbres, et d'autres, du type Arceuthobium, dont l'appareil végétatif est
déjà pour l'essentiel interne à l'hôte porteur. Bref, ce sont toutes les étapes
du parasitisme que l'on parcourt d'exemple en exemple pour arriver
finalement à des plantes devenues méconnaissables et que l'on
confondrait volontiers avec des champignons.
De la plante verte au pseudo-champignon
Cette transformation profonde de la plante parasite en un pseudo-
champignon est de règle dans la troisième famille de cette série 12,
composée exclusivement de parasites stricts ayant atteint le dernier degré
de la dégradation parasitaire. Ici, tous les membres ont perdu la fonction
chlorophyllienne et prennent plus ou moins des allures de champignons.
Ces plantes sont formées de cordons souterrains, dépourvus de feuilles,
parasitant les racines des plantes environnantes. Ces cordons se renflent
par endroits en tubercules dans les zones de contact avec les racines
parasitées; ils sont souvent traversés par les racines de l'hôte. De cet
appareil souterrain émergent les tiges porteuses de fleurs, épaisses et
charnues, recouvertes d'écailles, et toujours dépourvues de chlorophylle ;
les fleurs se regroupent sur des réceptacles en forme de massue ou de
plateau, l'ensemble présentant des allures fort insolites.
Tout en vérité dans ces plantes est étrange. L'appareil souterrain
d'abord, qui constitue l'essentiel du végétal ; ainsi, chez les Thonningia
de Côte-d'Ivoire, la plante est représentée par un lacis de cordons
souterrains qui ressemblent à s'y méprendre à des racines. Sur ces
cordons se forment çà et là de grosses tumeurs dans lesquelles pénètrent
les racines de la plante-hôte, un peu comme dans des culs-de-sac, car
elles n'en ressortent pas. Les Thonningia sont très éclectiques dans le
choix de leurs hôtes qui sont toujours des arbres ; car il faut en effet des
plantes de forte taille pour alimenter ces grosses tumeurs qui sont elles-
mêmes une étrangeté du monde végétal en ce sens que s'y mélangent de
façon indissociable les cellules de la plante-hôte et celles du parasite.
C'est ce qu'on appelle en botanique des « chimères », c'est-à-dire des
organes constitués d'éléments appartenant à des espèces différentes et qui
se structurent pour former une entité originale, symbiotique et
botaniquement inclassable.
Le volume de ces tumeurs peut atteindre celui d'une tête d'enfant ;
curieusement, c'est la racine-hôte qui pénètre dans la tumeur où elle se
ramifie à l'infini, constituant un véritable arbre nourricier. C'est donc
l'hôte qui pénètre dans le parasite, qui le recherche en quelque sorte ; et
les chances pour qu'une racine-hôte rejoigne le parasite sont accrues par
le fait que les « racines » du parasite constituent des nappes horizontales
s'étendant sur de très grandes surfaces.
Chez les Balanophora, qui ont donné leur nom à la famille, il n'y a
plus de cordon, mais uniquement des tumeurs, lesquelles peuvent
atteindre des tailles impressionnantes, allant de la taille d'un poing à celle
d'une tête humaine. Toutes ces plantes sont de véritables monstruosités
par leur structure et par leur allure qui évoquent parfois celles d'un
champignon. Ainsi, les inflorescences en massue des Rhopalocnmis
émergent d'une sorte de volve, ce qui les fait ressembler tout à fait à une
amanite phalloïde. Si l'on ajoute à cela l'épouvantable odeur de poisson
pourri des énormes inflorescences d'une espèce voisine13, l'on voit que
l'on touche ici à des végétaux qui, par tous leurs caractères, « tirent »
davantage vers le champignon que vers la plante verte.
Nous avons ainsi parcouru deux séries botaniques, l'une presque
exclusivement européenne, l'autre presque exclusivement tropicale, de
plantes dont le mode de vie parasitaire s'affirme de plus en plus
nettement. Le sujet n'en est pas épuisé pour autant, et l'on ne saurait clore
cette rubrique sans évoquer quelques plantes originales ou monstrueuses,
piquetées ici ou là dans l'immense répertoire du monde végétal.
Chacun connaît la cuscute ou plutôt les cuscutes, puisque l'on
dénombre environ cent espèces de ces plantes volubiles appartenant à la
famille du liseron. Toutes sont des herbes à allure de lianes, sans racines
ni feuilles ; autrement dit, des tiges s'enroulant sur la plante parasitée et
formant sur elle un chevelu dense et souvent étouffant. L'originalité des
cuscutes est leur capacité de récupérer la fonction chlorophyllienne en
cas de défaillance de l'hôte ; en d'autres termes, si tout va mal, elles
oublient leurs habitudes parasitaires et se remettent promptement à
travailler. Mais, chez la plupart d'entre elles, tout va bien ! La plante
prend alors une couleur jaune orangé et se dispense totalement d'effectuer
l'assimilation chlorophyllienne. Opportunistes dans leur aptitude à être ou
à ne point être parasites, les cuscutes le sont aussi dans le choix de leurs
hôtes. Ainsi, pour la plus classique d'entre elles 14, on en dénombre pas
moins de 106, bien qu'elle manifeste une certaine prédilection pour les
orties. D'autres sont plus exigeantes et préféreront, selon les espèces,
parasiter le saule, le lin ou le thym ; mais toutes détestent les plantes
chimiquement chargées, soit en alcaloïdes toxiques comme les Daturas,
soit en latex toxique comme les euphorbes ou les pavots, soit en acide
comme les oseilles ou les oxalis. Aucune cuscute ne s'aventure jamais sur
de telles plantes, comme si elles craignaient de s'y empoisonner.
Opportunistes certes, mais prudentes : le parasite choisit son menu et
évite les mets trop épicés.
Malgré leur souplesse adaptative, ces cuscutes sont généralement des
parasites très efficaces, capables de pénétrer profondément jusqu'aux
vaisseaux conducteurs de l'hôte où elles prélèvent directement la sève ;
cette pénétration en profondeur dans le tissu de la plante-support
s'effectue grâce à des substances chimiques.
Complètement isolée dans une famille botanique qui ne comporte
aucune plante parasite, la famille du Laurier, les Cassytha fonctionnent
tout à fait comme les cuscutes. Pourquoi ces plantes ont-elles évolué
ainsi dans une famille où toutes leurs congénères sont restées
prudemment chlorophylliennes ? Voilà un mystère que la biologie n'a
certes pas fini d'élucider... Et pourquoi les Cassytha ont-elles été classées
dans cette famille par les botanistes, et non dans une famille contenant
des plantes parasites ? Eh bien, tout simplement parce que les Cassytha
donnent des fleurs très semblables à celles du laurier et que, depuis
toujours, et non sans de fort bonnes raisons, les botanistes classent les
plantes en fonction de leurs fleurs et non de leur allure générale15.
Mais les champions toutes catégories dans l'art du parasitisme sont,
sans aucun doute, les représentants de deux familles tropicales. Dans la
première16, dont le nombre de représentants est limité, la régression
parasitaire est intense. Tous les organes ont disparu : racines, tiges et
feuilles. La plante est réduite à un tissu contenant encore quelques
vaisseaux conducteurs, chez Cytinus, ou plus simplement encore à de
simples filaments à allures de champignons dépourvus de tout élément
conducteur, chez les Rafflesia. En fait, la dégradation parasitaire aboutit à
une absence complète d'organisation et transforme la plante en une sorte
de champignon, puisqu'elle ne comporte plus que des tissus
indifférenciés ou des filaments. Bien entendu, il n'y a plus de
chlorophylle, plus d'amidon, plus d'appareil assimilateur. Les tissus du
parasite épousent étroitement ceux de l'hôte qui l'abrite complètement, et
dans lequel il poursuit sa croissance, souvent à très faible distance du
point végétatif de la croissance de l'hôte, ceci afin d'épouser littéralement
tout le volume de celui-ci et d'exploiter ainsi une surface maximum
d'absorption. Dans cet ultime cas de figure où l'hôte et son parasite sont
étroitement imbriqués, si le parasite venait à rendre quelque service à son
hôte – ce qui après tout n'est pas exclu –, nous en reviendrions du
parasitisme à la symbiose, comme c'est le cas lorsque des champignons
alimentent les racines d'une plante supérieure.
Mais ces plantes ne sont pas des champignons, car elles produisent des
fleurs qui non seulement ne subissent pas de régression, mais semblent
au contraire compenser la défaillance de l'appareil végétatif par la
monstruosité de l'appareil reproducteur. Tel est le cas des fleurs de
Rafflesia, et plus particulièrement de la fleur monstrueuse de Rafflesia
arnoldii, la plus grande fleur du monde, qui peut atteindre près d'un
mètre de diamètre, sur les racines des vignes sauvages des forêts
tropicales d'Asie du Sud-Est.
Dans la famille voisine17, la ressemblance avec les champignons
s'accentue encore. Si l'appareil végétatif est constitué cette fois par une
tige souterraine s'insérant dans la racine-hôte par des sortes de suçoirs,
les fleurs, qui peuvent atteindre jusqu'à 30 centimètres de hauteur et sont
souvent profondément enfoncées en terre, évoquent étrangement la forme
des champignons, notamment lorsqu'elles sont en boutons. Le botaniste
Thunberg, découvrant ces plantes en Afrique du Sud, les avait d'abord
considérées comme des champignons qu'il situa à proximité des clavaires
et des vesses-de-loup. Il faut attendre que le bouton s'ouvre et laisse
apparaître les organes classiques de la reproduction florale – étamines et
pistil – pour que l'ambiguïté soit levée.
Où plantes et animaux parasites se ressemblent
Voici donc mis en scène quelques prototypes suggestifs et
représentatifs du vaste monde des parasites. Tous s'inscrivent dans des
séries évolutives allant d'un parasitisme facultatif, tel celui des
Rhinanthus avec maintien des fonctions et de l'appareil chlorophyllien, à
un parasitisme strict avec profonde dégradation de l'appareil végétatif.
Plusieurs séries de ce type peuvent être repérées dans le monde végétal et
l'on peut donc considérer qu'il y a eu, sur plusieurs lignées évolutives, des
évolutions parallèles qu'il est intéressant de comparer avec les
phénomènes de parasitisme constatés chez les animaux. Ainsi, par
exemple, plusieurs familles de Gastéropodes présentent tous les types de
passage entre animaux libres, parfaitement normaux, et animaux
complètement modifiés par la vie parasitaire, vivant généralement dans
les viscères de leurs hôtes. Ces derniers ont perdu leur coquille ainsi que
l'essentiel de leurs organes, et ont élaboré en échange des dispositifs
adaptés à leur vie parasitaire : par exemple, une sorte de trompe
permettant la lente pénétration de tout le corps du parasite à l'intérieur
des tissus de son hôte. Pour risquer une comparaison hardie, chez ces
escargots, « la maison n'est plus la coquille, mais bien le corps de l'hôte à
l'intérieur duquel ils ont pénétré ».
Des Crustacés comme la sacculine, parasitant les crabes, ont subi des
évolutions du même type qui les rendent profondément méconnaissables.
On n'observe plus en effet qu'une vésicule fixée sur le ventre de l'hôte et
renfermant les organes reproducteurs, tandis que des filaments ramifiés
parcourent tous les tissus de l'hôte, comme le feraient des filaments de
champignons. La comparaison avec le Rafflesia s'impose manifestement
dans ce cas où seul l'appareil sexuel, spectaculaire il est vrai, est externe
et où, au contraire, l'appareil végétatif est entièrement interne aux tissus
de l'hôte. C'est uniquement à l'allure des larves que l'on peut identifier la
sacculine comme un crustacé. Adulte, après s'être injectée dans le corps
de l'hôte, elle devient une sorte de champignon à sexe animal, étrange
excentricité de la nature. Bien plus, elle féminise son hôte comme si
celui-ci, condamné à materner son parasite, se trouvait aussi condamné
du même coup à adopter le sexe féminin ! Toutefois, le parasitisme
végétal n'atteint jamais les cas extrêmes constatés chez les animaux où un
ver intestinal, par exemple, vit entièrement à l'intérieur de son hôte et ne
possède plus aucune relation avec le milieu extérieur.
Il arrive fréquemment aussi que la plante se défende du parasite en
produisant des gales, exactement comme le fait l'animal parasité en
produisant des kystes : autre analogie entre formes animales et végétales
du parasitisme.
Il est également curieux de constater que la fixation de certains
parasites végétaux sur leur hôte s'effectue par l'intermédiaire d'organes
tout à fait semblables au placenta des animaux : organes en forme de
coupe, dont les franges sont frisées et ressemblent aux pseudo-placentas
par où passent les substances alimentaires de l'hôte vers le parasite ; ces
organes, fréquents chez plusieurs espèces tropicales de la famille du gui,
persistent à la mort du parasite ; lorsque alors ses tissus se désagrègent et
tombent, la cupule ligneuse aux bords frangés apparaît, et sa structure est
si élaborée qu'elle peut ressembler à une fleur : d'où le nom de rose de
Palma ou de rose de Madère donné à ces organes étranges où l'on a le
sentiment que la nature a transposé au monde végétal un mode de
transmission des matières alimentaires spécifique du monde animal, et
plus particulièrement de l'alimentation maternelle.
On peut enfin, dans le même ordre d'idées, comparer la relation du
parasite et de son hôte à celle d'un greffon et de son porte-greffe. En
réalité, on ignore tout des échanges qui s'effectuent dans un sens ou dans
les deux sens entre l'un et l'autre. Car des problèmes physiologiques de
compatibilité et d'incompatibilité se posent dans les deux cas, qui sont
encore mal connus. Pourquoi tel parasite est-il éclectique dans le choix
de ses hôtes et tel autre strictement inféodé à un hôte unique? Mystère.
Pourquoi telle espèce ne se greffe-t-elle que sur des individus de même
espèce, ce qui est une loi générale, alors que les Cactus font preuve d'un
éclectisme saisissant, se greffant presque indifféremment les uns sur les
autres? Autre mystère... qui est sans doute le même mystère ! On constate
même que certaines plantes parasites, dans la famille du gui en
particulier, se parasitent mutuellement, d'où une sorte d'hyperparasitisme
ou de parasitisme au second degré. Un peu comme le gigolo au grand
cœur donnant la pièce au clochard !
Des plantes en chômage
L'abandon de la fonction chlorophyllienne par les parasites stricts
évoque l'abandon des fonctions de production si caractéristiques de
l'évolution des sociétés modernes, et qui s'expriment à travers les chiffres
toujours croissants du chômage. La tendance continue à la diminution du
temps de travail va dans le même sens. Ces phénomènes sociaux, qui
semblent correspondre à une évolution fondamentale des sociétés
industrielles, inversent curieusement l'ordre de la nature. Dans la nature,
en effet, les producteurs, c'est-à-dire les plantes, sont à la base de
l'ensemble de l'édifice écologique qualifié de pyramide alimentaire. Ce
sont elles qui nourrissent les animaux et les hommes. Si l'on considère la
tendance naturelle des animaux et des hommes à proliférer, on ne peut
que constater l'incapacité du monde des producteurs à répondre de
manière satisfaisante à leur demande ; d'où les régulations classiques des
populations animales et humaines par les épidémies et les famines.
En fait, la nature semble ignorer ce que les sociétés appellent les gains
de productivité; la productivité chlorophyllienne, depuis des temps
immémoriaux, est stable et se maintient à un rendement qui peut paraître
ridiculement bas, puisqu'il se situe aux environs de 1 %. En revanche, la
productivité économique, grâce aux progrès technologiques, est en
constante progression, au point que la demande de consommation ne suit
plus l'organisation toujours plus puissante des structures et des modalités
de production. La consommation n'étant pas indéfiniment extensible et la
productivité croissant sans cesse, il en résulte une réduction du nombre
des producteurs. Et comme tous les producteurs, réels ou potentiels, sont
des consommateurs, il en résulte qu'un grand nombre de consommateurs,
ne trouvant plus sur le marché du travail de tâches de production à
assurer, sont condamnés à une forme tragique de parasitisme social
obligatoire : le chômage. Le chômage est donc, entre autres, une
conséquence logique des efforts déployés pour accroître la productivité :
autre exemple de dérégulation des sociétés humaines par rapport aux
modèles de la nature.
A ce propos, le modèle de la cuscute s'impose irrésistiblement : il
illustre la capacité d'être, selon l'opportunité, producteur ou parasite, et
évoque cette fameuse masse flottante des chômeurs, travailleurs à temps
partiel ou travailleurs « au noir », qui donne en dernière analyse sa
souplesse au système et crée des modes de régulation parallèles, dont
certains pays (comment ne pas songer à l'Italie ?) nous révèlent
l'exemplaire efficacité.
Dans la nature, au contraire, au cœur d'une forêt équatoriale par
exemple, point de compétition, point d'effort pour augmenter la
productivité photosynthétique; point de « Japonais » dont la
photosynthèse serait efficace à 5 ou 10 % : les fonctions de production
restent assurées avec une productivité identique à elle-même et constante
depuis toujours.
A une époque où les gouvernants des sociétés industrielles ont toutes
les peines du monde à maîtriser le fonctionnement de la machine
économique, l'analyse des grands équilibres naturels leur serait peut-être
de quelque secours.
1 De sapros, en grec pourriture.
2 Les Scrofulariacées.
3 Tozzia alpina.
4 Les Orobanchacées.
5 Famille des Santalacées avec, en France, 8 espèces de Thesium et 1 espèce d'Osyris (Osyris
alba).
6 Les Loranthacées.
7 On se reportera pour ce thème à mon ouvrage Drogues et Plantes magiques, Fayard, 1983.
8 Loranthus europeus.
9 Arceuthobium ninutissimum.
10 Viscum minimum.
11 Phrygilanthus aphyllus..
12 Les Balanophoracées.
13 . Barcophyte sanguinea.
14 Cuscuta europea.
15 On se reportera sur ce point à mon ouvrage Les Plantes : Amours et Civilisations végétales,
Fayard, 2e éd., 1981.
16 Famille des Rafflésiacées.
17 Famille des Hydnoracées.
CHAPITRE 10
Les marginaux
Le monde des plantes possède ses marginaux : c'est le vaste univers
des champignons, sans doute le plus riche magasin d'accessoires,
d'étrangetés et d'inventions du monde végétal. Pour le commun, un
champignon est une sorte de parapluie au manche plus ou moins épais et
à l'ombelle plus ou moins ouverte. Les lactaires évoquent un parapluie
que le vent aurait retourné, le coprin un parapluie qui ne se serait ouvert
qu'à demi.
Un monde immense et mystérieux
Les amateurs de champignons les plus éclairés reconnaîtront quelques
dizaines, les spécialistes quelques centaines d'espèces différentes,
séparant les comestibles des vénéneux et classant la plupart des autres
dans le vaste groupe intermédiaire des « indigestes », sans grand intérêt !
Les livres sur les champignons éclosent aussi rapidement aux étals des
libraires que le font les champignons eux-mêmes sous les pluies
d'automne, en même temps que les expositions mycologiques attirent un
public d'amateurs et de curieux. Bref, le champignon intrigue et intéresse.
Et sa récolte représente, dans nos sociétés de production, l'un des derniers
vestiges de l'âge de la cueillette, dont les accidents relatés çà et là
apparaissent comme le tribut tout naturel. En effet, la récolte des plantes
sauvages fait courir des risques qui n'existent plus lorsque la culture
garantit et standardise la production.
Et pourtant, que de mystères se cachent encore derrière ces chapeaux
charnus et colorés ! Si l'on connaît – mal, généralement – les gros
champignons, on ignore tout des petits. Or, sur les 150 000 espèces
connues, les gros n'en représentent que quelques centaines; le reste
appartient au monde microscopique des eaux et des sols.
Les levures comptent parmi les plus petits. Elles ne sont formées que
d'une cellule minuscule, se reproduisant par bourgeonnement. Et
pourtant, par l'un de ces paradoxes fréquents en botanique, elles
appartiennent à un groupe évolué : les Ascomycètes, dont elles
représentent une forme de régression. La modestie de leur forme et de
leur taille contraste avec l'énorme importance que leur confèrent leurs
propriétés enzymatiques, puisqu'on leur doit, entre autres, la fermentation
des pâtes et des moûts : en somme, le pain et le vin.
Très éloignés des levures dans la classification des champignons, mais
beaucoup plus primitifs, les Myxomycètes ressemblent à des amibes dont
ils ont le « style » rampant et gluant; ils se déplacent comme elles par
reptation, entraînant ou digérant leurs proies à l'aide de pseudopodes
envoyés en tous sens; puis, au moment de la fructification, ils se
dessèchent subitement, se vident de leur contenu et produisent des
organes reproducteurs aux formes souvent éminemment spectaculaires.
Tout se passe comme si le myxomycète n'avait pas choisi son règne;
animal par son mode de vie, il semble devenir végétal au moment de sa
reproduction !
Les Phycomycètes, enfin, dont le nom rappelle qu'ils ressemblent à des
algues, se reproduisent comme elles par des spores nageuses et ciliées,
ressemblant à de microscopiques animaux unicellulaires nageant dans
l'eau. Les plus simples ne sont constitués que d'une seule cellule, souvent
d'ailleurs parasite d'un végétal, comme les Mildious.
Voilà pour les très petits champignons ; dans ces formes primitives que
sont les myxomycètes et les phycomycètes, ou régressives comme les
levures, le champignon donne l'impression de ne pas vouloir prendre
parti entre le végétal et l'animal.
En vérité, les choses ne deviennent guère plus claires avec les
champignons plus évolués, toujours constitués de filaments formés de
cellules, ou d'articles à plusieurs noyaux sagement alignés à la file
indienne et dénommés mycélium, dont l'ensemble constitue ces feutrages
si caractéristiques que sont les moisissures. Ce feutrage mycélien est, si
l'on peut dire, l'état ordinaire du champignon. Seuls les champignons très
évolués vont plus loin dans l'organisation et construiront ces formes
remarquables qui subitement émergent du sol, après une pluie, et qui sont
les organes de reproduction du feutrage enterré. Ce que nous appelons
communément un champignon n'est donc qu'un organe de reproduction,
«la fleur» d'une plante plus complexe vivant enfouie dans la litière
pourrissante et l'humus des sols.
Mais alors, pourquoi rassembler comme dans un immense fourre-tout
des êtres aussi différents qu'une levure unicellulaire microscopique et un
gros champignon en console, parasitant un tronc d'arbre mourant ?
Qu'ont-ils en commun, ces êtres, qu'on puisse les qualifier de
champignons? C'est bien la question que des générations et des
générations de naturalistes n'ont cessé de se poser.
Une réputation jadis fâcheuse
La mystérieuse et subite éclosion des champignons apparaissait aux
Anciens comme la manifestation d'un « échauffement ? » corrompant la
terre, ou comme quelque manifestation démoniaque. Pour Albert le
Grand, leur toxicité si fréquente serait due à la pourriture dont ils
émanent, aux nids de serpents près desquels ils croissent, à la proximité
des arbres vénéneux qu'ils fréquentent. Le grand Linné lui-même les
considéra comme étrangers au monde végétal, et Darwin, « mycophobe »
comme tous les Anglais, lesquels détestent les champignons, leur vouait
un mépris de fer ; ne dit-on pas que sa fille parcourait les forêts
d'Angleterre et recueillait, à l'extrémité d'une canne pointue, les mains
protégées par des gants, ces impudiques phallus dont l'odeur repoussante
s'accorde si parfaitement à la morphologie provocante, puis allait les
incinérer dans quelque lieu caché « pour sauvegarder la moralité des
jeunes filles anglaises » ! Cette anecdote, en tous points conforme à
l'esprit de l'Angleterre victorienne, montre assez que les champignons
n'ont cessé de dérouter nos ancêtres : ils ne savaient ni trop quoi en
penser, ni trop quoi en faire.
Le malheur semblait en effet frapper ceux qui les approchaient de trop
près, et au siècle dernier, ils faisaient encore, bon an mal an, 300 victimes
en France, contre 10 seulement aujourd'hui ; non point qu'on en
consomme moins, mais simplement on les connaît mieux. De plus, les
rapports suspects que les sorciers entretenaient avec les champignons et
les crapauds n'étaient pas non plus de nature à les rendre d'un commerce
sympathique, et moins encore les multiples empoisonnements dont on
leur attribuait l'origine.
L'un, en tout cas, est resté célèbre : celui de l'empereur Claude
qu'Agrippine exécuta, avec l'aide de son âme damnée Locuste, le 12
octobre 54, pour placer Néron sur le trône ; Néron, qui avait été mis dans
le secret par sa mère, ne manquait pas d'un sombre humour. Empereur, on
lui dit un jour : « Les champignons sont la nourriture des dieux », et il
répliqua : « Oui, ce sont eux qui ont fait de mon père un dieu ! » Car
Claude, comme les autres empereurs, avait été déifié après sa mort. Le
grand Euripide eut plus de chance : il fut sauvé pour avoir manqué un
banquet à la suite duquel décédèrent ses deux fils et sa fille, tous
empoisonnés par des champignons – et cela, bien que les Grecs fussent
nettement moins amateurs de champignons que les Romains ! Le pape
Clément VII décéda de la même manière en 1554, et l'on pourrait étirer
cette liste des empoisonnements célèbres... En fait, le nom latin du
champignon, fungus, dit bien ce qu'il veut dire, à savoir : funus agere, je
fabrique des cadavres. Mais telle n'est cependant pas la propriété
commune des champignons, car les mortels ne sont que quelques
espèces, d'ailleurs bien connues aujourd'hui, qui ne sauraient jeter le
discrédit sur le groupe tout entier.
Comment naquirent les champignons ?
Mais alors, ces 150 000 espèces de champignons, si différentes, qu'ont-
elles donc en commun pour que l'on puisse les intégrer dans un même
groupe botanique? Une seule propriété, mais fondamentale : l'incapacité
de synthétiser la chlorophylle et, par conséquent, d'avoir un
comportement digne d'une plante normale. Certains, comme le botaniste
anglais Corner, pensent – mais qui le prouvera jamais ? – que les
champignons dérivent d'algues vertes filamenteuses qui auraient perdu
leur aptitude à faire la synthèse chlorophyllienne. Où et quand ce
phénomène s'est-il produit ? Bien malin qui le dira. Mais l'on peut
échafauder quelques hypothèses.
Lors de la conquête des sols émergés, mais encore marécageux, par les
premiers végétaux terrestres, il est probable que quelques algues
filamenteuses migrèrent et s'installèrent dans ces milieux nouveaux, où
elles se trouvèrent rapidement en compétition avec des végétaux mieux
adaptés qu'elles à la vie extramarine. Comme tous les êtres vivants, ces
végétaux étaient mortels ; leurs branches, leurs troncs s'effondraient au
terme de leur existence, formant des dépôts abondants, charriés ou
recouverts de boue par les inondations et sur lesquels s'affairaient une
multitude de petits animaux marins, venus eux aussi à ces nouveaux
milieux de vie : vers, mollusques, crabes. Ainsi se constituèrent sans
doute les premiers sols organiques, dans lesquels les malheureuses algues
filamenteuses finirent par être enfouies, étouffées sous l'épaisseur des
débris accumulés et plongées dans l'obscurité sous l'ombre des arbres.
Leur aptitude à faire la photosynthèse n'était plus alors un avantage, faute
d'air et de lumière, et certaines « eurent l'idée » de se débarrasser de ce
pouvoir en perdant leur chlorophylle, ce qui les amenait à changer
radicalement de mœurs alimentaires. Pour cela, elles durent reconvertir
leur chimie et acquérir l'équipement d'enzymes nécessaires à la
décomposition des matières végétales ou animales mortes : ainsi
naquirent les premiers champignons mangeurs de déchets, se nourrissant
de la matière morte abondamment présente, fabriquée par les plantes, et
que la vie devait bien recycler, faute de quoi elle eût fini par s'étouffer
elle-même !
Au fur et à mesure que la vie végétale terrestre produisait ces
monstrueux tonnages de feuilles, de rameaux et de troncs, le sol
s'enrichissait ainsi d'une armée de décomposeurs parmi lesquels les
champignons entrèrent rapidement en concurrence avec les bactéries,
tandis que les algues, incapables de se dresser pour monter vers la
lumière et prétendre elles aussi à une vie terrestre décente, mais
également incapables de s'alimenter de déchets pour n'avoir pas réussi
leur reconversion biochimique, ne tardèrent pas à disparaître ou à se
réfugier dans quelques réserves où on les trouve encore aujourd'hui.
Il semble en réalité que la prolifération des champignons ait été lente,
si l'on en juge par les énormes dépôts de houille et de charbon du
Carbonifère, vestiges de forêts qu'aucun décomposeur ne sut digérer ni
recycler. On pourrait en quelque sorte remercier les champignons d'avoir
tardé à venir, et tardé plus encore à proliférer, puisque c'est à leur absence
à cette époque que nous devons peut-être nos ressources actuelles en
combustibles fossiles, pétroles et charbons.
Voilà une thèse somme toute plausible de l'histoire des champignons.
Mais il en est d'autres. Ainsi, les champignons pourraient dériver d'algues
rouges, homologues dans le monde des cellules à noyau de ce que sont
les algues bleues dans le monde des bactéries. Et comme les algues
bleues ont perdu leur chlorophylle pour donner les bactéries, les algues
rouges l'auraient perdue pour donner les champignons. Hypothèse en
faveur de laquelle plaident bon nombre d'arguments, mais qui aboutit
toujours à la même constatation : les champignons sont des algues
reconverties, dépourvues de chlorophylle. Cette perte de la chlorophylle
ne les a cependant pas conduits à se transformer, comme d'autres algues
le firent, en animaux. Vivant à la frontière indécise des deux règnes, ils
entreprirent d'évoluer pour eux-mêmes et dans leur propre cadre,
constituant un monde radicalement marginal, autant par ses mœurs
alimentaires que par ses modes de reproduction.
Aux frontières indécises de l'animal et du végétal
L'absence de chlorophylle implique en effet toute une série de
conséquences qui éloignent les champignons des végétaux pour les
rapprocher des animaux, notamment par leur chimie. Ainsi ne savent-ils
point édifier autour de leurs cellules ces épaisses parois de cellulose qui
donnent aux cellules végétales leur consistance rigide. En revanche, ils
imprègnent souvent leurs membranes de chitine, comme le font les
insectes, cette chitine étant l'homologue, dans le monde des arthropodes,
de ce qu'est la lignine dans celui des végétaux. Lorsqu'on décortique un
homard avec un casse-noix, c'est à son squelette chitineux que l'on
s'attaque.
Faute de chlorophylle, les champignons ne synthétisent pas de sucres,
donc pas d'amidon et rarement de la cellulose, qui sont les modes
habituels de stockage des sucres chez les végétaux. Mais ils fabriquent du
glycogène, comme le font nos muscles et notre foie. A les voir pourrir, ils
évoquent plus une mort animale qu'une mort végétale. Certains
champignons se dessèchent, comme une plante fane ; mais d'autres
pourrissent avec une odeur repoussante : ainsi l'ergot de seigle émet en
vieillissant une odeur dont on ne s'étonne pas qu'elle soit due à la
formation de putrescine et de cadavérine, ces bases chimiques
abondantes dans les cadavres et dont les noms disent bien ce qu'ils
veulent dire ! Quant au Phallus impudicus, il émet une odeur
parfaitement en rapport avec sa cocasse obscénité. Voilà en tout cas un
champignon dont la forme animale est particulièrement suggestive !
Les mœurs alimentaires des champignons se rapprochent aussi de
celles des animaux ; comme eux, et comme l'homme en particulier, ils se
nourrissent d'aliments synthétisés par les végétaux. Débarrassés de la
tâche de la photosynthèse, ils réinvestissent leurs capacités synthétiques
en produisant d'innombrables substances, dont certaines ont un intérêt
économique majeur : les plus étranges sont sans doute les alcaloïdes
hallucinogènes que produisent plusieurs espèces de champignons,
notamment les ergots et les Psilocybes. Ces substances toxiques
perturbent profondément le fonctionnement normal du cerveau en se
substituant à des substances voisines, les neurotransmetteurs,
normalement synthétisés par le système nerveux et dont la structure
chimique leur est étroitement apparentée. Cette analogie entre la chimie
d'un chapeau de champignon et celle d'un cerveau humain ne laisse pas
d'être surprenante1. Mais plus surprenante encore est l'aptitude de certains
champignons à s'éclairer la nuit comme le font les vers luisants. Il est peu
probable que les soldats de la guerre de 14 aient pu lire leur journal à la
lumière des armillaires couleur de miel, qui ne donnent guère plus de
lumière qu'ils ne donnent de miel, malgré ce qu'on a pu en écrire... mais
néanmoins ils en donnent ! Et, après tout, les soldats lisaient peut-être
seulement les communiqués de victoire, lesquels sont toujours libellés en
très gros caractères... On a pu cependant photographier de ces
champignons dans l'obscurité, uniquement grâce à la lumière qu'ils
émettaient.
Les champignons synthétisent aussi d'innombrables enzymes qui leur
permettent d'attaquer et de décomposer les matières les plus diverses,
ainsi que de nombreux antibiotiques. C'est d'ailleurs par les antibiotiques
qu'ils émettent que les champignons se livrent des guerres chimiques
souvent sévères. Il arrive qu'un débris végétal, un tronc d'arbre par
exemple, ne soit parasité que par une seule espèce de champignon à la
fois, qui, en s'installant, élimine toutes les autres. Le sol ou le cadavre est
toujours au premier occupant, à celui qui l'envahit le plus vite de ses
filaments mycéliens, formés à partir d'une spore répandue par hasard et
dont la propagation est souvent foudroyante. Puis d'autres espèces
viendront s'installer quand la première aura mangé tout ce qui était
comestible pour elle.
L'art de se nourrir au détriment des autres, morts ou vifs
De leur inaptitude à faire la photosynthèse découlent pour les
champignons trois modes alimentaires possibles: le plus courant est le
saprophytisme, qui consiste à se nourrir de pourriture et de litières en
décomposition ; les filaments du champignon pénètrent par leur extrémité
pointue à l'intérieur des débris végétaux, à la manière de seringues
hypodermiques, et inoculent, à l'échelle microscopique, des quantités de
substances chimiques et enzymatiques qui digéreront les malheureux
cadavres.
On verra ainsi, sur un tronc d'arbre en décomposition, les séries de
décomposeurs se succéder dans le temps, chacun prenant le relais du
précédent, jusqu'à ce que la substance végétale ait été totalement dissoute
et restituée au monde minéral.
Vivant dans les sols, dans les troncs, les humus, les litières, les
champignons sont des êtres cachés ; ils méritent bien leur qualificatif de
cryptogames, ce qui signifie qu'ils sont, comme on le dit en langage
populaire, des « cryptos », des clandestins intimement liés à la vie
pourrissante et fongique des sols dont ils ont l'odeur de terre ou de moisi :
ils finissent toujours par venir à bout de toute substance organique,
chacun naturellement en fonction des possibilités biochimiques de son
espèce.
Mais les champignons n'ont pas toujours la politesse d'attendre qu'un
végétal soit mort pour l'attaquer : il arrive que des spores se déposent sur
des plantes vivantes. Les arbres alors s'infestent, s'infectent, se creusent,
se vident, se brisent et finissent par mourir. La tâche du décomposeur
commence là avant la mort, et finit par la produire. L'exemple du hêtre
illustre parfaitement ce mécanisme.
L'attaque débute dès que l'arbre subit une blessure, soit qu'un orage ait
emporté une branche maîtresse, soit qu'un rongeur ait provoqué quelque
dommage à la base du tronc. Les filaments mycéliens de l'armillaire
visqueux2pénètrent par les cassures des branches dont l'invasion se fait de
haut en bas. Par les plaies de la base s'introduit le mycélium de
l'armillaire couleur de miel3, qui progresse sous l'écorce de bas en haut.
Ensuite s'installent des polypores, puis des pholiotes ; ces champignons
produisent des fructifications qui se développent sur le tronc et finissent
par provoquer la mort de l'arbre. C'est alors que s'installe le polypore
amadouvier4, qui envahit le bois et le fait pourrir. Ainsi attaqué, le tronc
s'effondre, tombe sur le sol et y devient la proie d'une foule de
destructeurs, notamment de Basidiomycètes, appartenant aux genres
Pholiote, Polypore, Pluteus, Volvaria, Calocera, Naucoria, Drosophila.
Ceux-ci réduisent le bois en une espèce de sciure qui sera à son tour
exploitée par des volvaires, des clavaires, des pezizes et des
myxomycètes, jusqu'à ce que l'arbre soit totalement détruit. La
destruction du bois mort par les champignons prend parfois des aspects
curieux; ainsi, envahi par le mycélium d'une minuscule Pezize5, le bois
pourrissant devient bleu. D'autres espèces, comme l'Armillaire couleur de
miel, on l'a vu, peuvent le rendre phosphorescent la nuit.
Certains arbres, parmi les conifères ou les arbres tropicaux, réussissent
à cicatriser leurs blessures en sécrétant des gommes et des résines à
propriétés antibiotiques, ce qui les met à l'abri des contaminations
fongiques; mais c'est là un privilège que toutes les espèces ne possèdent
pas.
Le travail de décomposition du champignon est long et patient ; un
mycélium de vesse-de-loup peut se propager dans les racines mortes des
herbes pendant des années, voire des siècles ; il forme alors un vaste
cercle dont le diamètre s'accroît d'année en année. Ce sont ces fameux
ronds de sorcières ou cercles de fées que l'on voit dessinés dans l'herbe
des prés, généralement d'un vert plus sombre que l'herbe environnante.
Chaque année se forment à l'automne des chapeaux reproducteurs, sur le
pourtour du cercle qui peut, en deux ou trois siècles, atteindre 100 m de
diamètre.
Mais les végétaux ne sont pas les seuls à attirer les champignons qui
s'en nourrissent, morts ou vifs ! Car les champignons sont partout : la
momie de Ramsès II, sauvée par des chercheurs français en 1976, n'en
comptait pas moins de 90 espèces ; décomposer une momie faite tout
exprès pour se conserver durant des millénaires, voilà bien la preuve de
l'obstination des champignons à tout décomposer !
Un parasitisme, mais qui sait ne pas aller trop loin
Le deuxième mode de vie des champignons est le parasitisme : cette
fois, ils ne s'intéressent plus aux morts, mais aux vivants, développant
leurs tissus directement aux dépens de l'hôte qui les abrite, et pouvant
aller jusqu'à le tuer. Les mildious, les rouilles, les blancs et, chez les
animaux, les teignes, les muguets ainsi que quelques autres formes
beaucoup plus redoutables, ont demandé aux chimistes des efforts
d'imagination fabuleux pour produire antifongiques et médicaments
appropriés. Mais la nature sait limiter ses propres effets destructeurs ; et
l'on voit le champignon veiller à ne pas détruire l'hôte dont il dépend.
Bien plus, il aide même la plante qu'il attaque à se défendre, en émettant
des substances appelées éliciteurs : celles-ci induisent la production, par
la plante-hôte, de substances qui freinent la croissance du champignon
pathogène. Ainsi, le parasite stimule lui-même la résistance de la plante
qu'il attaque, se comportant comme s'il ne voulait pas sa mort ! Une mort
qui, d'ailleurs, pourrait entraîner la sienne propre, lorsqu'il s'agit de
champignons parasites vivant entièrement à l'intérieur des tissus de l'hôte.
Bien plus – et l'on voit ici à quel point la nature a parfois le goût du
travail bien fait –, afin que le champignon soit sûr de l'efficacité des
éliciteurs qu'il émet dans la plante-hôte, la sécrétion de ceux-ci est
souvent accompagnée de la synthèse d'un facteur de spécificité, sécrété
également par le champignon parasite et qui rend ledit éliciteur
spécifiquement et exclusivement actif sur la plante parasitée. Le système
de protection de l'hôte fonctionne donc à coup sûr, de par les sécrétions
que le champignon élabore à cette fin !
Dans la nature, la haine n'existe jamais sans une contrepartie d'amour,
et si les champignons peuvent tuer, ils peuvent aussi aider à vivre. C'est
alors le troisième mode de vie, celui de la symbiose, association plus ou
moins étroite d'un champignon avec un autre être vivant à qui il rendra
des services. La forme la plus courante en est la symbiose
mycorhizienne, déjà décrite dans un précédent chapitre. Les racines de
nombreux arbres sont enveloppées d'un velouté dense de champignons
qui décomposent les matières organiques du sol et favorisent la nutrition
et l'intégration par la racine des substances minérales ou de croissance
dont elle a besoin. Ce feutrage mycorhizien n'est pas sans évoquer le rôle
que les bactéries jouent dans l'intestin des animaux, dont la paroi absorbe
également les substances alimentaires et qu'il est donc légitime de
comparer à la racine des plantes. De nombreuses espèces d'arbres sont
ainsi mycorhizées et doivent à l'étroite collaboration que leurs racines
entretiennent avec les champignons un état de santé meilleur que chez
certains congénères moins favorisés. Mais la forme de symbiose parfaite
est évidemment la symbiose lichénique où un champignon et une algue
s'associent, on l'a vu, pour le meilleur et pour le pire, formant un nouvel
individu unique capable de vivre dans les milieux les plus sévères.
Des mœurs sexuelles sans équivalent dans la nature
Si les moeurs alimentaires des champignons frappent par leur riche
diversité, contrastant singulièrement avec la plate monotonie de la
synthèse chlorophyllienne qu'effectuent les plantes ordinaires, leur mode
de reproduction est au moins aussi passionnant et original. Non
seulement les champignons sont envahissants par l'expansion rapide de
leurs filaments mycéliens, mais ils le sont davantage encore par les
spores qu'ils émettent, produites tantôt par voie sexuée, tantôt par voie
asexuée. Cette dernière correspond à des formes de bourgeonnement qui
produisent des bébés en série, des clones envahissants. Les formes
macroscopiques de champignons, qu'il s'agisse de champignons à
chapeau ou de toute autre forme directement apparente, correspondent à
des formes de reproduction sexuée. Ici aussi, les organes reproducteurs
sont des spores, produites avec une prolificité extraordinaire. Une vesse-
de-loup produit 7 millions de spores, un champignon à chapeau quelques
milliards, et un grand champignon à console, dont les plus vastes peuvent
atteindre 2,50 m de diamètre, des dizaines de milliards. Une seule
console d'Amadouvier 6, dont le chapeau a la forme d'un sabot pouvant
atteindre 50 cm de large, parasitant les troncs d'arbres, peut produire au
cours d'un seul été 9 à 18 milliards de spores ; comme ce gros
champignon vit au moins 20 ans et renouvelle chaque année son appareil
producteur de spores délicatement baptisé hyménium, il forme au cours
de sa vie entre 180 et 360 milliards de spores dont l'immense majorité est
d'ailleurs incapable de germer. Ces champignons battent ainsi les records
du monde animal où la reine des termites paraît presque stérile avec ses
100 millions d'œufs pondus en trois ans – pour donner, il est vrai, de forts
contingents d'ouvrières ou de soldats inféconds –, lorsqu'on la compare
au hareng qui peut émettre jusqu'à 75 milliards d'œufs par an (il est vrai
qu'un sur mille seulement donne un alevin, et que ces alevins sont
pratiquement tous destinés à être mangés avant de devenir adultes, donc
aptes à se reproduire eux-mêmes). Ainsi peut-on dire à juste titre que les
champignons sont les plus énormes gaspilleurs de semence vivante,
battant tous les records des mondes végétal et animal ; ce qui ne signifie
pas, toutefois, que leur sexualité soit débridée ou dépravée, bien au
contraire.
C'est plutôt dans les conditions difficiles que les champignons
acceptent de se reproduire par voie sexuée. Quand tout va bien, la
prolifération des filaments mycéliens suffit ; quand les choses vont moins
bien et que le milieu est moins favorable, c'est à la production de spores
par voie asexuée que le champignon a recours : il peut s'agir d'une
fragmentation du mycélium, d'un bourgeonnement, de l'émission de
spores en chapelets, etc. Mais ce n'est que lorsque les choses vont
franchement mal que le champignon a recours à la reproduction sexuée ;
il produira alors un œuf à parois épaisses, pouvant rester longtemps à
l'état de vie ralentie; la sexualité atteint ici son but essentiel: maintenir et
reproduire durablement l'espèce. Point de jeux sexués stériles dans le
monde des champignons, qui semble obéir à un code moral de style très
victorien. Il peut suffire d'ailleurs qu'un mycélium, où les organes de
reproduction sexuée sont déjà formés, soit repiqué sur un milieu riche
pour que la reproduction ne se fasse pas et que la sexualité disparaisse.
Mieux encore, des groupes entiers de champignons ont purement et
simplement abandonné la voie de la reproduction sexuée et ne se
reproduisent plus que par voie végétative : c'est le vaste groupe des
champignons dits « imparfaits », autre singularité de ce monde
décidément original et unique. Cette imperfection qui consiste à ne pas se
reproduire par voie sexuée semble même frapper tous les champignons à
chapeaux dès qu'on tente de les cultiver comme n'importe quels
légumes : hormis le classique champignon de Paris, et tout récemment le
bolet du pin, ils s'obstinent à ne plus faire de chapeau, qui est précisément
leur organe reproducteur, et à rester à l'état filamenteux. De sorte qu'on
ne peut que récolter ces champignons, jamais les cultiver.
Enfin, quand la reproduction sexuée se produit régulièrement, comme
c'est le cas chez les gros champignons à chapeaux qui peuplent en
automne nos prairies et nos forêts, elle présente une série de particularités
bizarres : l'accouplement des noyaux mâles et femelles est une opération
laborieuse, qui n'intervient souvent que très longtemps après la fusion des
deux cellules sexuelles ; de sorte que l'on voit des mycéliums formés de
cellules à deux noyaux : les « dicaryons », se diviser indéfiniment comme
si elles s'obstinaient à ne pas vouloir mélanger leur patrimoine héréditaire
pour faire un œuf. Et quand enfin cet œuf se forme, voici qu'il se redivise
aussitôt en quatre ou huit spores qui seront les véritables organes de
reproduction, portés par des organes de fructification variés dont les plus
classiques sont les chapeaux bien connus. En fait, la reproduction sexuée
devient en quelque sorte un état chronique, sans cellules sexuelles
nettement différenciées, où l'on observe un stade de fusion entre cellules
et un autre, très ultérieur, de fusion entre noyaux.
Mais ce n'est pas tout : à cette sexualité paresseuse, souvent dégradée,
toujours atypique, mais pourtant prolifique, les champignons ajoutent,
comme pour compliquer encore les choses, une étrangeté supplémentaire.
C'est l'incapacité, dans de nombreux cas, de faire fusionner un gamète
mâle et un gamète femelle même lorsque ceux-ci entrent en contact
étroit ! Pour que la fusion réussisse, encore faut-il que le gamète mâle et
le gamète femelle soient portés par des mycéliums compatibles; cette
compatibilité est régie par les lois de la génétique, de sorte qu'en réalité,
les chances de fécondation sont diminuées de moitié et parfois même des
trois quarts, lorsque l'hétérogénéité des filaments est déterminée par deux
gènes ; il n'y aura alors qu'une chance sur huit pour qu'un gamète femelle
puisse être fécondé par un gamète mâle. C'est le phénomène
d'hétérothallisme. L'union sexuelle exige alors pour réussir une double
compatibilité : entre les gamètes, comme dans tout phénomène de
reproduction sexuée, mais aussi entre les mycéliums, ce qui est tout à fait
spécifique aux champignons ! Mais ce déterminisme peut être enfreint,
dans certains cas, chez des filaments jeunes qui transgressent la règle
d'incompatibilité : on parle à leur sujet de « copulations illégitimes » !
Bref, si les champignons – surtout les champignons microscopiques –
semblent renâcler devant la sexualité, on voit qu'ils la compliquent au
contraire à l'infini lorsqu'ils se décident à la pratiquer ; mais lorsqu'elle
réussit et aboutit à un chapeau, c'est-à-dire à cet organe de reproduction
apparent que nous appelons « le champignon », elle produit alors une
incroyable masse de spores, comme si, ayant surmonté tous ses
handicaps, le champignon voulait alors montrer ce dont il est capable !
Les rapports des champignons avec la sexualité sont décidément bien
étranges : outre le Phallus impudicus dont le nom dit bien et la forme et
l'odeur, voici qu'on vient de découvrir que les truffes élaborent une
hormone sexuelle que l'on n'a trouvée jusqu'ici que chez l'homme : cette
hormone synthétisée par les testicules migre dans les glandes sudoripares
qui l'excrètent par la sueur. Or on connaît le rôle des odeurs dans les
phénomènes d'attraction sexuelle chez tous les mammifères; cette
hormone pourrait agir dans le même sens; et c'est parce qu'elle y
reconnaît l'odeur du verrat que la truie est si efficacement attirée par les
truffes...
Une reconversion réussie
Il reste à s'interroger sur la signification de ces étranges phénomènes
biologiques qui valent aux champignons de jouer un rôle si particulier
dans la nature. Pourquoi ce retour aux âges anciens où la vie marine
n'avait pas encore « inventé » la chlorophylle? Certes, les champignons
ont réinvesti leurs possibilités biologiques en d'autres domaines : à la
manière des bactéries, ils pallient leur incapacité d'effectuer l'assimilation
chlorophyllienne par d'extraordinaires pouvoirs de synthèse, dus à la
riche diversité de leur patrimoine enzymatique. On retrouve ici l'aptitude
propre à la Vie de « compenser » : qu'un attribut essentiel vienne à faire
défaut à un individu, à quelque espèce qu'il appartienne, et le voilà qui
développe aussitôt des possibilités latentes souvent surprenantes:
l'aveugle perfectionne son ouïe et son toucher, et la main gauche fait
merveille lorsque la droite défaille. Le champignon, pour sa part, est
incapable d'assimiler et de synthétiser les matériaux de base de la Vie ; il
laisse aux plantes vertes le rôle de producteur, et s'attribue celui de
consommateur, et surtout de « décomposeur », domaine dans lequel il
excelle. Il suffit de voir avec quelle énergie les moisissures s'attaquent
aux bois, aux cuirs... mais aussi aux confitures !
De telles régressions sont communes dans l'histoire de la Vie ; nous les
voyons même surgir dans la société moderne où le rôle de décomposeur,
assigné dans la nature et pour l'essentiel au monde fongique et bactérien,
se trouve remarquablement assumé par certaines franges de la population
jeune dont le moins qu'on puisse dire est qu'elles « décomposent » le
tissu social hérité du passé...
Les hippies du monde végétal
Sur un mode humoristique, on serait ainsi amené à établir d'étranges
parallèles entre les champignons et les hippies, dont les premiers seraient
un peu les équivalents dans le monde végétal. Leur prolifération, aux uns
et aux autres, prend en effet parfois des allures épidémiques, provoquant
de véritables pathologies sociales : Mai 1968 en fut une. Des effets
spectaculaires se déclenchèrent après un long travail souterrain, par
lequel s'insinuèrent les idées nouvelles véhiculées d'Amérique par le
mouvement hippie : travail de sape, travail de « cryptos »... travail de
champignons ! De telles épidémies ne pouvaient que provoquer de graves
déséquilibres et de fortes réactions épidermiques de la part des tranquilles
bourgeois ; pour tout dire, une sorte de prurit, comme ces réactions
épidermiques que les champignons déclenchent aussi lorsqu'ils
produisent les innombrables maladies de peau dont ils sont responsables.
Les hippies avaient des têtes chevelues, comme le coprin du même nom,
ou les Capillicium hirsutes des myxomycètes entourant d'une longue
tignasse dépenaillée les boîtes à spores de ces champignons amiboïdes si
étranges. Quant aux mœurs sexuelles des hippies, elles étaient au moins
aussi imaginatives et exploratoires que celles des champignons. Leur
visage doux et tendre évoquait l'androgynie et le mythe de l'ange, façon
comme une autre d'être un « imparfait », c'est-à-dire de ne pas avoir de
sexe ! Quant à l'éclectisme de leurs choix sexuels, après tout,
l'hétérothallisme des champignons, agrémenté de la possibilité de risquer
des copulations illégitimes, eût été pour eux une excellente référence,
s'ils l'avaient connu ! Enfin, champignons et hippies sont très orientés
vers la chimie : des champignons comme l'ergot de seigle ou les
Psilocybes mexicains produisent des substances hallucinogènes
particulièrement prisées des hippies et c'est à ces champignons ou à leurs
principes chimiques que les hippies empruntaient la matière première de
leurs voyages dans l'imaginaire.
Mais laissons là le jeu des anecdotes analogiques pour revenir à des
homologies plus sérieuses et plus troublantes. Les hippies d'hier et
certains marginaux d'aujourd'hui apparaissent dans nos sociétés comme
l'équivalent des décomposeurs, ou tout au moins des saprophytes. C'est
dans ces groupes que s'inventèrent de nouveaux modes de vie et que se
frayèrent, voici une dizaine d'années, quelques pistes peut-être utiles pour
le futur ; car tel est le rôle des marginaux dans la nature comme dans la
société. Les sociétés meurent, comme les individus qui les composent, et
les décomposeurs y ont toujours joué un rôle essentiel en déblayant le
terrain. Ils le laissent disponible pour de nouvelles constructions, de
nouvelles expériences et de nouvelles synthèses, que tenteront d'autres
marginaux, pionniers fragiles mais audacieux. L'écologiste, saisi par de
telles analogies, ne peut y voir une fois de plus qu'une preuve entre mille
de l'extraordinaire homogénéité du phénomène vivant, à quelque niveau
de complexité qu'on le saisisse.
1 On se reportera sur ce thème à mon ouvrage Drogues et Plantes magiques, Fayard 1983, 3e éd.
2 Mucidula mucida.
3 Armillaria mellea.
4 Ungulina fomentaria.
5 Chlorosplenium aeruginosum.
6 Ungulina fomentaria.
Quatrième Partie
L'ADAPTATION
Où l'on découvre que les plantes déployent des trésors d'imagination
pour s'accommoder des conditions de vie les plus sévères.
CHAPITRE 11
Le chêne et le roseau 1
A comparer les quelque deux cent cinquante mille espèces de plantes à
fleurs qui peuplent la planète, une évidence s'impose : les unes sont des
arbres, les autres des herbes. Il en est des plantes comme des animaux :
on en trouve de grosses et de petites. Pourquoi ? Pourquoi la nature
permet-elle la coexistence d'êtres aussi différents? Quels sont les
avantages et les inconvénients des uns et des autres ? Faut-il être arbre ou
faut-il être herbe ?
Les fossiles restent obstinément muets sur l'origine des plantes à fleurs,
mais l'on pense que les premières plantes terrestres, échappées des
lagunes de l'ère primaire, étaient des herbes. Elles furent suivies
promptement dans leur conquête des continents par des vers et des
crustacés primitifs qui s'en nourrirent. Plantes et animaux grandirent au
fil des âges, tandis que se formaient les immenses forêts de plantes sans
fleurs qui dominèrent la terre au Carbonifère, nous laissant leurs vestiges
sous forme de houilles et de charbons.
Tout laisse croire que les ancêtres des premières plantes à fleurs étaient
aussi des herbes ; puis elles grandirent à leur tour pour devenir ces arbres
immenses qui constituent, avec leurs descendants, la flore si dense et si
riche des forêts tropicales humides.
Du laboratoire à l'usine
Il semble donc que les grandes inventions aient été le fait de plantes de
petite taille à cycle court, c'est-à-dire des herbes. Et comment
s'étonnerait-on qu'ici comme ailleurs, les débuts soient modestes ? Tout
commence petit, puis croît, se développe et meurt, tandis que s'amorcent
de nouveaux recommencements. L'herbe invente, l'arbre reproduit. Les
herbes sont les laboratoires, les arbres les usines.
Il en fut de même pour le règne animal : les ancêtres des amphibiens
actuels, telles que grenouilles ou salamandres, n'apparurent qu'à la fin de
l'ère primaire : ils étaient de petite taille et leurs descendants le restèrent.
Bien adaptés aux habitats marginaux, mi-aquatiques, mi-terrestres, ils
surent se maintenir, jusqu'à aujourd'hui, en compétition avec les autres
espèces animales adaptées soit à l'eau, soit à la terre. Mais les grands
amphibiens qui connurent leur heure de gloire dans les forêts
marécageuses de l'ère primaire finirent par s'éteindre, contraints de céder
la place aux reptiles : en pondant leurs œufs sur le sol sec, ceux-ci
réussissaient une performance remarquable qui, très vite, leur conféra un
avantage décisif. Ils remplacèrent donc les grands amphibiens, leurs
cousins. Alors commença l'ère des reptiles, avec le développement des
grands dinosaures qui peuplèrent la terre à l'ère secondaire.
Pendant la plus grande partie de leur règne, les dinosaures ont peuplé
les continents aux côtés des premiers mammifères. Ils étaient les grosses
bêtes, les mammifères les petites; une fois encore, ce sont les petites qui
gagnèrent. A la fin de l'ère secondaire, des vagues d'extinctions
successives éliminèrent les grands dinosaures.
Seuls les mammifères, dont aucun à l'époque ne pesait plus de 10
kilos, subsistèrent. Ils entreprirent alors de grandir à leur tour et de
peupler la Terre. On vit ainsi grandir les chevaux, les singes... et
l'homme ! Et naturellement, aujourd'hui, ce sont les plus gros qui sont à
nouveau condamnés : girafe, éléphant, gorille, rhinocéros, etc.
Tout se passe comme si la nature mettait au point ses formes et ses
inventions sur modèles réduits en laboratoire. Puis, lorsque la forme est
au point et que l'environnement s'avère favorable, le prototype passe en
usine et se développe en vraie grandeur. Ce sont les époques des grands
pullulements et des grands peuplements qui nous laissent les groupes très
importants d'animaux ou d'arbres. Mais lorsque ceux-ci sont confrontés à
de nouvelles difficultés, résultant de modifications importantes de
l'environnement, un changement de climat par exemple, ils reviennent
prudemment à des tailles plus modestes ou sont remplacés par d'autres
groupes en cours de mise au point, et de petite taille également.
Il ne semble pas que les civilisations humaines échappent à cette loi.
Leurs réalisations les plus spectaculaires correspondent à leur apogée,
notamment pour ce qui est des grands monuments que chacune nous
laissa. Mais l'apogée annonce le déclin. Que survienne quelque
catastrophe : guerre, invasion, épidémie, décadence interne, et elles
retombent dans la nuit, tandis que se lézardent leurs villes et leurs palais
qui nous parviennent morts et enfouis dans le sol ; car les civilisations
humaines aussi laissent des fossiles ! Un nouveau groupe prend alors le
relais, venu souvent on ne sait d'où, parti modestement de quelque
province lointaine et marginale des empires décadents.
L'évolution, on le constate, ne va jamais en ligne droite. Elle procède
par cycles successifs qui se relaient les uns les autres. Et la loi
d'extinction des lignées par gigantisme, valable pour les végétaux comme
pour les animaux, ne semble guère épargner les empires. Épargnera-t-elle
demain les grandes multinationales et les mégalopoles ?
Car ce qui est petit résiste mieux aux modifications de l'environnement
ou aux aléas de l'histoire ; l'examen des reliques des flores primitives, qui
ont subi de terribles épreuves comme l'assèchement des climats vers la
fin de l'ère primaire, confirme bien cette impression : le peu qu'il en reste
est toujours des herbes. Seules les fougères conservent encore aujourd'hui
des espèces arborescentes. Car l'herbe est plus solide que l'arbre. Sous la
tempête, le chêne casse, mais le roseau plie.
Les êtres de grande taille sont favorisés sous les tropiques où les
climats n'ont guère changé depuis l'ère primaire: les arbres y sont
nombreux, car l'évolution biologique y a multiplié et diversifié les
espèces sans qu'aucun accident majeur vienne brusquement décimer ces
riches populations. Les forêts de Malaisie ou d'Amérique tropicale
contiennent des milliers d'espèces d'arbres, celles des régions tempérées
des centaines seulement. Ces grandes forêts sont donc les véritables
réservoirs de plantes à fleurs, comme la mer fut le réservoir initial d'où
sont issues toutes les plantes terrestres. On peut pousser la comparaison
plus loin : c'est au sein de ces réservoirs que les plantes ont mis au point
toutes les adaptations possibles et imaginables, toutes les formes, tous les
types que nous leur connaissons : certaines algues ont réussi à s'équiper
de façon suffisamment efficace pour conquérir les continents; beaucoup
plus tard, dans les forêts tropicales, certaines plantes réussirent à acquérir
les qualités requises pour diffuser en zone aride ou dans les régions
froides, qui leur imposaient des modes de vie entièrement différents.
Dans les deux cas, les prototypes s'élaborèrent dans ces vastes réservoirs
que sont les mers ou les forêts équatoriales, puis migrèrent vers les
continents ou les régions à climat plus sévère.
Le palmarès des records
L'arbre s'impose par sa taille qui le classe en tête et lui fait battre les
records du monde vivant. Même si les botanistes ne s'accordent pas
toujours sur le palmarès, on peut tenter d'en dresser l'inventaire, cette fois
sur le plan international.
Il est peu probable, comme certains l'ont cru, que le record de
longévité appartienne à des Cycas australiens, fossiles vivants remontant
à l'ère primaire, les Macrozamia, auxquels l'on a cru pouvoir attribuer 12
000 à 15 000 ans d'âge. Car ces arbres croissent avec une extrême
lenteur, atteignant péniblement un mètre en un siècle ! Mais la plupart
des botanistes s'accordent aujourd'hui pour attribuer la palme de la
longévité à un pin californien : Pinus longaeva. Ces pins, jadis baptisés
Aristata, et rebaptisés récemment, vivent à haute altitude (de 3 000 à 3
600 m) dans les White Mountains de Californie. Dans ces régions
subdésertiques où la couverture du sol est faible, ils font un peu figure de
solitaires, formant des forêts claires, « ouvertes », ce qui diminue les
menaces d'incendie. La croissance étant très lente, les troncs sont denses
et épais, ce qui les rend ininflammables. Et leurs taux élevés de résines
les rendent de surcroît imputrescibles, de sorte que les squelettes des
arbres morts, dans ces déserts glacés, se maintiennent fort longtemps.
Le plus gros, dit le Patriarche, a une circonférence de 12 m au pied.
Mais c'est un adolescent, avec ses 1 500 ans d'âge. Car le plus vieil arbre
vivant a 4 900 ans ; il avait 1 000 ans à l'époque d'Abraham, et était déjà
entré dans sa vieillesse au temps du Christ ! Plusieurs autres pins
dépassent les 4 600 ans : leur allure déshydratée, noueuse, sèche et
décharnée, déchiquetée par les vents violents à ces altitudes, rend
parfaitement compte de leur âge vénérable. Curieusement, ce sont les
plus malingres qui vivent les plus vieux, les plus gros, au contraire,
mourant souvent en bas âge. Ici aussi, obésité et longévité ne font pas
bon ménage.
L'âge est déterminé par des carottages effectués dans le tronc en vue de
compter le nombre des anneaux : chaque anneau correspond à
l'accroissement en épaisseur d'une année, celui-ci variant d'ailleurs selon
les années en fonction des volumes de pluviométrie. On peut, par ce
système, reconstituer le climat de jadis ; en l'occurrence, on a pu
remonter, en calculant l'âge des squelettes, jusqu'à 8 200 ans !
Ces pins battent assez largement les records de longévité attribués
autrefois aux Séquoias dont les plus âgés ne paraissent « guère » dépasser
3 200 ans. Ils le doivent sans doute à leur croissance très lente.
Le record de longévité universellement reconnu à ces pins a été
récemment contesté par un rapport attribuant, grâce à une datation
effectuée au carbone 14, 5 200 ans d'âge à un Cèdre japonais. Affaire à
suivre ! En tout cas, les baobabs auxquels on attribue des âges
considérables d'après leurs tailles souvent impressionnantes sont sans
doute beaucoup plus jeunes qu'on ne le dit ; car il s'agit d'arbres à
croissance rapide, ce qui n'est jamais un gage de longévité. Qui veut aller
loin, dans la nature aussi, ménage sa monture !
A l'inverse, certaines plantes des régions arides atteignent des âges
impressionnants tout en restant de taille très modeste : ils détiennent en
quelque sorte le record de lenteur dans la croissance. Le cactus chilien
originaire de la région de Copiapo, et pour cette raison nommé Copiapoa,
forme au bout de cinq cents ans une grosse boule qui n'atteint guère plus
de 60 centimètres de diamètre. Et les Anacantherops au nom barbare ne
croissent que de 10 centimètres en cent ans !
C'est aux séquoias et aux eucalyptus australiens que reviennent les
records de taille : on connaît des Eucalyptus2atteignant une hauteur de
plus de 100 mètres et une circonférence de plus de 20 mètres à la base.
Tombé au siècle dernier, l'un de ces Eucalyptus atteignait 114,30 m et fut
sans doute l'arbre le plus haut du monde. Le record de circonférence
appartient à un conifère3qu'on peut voir à Santa-Maria-de-Thulé au
Mexique : avec un tour de taille de 50 m à sa base et de 34 m à 1,50 m de
hauteur, il est sans doute l'arbre le plus gros du monde.
Quant aux Séquoias, ils détiennent le record de taille et de volume d'un
être vivant. Le séquoia géant4baptisé Général Sherman, qui s'élève à 85
mètres de hauteur dans le Sequoia National Park de Californie, a une
circonférence de 24,30 m à 1,50 m du sol. On a calculé qu'il pourrait
fournir 5 milliards d'allumettes. Son écorce rouge, brunâtre et molle,
facilite son identification, s'il en était besoin, car c'est le seul arbre de la
Création qu'on puisse frapper du poing sans douleur, de par le caractère
spongieux de cette écorce; on estime qu'il pèse aujourd'hui plus de deux
mille tonnes. On a calculé aussi que la graine de séquoia pesant en
moyenne 4,7 milligrammes, celle-ci multiplie son poids de 250 milliards
de fois pour donner l'arbre adulte ! D'autres séquoias5, bien que moins
massifs, atteignent des hauteurs plus impressionnantes encore, puisqu'un
exemplaire montait en 1970 à 111,60 m, avec cependant une
circonférence nettement plus modeste à la base : 13,40 m.
Ces séquoias sont talonnés, pour les records de hauteur, par des pins de
Douglas dont certains auraient atteint 95 m, également aux États-Unis,
décidément la patrie des records !
Certains arbres ont des formes particulières qui leur permettent
d'atteindre des volumes ou des dimensions extraordinaires. Ainsi a-t-on
vu des palmiers grimpants, à tiges relativement minces mais infiniment
longues, qui, en atteignant 180 mètres, détiendraient le record de
longueur de tous les êtres vivants. Quant au figuier du Bengale, il est
capable de recouvrir une surface au sol gigantesque, par son aptitude à
émettre des racines aériennes formant autant de supports verticaux
parallèles au tronc : on peut dire d'un tel arbre qu'il cache la forêt,
puisqu'il forme à lui seul une sorte de forêt miniature. Un exemplaire de
ce ficus a pu atteindre une circonférence globale de 600 mètres, grâce à
ses 320 racines secondaires formant autant de supports à sa frondaison.
Et cet arbre gigantesque bat un autre record : ses fruits sont peut-être les
plus petits du monde végétal; ce sont de minuscules « pépins » enfermés
dans de toutes petites figues.
Un Ficus de cette espèce, poussant actuellement au Jardin botanique de
Calcutta, a élaboré environ mille troncs formés par ses racines aériennes,
et couvre 1,6 hectare, bien qu'il ne soit âgé que d'un peu plus de 200 ans.
Même lorsqu'ils se contentent d'une taille moyenne, sans vouloir
concurrencer les géants du règne végétal, les arbres n'en sont pas moins
contraints, pour croître et se développer, de consommer des quantités
impressionnantes d'énergie et de matières premières. A la différence des
animaux qui, à partir d'un certain âge, stoppent leur croissance, l'arbre
grandit jusqu'à sa mort : et plus il grandit, plus lourd devient l'entretien de
sa structure. D'une certaine manière, les très grands arbres sont une sorte
de luxe de la nature et l'on conçoit qu'ils ne sauraient vivre dans les
milieux arides où l'eau, nourriture fondamentale des plantes, est rare.
L'artériosclérose des troncs et des feuilles
Mais les arbres compensent partiellement leur handicap en mettant au
point des systèmes d'économie d'énergie et de matière première : ils
cessent rapidement d'alimenter les tissus dont le fonctionnement n'est pas
absolument indispensable à leur survie, et tentent même alors de s'en
débarrasser. En fait, un grand arbre est toujours aux trois quarts mort : la
partie superficielle de l'écorce n'a qu'une fonction de protection,
qu'assurent avec efficacité des cellules à membranes épaisses mais
mortes de longue date, vides de toute matière vivante et empilées les unes
sur les autres : c'est le liège. De même le bois, formant le cœur du tronc,
est constitué d'une énorme masse de cellules mortes ne conservant qu'une
fonction de soutien. C'est en réalité dans une étroite bande cellulaire
englobant la partie la plus profonde de l'écorce et la partie la plus
superficielle du bois que se maintient la vie de l'arbre : là se forment
chaque année plusieurs anneaux de cellules vivantes à travers lesquelles
circulent les sèves nutritives. Le tronc d'un arbre est en somme une
énorme artère dont le diamètre ne cesserait de croître, mais dont
l'ouverture resterait toujours la même : en somme, une version
intelligente et adaptée de l'artériosclérose ! L'économie de matière
vivante et d'énergie touche aussi les rameaux ; un grand arbre se
débarrasse chaque année d'un grand nombre de branches mortes : vents et
tempêtes l'élaguent naturellement !
Au fond, un arbre ressemble un peu à une communauté humaine dont
le fonctionnement harmonieux est assuré par le dynamisme d'une
minorité de ses membres, la majorité représentant le ventre mou, le
marais fluctuant, la masse anonyme et inerte.
Les feuilles n'échappent pas davantage aux processus de
vieillissement : elles changent de couleur au fur et à mesure que leurs
cellules s'imprègnent de déchets; vert tendre dans leur jeunesse, elles
virent peu à peu au vert sombre, par une sorte d'artériosclérose des parois
cellulaires des feuilles âgées, qui reflètent moins puissamment la lumière
qu'elles reçoivent. C'est pourquoi tous les arbres perdent leurs feuilles,
aussi bien en région tropicale qu'en région tempérée. Mais le rythme de la
chute des feuilles y est différent : dans les forêts équatoriales, la stabilité
du climat qu'exprime l'absence de saisons autorise chaque espèce à avoir
son propre rythme de renouvellement des feuilles, de sorte que la forêt
elle-même reste toujours verte. En allant de l'équateur vers les pôles, une
saison sèche se manifeste qui, au fur et à mesure que l'on s'éloigne de
l'équateur, devient une saison froide : les arbres s'adaptent à ces climats
en se débarrassant de leurs feuilles au début de ces saisons.
Chaque espèce se caractérise par la forme de ses feuilles, plus
particulièrement par leur réseau de nervures qui constitue en quelque
sorte ses « empreintes digitales ».
C'est donc en réduisant le volume de ses tissus vivants au minimum
nécessaire pour assurer les fonctions essentielles de son existence que
l'arbre réussit à subsister concurremment aux herbes. L'herbe possède en
effet l'énorme avantage de se reproduire dès la première année ; à la
rigueur dès la deuxième année pour les bisannuelles comme la digitale ou
le bouillon-blanc. L'arbre ne produit ses premières fleurs que beaucoup
plus tard. Comme chez les animaux, sa maturité sexuelle, sa « puberté »,
n'intervient qu'à un âge avancé, variable selon les espèces et d'autant plus
tardif que sa longévité est plus élevée : dix ans chez un noisetier ;
quarante chez un chêne d'Europe, et souvent beaucoup plus. Les chances
de disparaître par maladie ou accident avant la floraison s'en trouvent
considérablement accrues.
Avec les vagues de glaciations successives survenues au cours de ce
dernier million d'années, entraînant chaque fois d'effroyables
hécatombes, l'histoire nous enseigne que ces risques sont sérieux, au
moins dans les régions tempérées où les climats sont infiniment moins
stables que dans la zone intertropicale. C'est ce qui explique sans doute
que la plupart des grandes familles botaniques des régions tempérées sont
constituées par des herbes. Ce qui ne veut pas dire que les arbres y soient
rares : il suffit de parcourir les grandes forêts d'Europe ou d'Amérique du
Nord pour s'en convaincre. Mais ces forêts sont très différentes des forêts
équatoriales : alors que ces dernières peuvent présenter plus d'une
centaine d'espèces d'arbres différentes sur un kilomètre carré, nos forêts
n'en contiennent que quelques-unes, privilégiées par l'homme il est vrai.
Et si, par hasard, l'homme n'y touche pas, comme c'est le cas dans
quelques réserves intégrales, le nombre d'espèces arborescentes reste
malgré tout très parcimonieux, sans comparaison avec la riche diversité
floristique des forêts tropicales. Les dernières glaciations ont contribué
pour une bonne part à cet appauvrissement, car les arbres durent mener
une terrible bataille contre le froid dont l'Europe fut sans doute le théâtre
d'opérations... le plus brûlant !
Migrations et invasions
L'avancée des glaciers, au cours des glaciations quaternaires, a
contraint les plantes à « fuir », par graines interposées, vers le sud. Ce
mouvement a été favorisé en Amérique du Nord par l'orientation nord-
sud des axes montagneux : les espèces ont pu migrer le long de ces
chaînes sans rencontrer d'obstacle. En Europe, au contraire, le repli vers
le sud a été contrarié par la présence de la Méditerranée ; les plantes,
chassées par le froid, ont glissé le long du fossé inondé qui, à cette
époque, recouvrait la vallée du Rhône ; puis elles se sont trouvées
acculées à la mer. La barrière méditerranéenne n'était pas seulement
géographique : on pouvait imaginer une « descente » à travers la
péninsule ibérique vers l'Afrique du Nord. Elle était d'abord climatique.
Car le long été sec et chaud du bassin méditerranéen était insupportable
pour la plupart des espèces d'Europe du Nord, habituées à une répartition
des pluies plus clémente. Celles qui ne purent supporter ces conditions
nouvelles périrent, d'où un net appauvrissement de la flore. C'est à cette
époque que disparurent de France, où ils vivaient à l'état spontané, les
magnolias, les tulipiers, le ginkgo, les marronniers, les séquoias et de
nombreux conifères. Ces arbres ont été réintroduits ultérieurement pour
leurs qualités ornementales. L'Amérique du Nord a conservé ces espèces,
sauf le ginkgo. Elles ont reculé devant les glaciers pour y réoccuper plus
tard leurs anciennes stations.
Ainsi s'explique la pauvreté de la flore européenne comparée à celle de
l'Amérique du Nord ou de l'Asie tempérée. Lorsque les glaces se
retirèrent, les plantes entreprirent la reconquête des terres libérées. Plus
les moyens de diffusion des espèces étaient grands, plus cette reconquête
fut rapide. Les arbres les plus résistants au froid, tels que les bouleaux,
les arbres à chatons et les conifères, sont allés le plus vite et le plus loin.
Ils ont, en quelques millénaires, réoccupé les immenses territoires
dégagés par les glaces au Canada, en Scandinavie et en Sibérie. Ainsi se
constituèrent les forêts des hautes latitudes, avec leurs énormes réserves
de bois, trésor que l'homme dilapide aujourd'hui par une consommation
intempestive de pâte à papier. Comme à l'époque des grandes invasions,
quelques espèces d'arbres dynamiques et conquérantes envahirent ces
vastes territoires peu à peu libérés de l'emprise du froid.
A l'inverse, les forêts tropicales humides, où les risques d'accidents
climatiques n'existent pas, ont vu les espèces arborescentes proliférer et
se multiplier sans heurt depuis l'ère primaire. L'arbre vit à l'aise dans les
milieux très stables ; l'herbe, plus petite, plus « nerveuse », plus «
maniable », s'adapte bien à des conditions de vie changeantes. C'est
David qui doit sa victoire contre Goliath à son agilité et à sa souplesse.
Ce qui est petit est plus aisément adaptable et reconvertible : on retombe
là sur une loi bien connue, mais que l'on comprend mieux lorsqu'on se
souvient des processus par lesquels s'effectue l'adaptation des êtres
vivants à leurs milieux de vie. Lorsque ces milieux sont extrêmement
stables, comme sous l'équateur, le problème de l'adaptation ne se pose
pas, puisqu'il n'y a pas de changement ! Les arbres ont donc pu se
maintenir, évoluer et proliférer en toute quiétude et en toute lenteur. Mais
lorsque les milieux sont sans cesse perturbés par des accidents
climatiques ou autres, la nécessité de s'adapter promptement devient
impérative, sous peine de mort. Or l'adaptation résulte de la sélection
qu'effectue le milieu, à chaque génération, des êtres les mieux adaptés et
les plus aptes. Les autres sont éliminés ; l'inadaptation, c'est la mort. Plus
le cycle des générations est rapide, plus grandes seront donc les chances
d'adaptation. Les herbes, qui font une nouvelle génération chaque année,
ont donc un immense avantage sur les arbres dont les générations durent
des dizaines d'années.
On comprend que les herbes soient plus nombreuses que les arbres en
région tempérée ou froide. En bouclant leur cycle en une saison et en
persistant en hiver sous forme de graines, elles esquivent en quelque
sorte le froid hivernal que l'arbre doit subir. Ce qui demande à ce dernier
un gros effort adaptatif que quelques centaines d'espèces seulement ont
réussi à faire, sur les dizaines de milliers qui peuplent les tropiques ! Le
résultat est clair et se lit aisémment en comparant la végétation des
climats froids, arctiques ou montagnards, à une forêt équatoriale : celle-ci
est composée à 90 % d'arbres qui s'élèvent dans une atmosphère chaude
et humide particulièrement propice, jusqu'à atteindre souvent des
volumes énormes. A l'inverse, la pelouse alpine ou la toundra boréale ne
possèdent aucun arbre, car l'été est trop bref pour permettre les synthèses
nécessaires à l'édification de structures ausssi lourdes : seules y subsistent
des herbes ou des buissons bas. La plupart de ces herbes possèdent dans
le sol un bulbe que recouvre en hiver une épaisse couche de neige ; ce
manteau protecteur permanent maintient la température du sol à un
niveau très supérieur à celle de l'atmosphère : nouvel avantage marqué
par les herbes sur les arbres. En raison de leur taille, ceux-ci ne peuvent
bénéficier de ce puissant système de protection qui consiste à enfouir les
bourgeons dans le sol, pour les mettre à l'abri durant l'hiver. Or les
bourgeons des arbres, bien que protégés par des écailles, restent exposés
aux grands froids. D'autres herbes se contentent d'effectuer tout leur cycle
au cours du bref été, puis de disparaître entièrement, ne laissant sur le sol
que leur cadavre, et leurs graines également recouvertes d'un manteau de
neige. L'été suivant, quand le sol à nouveau dégèlera, ces graines
germeront et parcourront en quelques semaines un nouveau cycle.
Rudolf Steiner, dans sa vision grandiose et symbolique, avait été
frappé par la manière si différente dont s'interpénètrent les forces
terrestres et les forces cosmiques aux pôles et à l'équateur. Sous les
tropiques, l'interpénétration est intime et les frontières sont indécises
entre la terre et l'espace : le domaine terrestre ne cesse pas à la limite du
sol : il s'élance vers le ciel ; les arbres, « invaginations minérales du sol »,
élèvent leurs troncs très haut ; leurs racines sont aériennes ; des lianes
s'élancent de toute part. Les plantes des régions froides sont en complet
contraste avec celles-ci : ici le terrestre se referme sur lui-même et ne se
mêle pas au cosmique – la terre devient un miroir qui n'absorbe rien,
mais réfléchit tout. Les racines s'enfoncent dans le sol, et la plante se
réfugie littéralement dans sa racine qui devient l'organe le plus
volumineux. L'arbrisseau rampant remplace l'arbre. Les zones tempérées
réalisent l'équilibre entre ces deux extrémités, donnant l'image moyenne,
l'archétype en quelque sorte du végétal pur.
L'équateur reste donc le berceau, le réservoir où s'élaborent et se
maintiennent les formes les plus diverses et les plus variées des plantes
terrestres. Les autres régions climatiques du globe sélectionnent les
espèces les mieux équipées pour s'y adapter. Celles-ci, confrontées à de
nouvelles conditions de vie, subissent alors les transformations
adéquates ; certains arbres abandonnent l'oiseau ou l'insecte et s'adaptent
à la pollinisation par le vent. Telle fut sans doute l'origine de la plupart
des grands arbres de nos forêts. En même temps, ils adoptent le rythme
saisonnier, la chute automnale des feuilles. Mais d'autres, comme le
houx, le laurier-cerise, le chêne vert, conservent le système des feuilles
persistantes : ce sont les arbres pérennes, qui perdent et remplacent leurs
feuilles une à une, mais non en même temps. Beaucoup d'arbres réduisent
la durée de leur génération : ils se reproduisent de plus en plus tôt et se
dispensent d'élaborer la lourde et encombrante structure arborescente ;
ces arbres capables de se reproduire dans leur première jeunesse sont en
fait déjà des herbes, avec tous les avantages cités. Leur mort prématurée,
en bas âge, n'est nullement un inconvénient : car ce qui importe à la
nature, à la Vie, c'est la durée, la perpétuation des lignées, la
multiplication des individus ; ce qui compte, c'est qu'ils se reproduisent
vite et tôt, s'ils doivent vivre en climat rude : d'où l'avantage de l'herbe,
infiniment plus adaptable que l'arbre; comme les enfants qui s'adaptent
mieux et plus vite à de nouvelles conditions de vie que leurs parents dont
les habitudes sont plus ancrées, moins ouvertes à l'aventure du
changement.
On a pu suivre, en en observant tous les états intermédiaires, le
passage de l'arbre à l'herbe chez les pivoines. De nombreux groupes
botaniques sont représentés par des arbres sous les tropiques et par des
herbes en climat froid ou tempéré. Cette évolution n'a cependant pas
atteint la fleur, qui reste inchangée dans son architecture fondamentale et
permet de classer ces plantes affines dans les mêmes ordres ou familles
botaniques, preuve de leur commune origine. Il arrive même que
certaines espèces soient capables de fournir des arbres sous les tropiques
et des herbes annuelles ailleurs. C'est le cas du ricin, aujourd'hui planté
comme espèce ornementale annuelle dans nos jardins et parcs publics,
mais qui reste un arbre dans les régions tropicales. C'est aussi le cas du
coton.
Les arbres « totalitaires »
Un arbre sera naturellement d'autant plus favorisé dans le mouvement
général de l'évolution qu'il produira ses fleurs plus tôt et plus longtemps.
Cette considération a amené à classer les arbres en diverses catégories :
Le type le plus archaïque n'existe que sous les tropiques : ce sont les
arbres à tronc droit, non ramifié, mais terminé par un unique bourgeon
produisant une unique rosette de grandes feuilles. La sève afflue
abondamment dans ces bourgeons d'où elle se répartit ensuite dans les
feuilles. Le prélèvement de la sève, suivi de sa fermentation, est à
l'origine du vin de palme en Afrique, du vin d'agave au Mexique, et de
l'abondante émission de liquide que produit l'Arbre du voyageur
lorsqu'on blesse l'extrémité du tronc au point d'insertion des feuilles.
Les arbres construits suivant cette architecture dominaient les forêts
primitives, qui nous ont laissé ces prototypes anciens que sont les
fougères arborescentes et les cycas. Plus proches de nous, dans la
civilisation des plantes à fleurs, certains palmiers ont conservé ce même
type de construction. Les feuilles de la rosette terminale sont en nombre
constant : lorsqu'une feuille âgée tombe, laissant parfois la cicatrice de
son insertion sur le tronc, elle est aussitôt remplacée par une autre. Ces
feuilles sont généralement très grandes, car l'arbre, dépourvu de branches
secondaires, a peu de place pour insérer ses feuilles qui viennent toutes
de l'unique bourgeon terminal : la taille des feuilles compense donc
l'exiguïté de la surface potentielle de leur insertion sur l'arbre. Elles
peuvent atteindre vingt mètres de longueur chez certains raphias, et
dépassent souvent cinq mètres chez les palmiers à huile ou les palmiers
des Seychelles ! Ce sont les plus grandes feuilles du monde végétal.
Une telle structure est en réalité fragile : qu'un accident quelconque
atteigne l'unique bourgeon terminal et l'arbre, décapité, est condamné à
mort. Ne former qu'un seul bourgeon est donc bien imprudent : c'est
encore mettre tous ses œufs dans le même panier. Aussi ce type d'arbre
est-il rare aujourd'hui dans le monde des plantes. On tue rarement une
plante en la décapitant, car de nouveaux bourgeons, jusque-là inhibés,
prennent promptement la relève et reproduisent feuilles et rameaux. En
revanche, la décapitation est fatale à l'homme et à l'animal supérieur.
Mais il arrive qu'elle soit heureuse dans les régimes totalitaires qu'un seul
chef dirige : sa disparition, éventuellement par « décollation du chef »,
crée un vide, période propice pour les compétiteurs jusque-là tenus en
lisière et comme inhibés par le dominant : à leur tour cette fois de tenter
leur chance et de jouer leur carte personnelle ! C'est ce que font aussi les
bourgeons dominés chez la plupart des plantes, lorsque disparaît par
décapitation celui qui les domine. On le voit bien chez le Dracena, qui
rejette abondamment du tronc, dès que l'on sectionne son appareil foliaire
aérien. Immédiatement, de petits bourgeons jaillissent, qui prennent la
relève. Ils engagent aussitôt une vive compétition dont le sort peut rester
longtemps indécis ; puis il arrive que l'un d'eux l'emporte et dicte à
nouveau sa loi. L'espèce en somme est condamnée à la tyrannie : même
lorsqu'elle abat le tyran, un autre le remplace ! Le Dracena est une plante
décidément totalitaire. Voilà un arbre, en tout cas, qui ne perd jamais la
tête, car il en a plusieurs en réserve. Il n'est pas comme les pauvres
cocotiers souvent décapités par la maladie et qui alignent tristement leurs
troncs lugubres, longs et secs, comme de pauvres moignons criant au ciel
leur désespoir.
On conçoit que les arbres à unique bourgeon terminal ne puissent
survivre sous les climats froids, qui détruiraient ce fragile bourgeon : ils
n'existent que sous les tropiques où ils ont pris naissance et où ils se sont
exclusivement maintenus. La fragilité de ces arbres est encore accrue par
le fait que beaucoup ne produisent leurs fleurs et leurs fruits qu'en une
seule fois, par simple transformation de leur bourgeon terminal en
bourgeon floral. Un grand palmier du Sud-Est asiatique6élève pendant
soixante ans une couronne de feuilles géantes de forme palmée jusqu'à
cinquante, voire soixante mètres de hauteur. Entièrement stérile jusque-
là, son bourgeon terminal produit alors une gigantesque inflorescence de
plusieurs mètres, portant jusqu'à soixante millions de fleurs. Toutes les
réserves accumulées pendant des décennies sont utilisées pour produire
cette monstrueuse floraison et l'arbre, ayant ainsi assuré sa reproduction,
se dessèche et meurt épuisé.
La plupart des espèces fonctionnant de la sorte n'atteignent pas ces
dimensions, car elles vivent moins longtemps. La plus familière est
l'agave américain, aujourd'hui acclimaté dans toutes les régions chaudes
du globe, en particulier dans le bassin méditerranéen. Cette plante grasse,
aux feuilles épaisses et pointues, acérées comme un dard, envahit les
lieux incultes, bords des routes, talus de chemin de fer, vieux murs,
manifestant une rusticité à toute épreuve. Après une dizaine d'années
environ, elle émet une grande hampe florale, haute de plusieurs mètres,
qui évoque un poteau télégraphique dont les isolateurs seraient les fleurs.
Elle épuise dans cet effort toute la substance vive accumulée dans ses
grandes feuilles glauques et charnues qui maigrissent pitoyablement et
entraînent la mort de la plante après production des graines. Le sisal,
autre espèce d'agave, « fonctionne » de même, comme les grands
Fourcroias des déserts américains qui forment au soir de leur vie des
hampes florales gigantesques en forme de sapin, très ornementales.
Ces espèces, qui consacrent leur vie entière à préparer leur
reproduction et ne l'accomplissent que dans un ultime effort signifiant
leur arrêt de mort, montrent bien le prix que la nature attache à l'acte
reproducteur. Car ici les frontières de la vie et de la mort, en ce moment
unique où la mère donne sa vie pour ses enfants, confluent. Elle n'a
travaillé, accumulé toute sa vie durant des réserves que pour ce moment
décisif où elle se suicidera pour nourrir sa descendance. Comme le font
les pélicans, dit-on, qui, en cas de disette, donnent à leurs petits leur chair
en pâture. Riche symbole en vérité, dans lequel la liturgie catholique vit
un symbole de l'eucharistie.
C'est encore au nom d'une « loi naturelle » qui trouverait dans de tels
exemples un semblant de justification que les théologiens d'autrefois
préféraient voir mourir une mère en couches pourvu que ce sacrifice
permît de sauver le bébé ! De fait, ces arbres eux aussi meurent en
couches.
L'aptitude à fournir un intense effort reproducteur à la veille de la mort
n'est pas l'apanage exclusif de ces espèces tropicales. On sait que des
arbres fruitiers fleurissent souvent avec une exceptionnelle intensité
l'année précédant leur mort. Des observations identiques ont été faites sur
des ormes européens, atteints d'une maladie cryptogamique incurable
entraînant leur disparition massive sur tout l'Ouest du continent: leur
floraison est anormalement abondante au cours de leur dernière année,
lorsque la maladie a déjà signé leur condamnation.
Les plantes à floraison unique restent toutefois une curiosité de la
nature ; on conçoit qu'elles ne soient guère favorisées par la sélection
naturelle qui les pénalise d'un lourd handicap au profit des espèces à
reproduction annuelle. Nombreux sont les arbres à tronc vertical non
ramifié, comme les palmiers, qui organisent leur reproduction de manière
classique et produisent, une fois atteinte leur puberté, une floraison et une
fructification abondantes, qui se reproduiront chaque année. C'est le cas
de la plupart des palmiers qui ne se sentent nullement la vocation d'imiter
l'esprit de sacrifice de leur cousin, le Coryphea.
Mais la grande majorité des arbres présente les formes ramifiées et
branchues qui nous sont familières. Ils produisent simultanément de
nombreux bourgeons végétatifs et floraux, de sorte qu'ils fleurissent et
fructifient régulièrement et abondamment, s'assurant une généreuse
descendance. Il est logique que ce type d'arbres ait été favorisé par la
sélection naturelle et qu'il ait pu seul conquérir les régions à climat rude.
Parmi les arbres ramifiés, on distingue le type saule, en forme de
boule, et le type peuplier à développement vertical. On retrouve cette
même distinction entre le chêne et le hêtre, le pommier et le cerisier. Le
type à port vertical élancé semble le prototype de l'arbre parfait, à feuilles
petites et nombreuses, pouvant atteindre des dimensions gigantesques
dans les forêts tropicales notamment, comme les grands arbres de la
famille des Dipterocarpacées qui font émerger leur couronne à soixante
mètres de hauteur au-dessus du moutonnement des cimes. Ce type permet
l'utilisation potentielle optimale de la lumière et de l'espace, assurant une
assimilation chlorophyllienne maximale. En multipliant à l'envi leurs
branches secondaires et leurs innombrables petites feuilles, ils sont
d'excellents capteurs solaires, à fort rendement énergétique – l'inverse du
palmier dont la tige verticale et non ramifiée limite considérablement les
possibilités.
Par référence à la célèbre dialectique chinoise, on peut distinguer
encore entre les arbres Yin et les arbres Yang. Dans le premier groupe
pourraient figurer les arbres à croissance rapide, tels que les peupliers ou
les baobabs, mais dont le bois trop vite formé reste mou et fragile. Car le
Yin symbolise l'extension, la diffusion dans l'espace, l'éclatement. Yang
symbolise au contraire la densité, l'intériorité, la concentration : on y
trouverait les arbres à croissance très lente, formant des bois très durs,
tels que l'if ou le buis.
L'arbre en herbe
A mi-chemin entre l'arbre et l'herbe, le bambou offre un type
d'architecture particulier, s'apparentant aux deux prototypes précédents :
il commence son développement par de grosses tiges épaisses et non
ramifiées, puis ramifie peu à peu son feuillage au fur et à mesure qu'il
s'élève en hauteur. Certains bambous détiennent des records de vitesse de
croissance, pouvant atteindre une hauteur de 30 mètres en quelques mois,
ce qui est proprement extraordinaire, au point que l'on a pu dire qu'on les
voyait pousser ! De nombreuses espèces de bambous ne fleurissent
qu'une seule fois dans leur vie : ils se développent pendant des années,
parfois jusqu'à une trentaine d'années, puis fleurissent, fructifient
subitement et meurent. Un exemple spectaculaire est celui de quelques
représentants de bambous transportés des montagnes de la Jamaïque dans
les jardins botaniques de Kew, près de Londres. Ces bambous ont fleuri
et sont morts en 1917 à l'âge de trente-trois ans au moment même où
mouraient leurs congénères de la Jamaïque, après avoir produit des
milliers et des milliers de graines. On a même pu observer que cette
abondante nourriture appréciée des rongeurs favorisait le développement
d'épidémies périodiques de peste en Extrême-Orient, où le bambou est
une plante polyvalente destinée à tous les usages.
Intermédiaire entre l'arbre et l'herbe, le bambou l'est aussi entre les
forêts tropicales humides et la région tempérée. Le bambou géant est
relativement rare dans les forêts humides et se développe plutôt en
lisière, où le climat a tendance à devenir saisonnier et la forêt par
conséquent moins dense. Puis, au fur et à mesure que l'on remonte vers
des climats plus froids, les grands bambous disparaissent. Mais les
Gynériums ornementaux, originaires du bassin de l'Amazone,
s'acclimatent sans trop de peine dans les jardins, certains pouvant
atteindre dix-huit mètres de hauteur. Dans le bassin méditerranéen, un
gros roseau, la canne de Provence, est partout présent, avec une taille
pouvant atteindre sept mètres et une épaisseur autorisant son emploi dans
la confection des cannes à pêche. Viennent ensuite, en région tempérée,
les classiques roseaux avec leur taille de deux à trois mètres, puis enfin
les nombreuses herbes des prairies tempérées ou des pelouses alpines qui,
à la limite, ne dépassent plus dix centimètres de hauteur. On parcourt
ainsi dans cette même famille des Graminées, à laquelle toutes ces
plantes appartiennent, une sorte de fondu enchaîné entre les formes
tropicales les plus grandes, mais aussi les plus archaïques, comme le
montre la constitution particulière de la fleur et du fruit du bambou, et les
formes plus petites et plus récentes, adaptées aux climats sévères.
Exemple d'une de ces nombreuses tentatives par lesquelles une forme et
une structure mises au point en forêt équatoriale réussissent, par
adaptation évolutive et réduction de taille, à conquérir les climats les plus
arides et les plus froids.
On peut donc résumer le mouvement général de l'évolution végétale à
une tendance très nette à la concentration de l'appareil aérien, qui se
réduit et descend de plus en plus bas vers le sol, voire même dans le sol,
au fur et à mesure que se réduit également la durée moyenne de vie; et ce
mouvement est parallèle à la tendance des formes végétales à sortir des
forêts tropicales où elles ont pris naissance et qui restent leur réservoir
fondamental, pour s'adapter aux milieux de vie les plus divers.
Le passage de l'arbre à l'herbe est une illustration du phénomène de
néoténie, capacité que manifestent des formes encore en état de jeunesse
d'acquérir la propriété de se reproduire. Ainsi un oignon, par ses écailles
toutes empilées les unes sur les autres, est-il une sorte de palmier en
miniature, dont le tronc ne se serait pas développé verticalement. C'est
donc un palmier néoténique. Le chou est un autre exemple du même
phénomène. Dans les deux cas, la reproduction s'effectue précocement,
sans qu'il soit nécessaire d'attendre qu'un immense tronc se soit formé et
que de nombreuses années se soient écoulées pour qu'enfin fleurs et
feuilles se décident à apparaître. L'espèce humaine, qui arrive à l'âge de
la puberté entre dix et quatorze ans selon le sexe, présente une forte
tendance néoténique, puisque la maturité physiologique n'est atteinte que
vers dix-neuf ans chez les filles, et vingt-cinq chez les garçons. Le
phénomène ne fait d'ailleurs que s'accentuer avec l'avancée de l'âge de la
puberté.
En raccourcissant les délais entre les générations, le passage de l'arbre
à l'herbe accélère le mouvement de l'évolution : en effet, plus les
générations sont nombreuses en un temps donné, plus nombreux sont les
individus sur lesquels la sélection naturelle peut jouer, et plus rapidement
seront retenus des individus bien adaptés aux nouvelles conditions de vie.
A l'inverse, les espèces lentes à se reproduire seront naturellement
défavorisées, car elles présenteront moins d'individus au tri de la
sélection durant un temps donné, et il y aura donc moins de rescapés. La
nature fonctionne comme la société : lors des élections qui sont le mode
usuel de sélection des sociétés démocratiques, les partis qui présentent
beaucoup de candidats ont plus d'élus que ceux qui n'en présentent que
quelques-uns. Et ceux qui renouvellent rapidement leur « cheptel » sous
le thème bien connu de l'« homme nouveau » et du fameux « sortez les
sortants » s'assurent un avantage certain par rapport à ceux que le
vieillissement de leurs cadres use prématurément.
En fait, une herbe est un arbre qui acquiert dès sa prime jeunesse la
capacité de fleurir et fructifier, et qui du coup n'a plus besoin de
développer la lourde et encombrante structure de l'état arborescent.
L'herbe possède les potentialités adaptatives de la jeunesse. Elle est un
arbre... en herbe 1
Dans ce procès de l'arbre, seuls ont été présentés les témoins à charge;
mais quelques arguments militent aussi en sa faveur, ne serait-ce que les
immenses services que l'exploitation forestière rend à l'humanité. Hors ce
point de vue strictement utilitaire, l'arbre joue aussi dans les grands
équilibres de la nature un rôle déterminant. Par son volume, il occupe une
place très supérieure à la mince bande herbacée, et la quantité de matière
vivante produite par les arbres est bien supérieure à celle que fournissent
les herbes : plus que les herbes, les arbres sont donc un support essentiel
du monde animal, qu'ils nourrissent de leurs riches et diverses
productions. Leurs frondaisons constituent en outre autant d'habitats, de «
niches écologiques » spécifiques qu'occuperont les diverses espèces
animales; et il n'est pas douteux que celles-ci se sont multipliées au fur et
à mesure que la vie végétale terrestre s'ingéniait à créer des formes
nouvelles et variées, chacune offrant aux animaux ses avantages propres :
tel type de fruit, telle odeur attirante, tel matériau pour construire son
habitat, etc.
Mais l'évolution est cyclique, et si la tendance générale est au passage
de l'arbre à l'herbe, on voit aussi des herbes redevenir arbres : c'est le cas
de la clématite, dont les tiges redevenues ligneuses font de cette plante
une des rares lianes des forêts tempérées ; c'est le cas aussi de ces faux
arbres que sont les palmiers, dont le tronc conserve une structure
d'herbe : on le voit bien à la base d'un cocotier où de nombreux faisceaux
parallèles forment autant de structures indépendantes, très différentes du
tronc compact des vrais arbres, mais très semblables – en plus grand – à
la structure d'une tige d'herbe. Quant au bananier, herbe géante, il semble
indécis et prend l'allure d'un arbre, tout en « oubliant » de fabriquer du
bois !
De l'herbe à l'arbre et de l'arbre à l'herbe, puis à nouveau de l'herbe à
l'arbre, la nature semble s'épuiser en mouvements successifs de
déploiements et de contractions, dont le sens nous échappe. Son
mouvement s'inscrit sur une spirale en forme de ressort, et l'on retrouve
un schéma semblable à celui qui conduisait de l'inflorescence à la fleur et
de la fleur à l'inflorescence. Il s'en dégage le sentiment d'une progression
par ondes successives, dans une perpétuelle métamorphose des formes,
une mouvance infinie et indéfinie, sorte de pulsation rythmique qui,
depuis la nuit des temps, fut toujours le privilège du vivant sur la matière
inerte. Pulsation rythmique qui caractérise aussi bien la vie individuelle
des animaux (rythmes respiratoire et cardiaque) et des plantes (rythme
photosynthétique lié à la succession des jours et des nuits). Rythmes et
pulsations ici éphémères, là amples et profonds, mystères cachés de cet
insaisissable phénomène que demeure à nos yeux la Vie.
1 Ce texte a paru dans la première édition des Plantes, leurs amours, leurs problèmes, leurs
civilisations, Fayard, 1980, sous le titre : « Du qualitatif au quantitatif ou de l'arbre à l'herbe ». Il a
été exclu de la deuxième édition, trouvant mieux sa place ici.
2 E. amygdalina.
3 Taxodium mucronatum.
4 Sequoiadendron giganteum.
5 Séquoia sempervirens.
6 Coryphea umbraculifera.
CHAPITRE 12
La forêt et le désert
Sous les tropiques du Cancer et du Capricorne, à 22 degrés au nord et
au sud de l'équateur, la ceinture des grands déserts offre la physionomie
de l'étoffe minérale de la Terre dans sa majestueuse nudité.
Plusieurs solutions à un même problème
Les Touareg, princes du désert, se protègent de la chaleur torride sous
de longues tuniques dont n'émergent que leurs regards de braise. Mais les
arbres se dévêtent, perdent leurs feuilles et subsistent à l'état de squelettes
dénudés. Étrangement, au nord du Sahara, le long été chaud et sec du
bassin méditerranéen nous offre le spectacle inverse : des millions
d'hommes et de femmes quasi nus envahissent les plages, tandis que la
végétation aux feuilles pérennantes demeure toujours verte. A croire que
pour riposter à la sécheresse, la nature ne sait pas ce qu'elle veut, et les
hommes non plus, puisqu'ils utilisent des stratégies inverses pour
résoudre le même problème. Qu'en est-il au juste ?
Au fur et à mesure que l'on s'éloigne de l'équateur, le volume des
pluies diminue, la forêt tropicale s'éclaircit et les arbres se dispersent en
fonction des réserves en eau qui se raréfient à l'approche des tropiques.
On passe ainsi de la forêt dense à la forêt claire, puis à la forêt-parc, puis
à la savane arborée, puis à la végétation sahélienne, enfin à la steppe et
au désert. Et, dans le même mouvement, on voit les arbres aux feuilles
caduques remplacer les pérennants.
Perdre ses feuilles est une habile astuce pour riposter à la sécheresse.
On sait que les feuilles, véritables piles solaires, sont aussi des organes
qui transpirent. On peut comparer un arbre à ces saturateurs que l'on
adapte aux radiateurs pour maintenir dans une pièce une atmosphère
humide. En transpirant, les arbres produisent le même résultat, puisqu'ils
évaporent en moyenne un litre d'eau pour chaque gramme fixé par
photosynthèse sous forme de sucre ! Rendement misérable, la quasi-
totalité de l'eau ainsi prélevée dans le sol se trouvant finalement renvoyée
dans l'atmosphère par les feuilles. Les supprimer revient donc à limiter au
maximum les pertes d'eau; c'est, en somme, vider le saturateur ! Cette
stratégie a été adoptée aussi bien par les arbres destinés à subir la longue
saison sèche des zones subdésertiques intertropicales que par ceux qui,
comme dans nos régions tempérées, doivent traverser sans dommage un
hiver rigoureux : car l'hiver est pour l'arbre une saison sèche ; lorsque le
sol est gelé, les racines ne peuvent plus puiser l'eau nécessaire à la
transpiration et à la photosynthèse. L'arbre serait condamné à mort s'il
n'avait inventé ce stratagème de l'élimination des feuilles pour stopper sa
transpiration ; faute de quoi il continuerait à émettre de l'eau en aval par
ses feuilles, sans pouvoir s'approvisionner en amont par ses racines: d'où
l'inexorable flétrissement, la mort inéluctable.
A cette adaptation de l'appareil foliaire correspond dans le sol une
adaptation parallèle des racines. Plus le climat est aride et plus le sol est
pauvre en eau. Dans ces conditions, seront favorisées les espèces
capables d'exploiter par leurs racines les plus grands volumes possibles
de sol. Certaines plantes des déserts enfoncent leurs racines jusqu'à 20 ou
30 mètres de profondeur, tel le Prosopis, légumineuse arborescente des
régions désertiques d'Amérique du Nord. D'autres, au contraire, les
propagent en surface sur plusieurs dizaines de mètres carrés. Les
fameuses racines de réglisse appartiennent précisément à une espèce dont
l'appareil radiculaire revêt une importance considérable : la récolte exige
que l'on creuse de véritables tranchées pour prélever les racines de ces
plantes adaptées aux climats arides du Moyen-Orient. Naturellement,
plus le sol est pauvre en eau, plus grandes seront les surfaces et les
volumes exploités par une seule plante ; de sorte que les plantes
s'espacent alors de plus en plus les unes des autres, formant ces
végétations dites « ouvertes », caractéristiques des zones arides et
désertiques, où le sol nu est piqueté çà et là de quelques touffes ou
bouquets épais.
Régler un problème en le supprimant
Lorsque les précipitations sont inférieures à cent millimètres, et parfois
même à moins de 20 millimètres par an, le désert s'installe ; seules
subsistent alors des plantes très adaptées, capables de survivre dans des
conditions extrêmes où tous les arbres ont disparu. Les adaptations
écologiques, liées à de profondes modifications des modes de vie, se
signalent au premier chef: telles sont les éphémères, les plantes à bulbes
et les reviviscentes. Les premières accélèrent le déroulement de leur
cycle végétatif pour l'inclure entièrement dans le très bref laps de temps
fécondé par une chute de pluie ; qu'une pluie survienne dans un désert
particulièrement aride, et aussitôt les graines de ces espèces, à l'état de
vie latente souvent depuis plusieurs années, en fait depuis la dernière
pluie, germent et bouclent leur cycle complet jusqu'à la floraison et la
fructification avec une surprenante rapidité, parfois en moins de quinze
jours. La rose de Jéricho, qui n'est pas une rose mais une Crucifère, bat
des records en ce domaine puisqu'elle réussit à boucler son cycle, de la
graine à la graine, en moins de dix jours ! Dans la superbe et subite
floraison du désert déclenchée par la pluie, les plantes dont les bulbes
sont restés enfouis dans le sol s'empressent elles aussi de dresser leurs
tiges feuillues et leurs hampes florales. En fait, ces plantes esquivent le
problème de la sécheresse : elles n'ont pas à s'adapter au manque d'eau,
puisque leur mode de vie veut qu'elles n'existent qu'après une pluie et
qu'elles ne persistent entre deux pluies que sous forme de bulbes ou de
graines. La graine, cette merveilleuse invention du monde végétal, joue
ici son rôle à la perfection en maintenant pendant des années, dans des
conditions d'aridité extrême, son pouvoir germinatif.
Cette adaptation peut aller très loin : des graines, condamnées dans les
grands déserts australiens à attendre parfois dix ans la prochaine pluie,
ont mis au point un système inhibiteur qui les empêche de germer à la
moindre ondée qui les laisserait mourir de soif dès le lendemain : il s'agit
d'inhibiteurs de croissance dont les effets ne sont levés que si une
certaine quantité d'eau est présente dans l'environnement et durant un
certain temps !
L'élégante solution de la reviviscence
La reviviscence est un privilège des plantes archaïques, notamment des
mousses et des lichens qui, en période de grande sécheresse, flétrissent
totalement, sans pour autant mourir, ce qu'aucune plante supérieure n'est
capable de faire ; car les reviviscentes ont la propriété d'évoluer de
manière réversible et de se réhydrater lorsque le sol à nouveau se gonfle
d'eau. A son point de flétrissement maximum, la teneur en eau d'une
mousse, comme Hypnum triquetrum par exemple, est réduite de 80 % par
rapport à sa teneur normale : en somme, c'est la plante tout entière qui se
met à l'état de vie ralentie et qui, en quelque sorte, « joue à la graine ».
L'intensité du pouvoir de reviviscence varie d'une espèce à l'autre, le
record absolu semblant être détenu par une mousse 1qui, après quatorze
ans de sécheresse, a pu redonner quelques tiges feuillées. Généralement,
les délais sont plus courts, et l'aptitude à la reviviscence ne dépasse guère
quelques mois. En fait, ces plantes inférieures avaient inventé, bien avant
leurs descendantes, le principe de la mise en état d'hibernation ; principe
que la graine illustrera beaucoup plus tard dans l'histoire de l'évolution,
avec une perfection inégalée, et que les animaux supérieurs ignorent
toujours. Seuls, en effet, des animaux très primitifs, comme les amibes
susceptibles de s'enkyster, ou les bactéries susceptibles de sporuler,
possèdent cette propriété de fuir dans le temps, en attendant des
conditions meilleures pour reprendre vie. Les algues aériennes, les
mousses des murs et des rochers, ne disposant d'aucune réserve d'eau,
possèdent fréquemment ce pouvoir de reviviscence qu'elles partagent
d'ailleurs avec des infusoires, des rotifères et même des animaux plus
évolués comme les tardigrades, vivant dans les mêmes conditions. Les
fougères des murailles, comme le Cétérach, et quelques sélaginelles
tropicales sont, parmi les plantes évoluées, les toutes dernières à avoir
conservé ce privilège. Quant aux plantes modernes, elles ont dû inventer
d'autres stratégies pour éviter la mort par transpiration lorsque leur
écologie les contraint à vivre dans des conditions difficiles.
L'art de réduire les pertes d'eau
Ces stratégies se résument toujours à deux processus très simples : soit
réduire les pertes, soit augmenter les mises en réserve d'eau ; et souvent
faire les deux à la fois. Le moyen le plus simple de réduire les pertes
d'eau par transpiration consiste à réduire la surface des feuilles : c'est ce
que font, en région méditerranéenne, les feuilles à consistance raide,
comme celles du laurier, de l'olivier, du chêne vert, du chêne-liège, du
romarin ou, sous d'autres cieux, les feuilles en aiguilles ou en écailles des
conifères. Ces petites feuilles rigides se revêtent en outre d'un épais
enduit cireux imperméable, fréquemment doublé à l'intérieur d'un tissu
formé de cellules à parois épaisses. Ces feuilles portent donc un
imperméable : mais c'est pour conserver leur transpiration, pour rester
mouillées... non pour se protéger de la pluie ! Les stomates, ces pores par
lesquels s'effectuent les échanges gazeux et particulièrement la
transpiration, sont en nombre réduit; ils sont souvent enfoncés dans
l'épiderme, parfois cachés dans des cryptes profondes et poilues où
persiste un microclimat humide limitant la transpiration. Pour réduire
encore davantage les échanges gazeux, certaines Graminées, condamnées
à vivre sur des substrats extrêmement secs, comme les oyats des dunes,
enroulent leurs feuilles sur elles-mêmes lorsque l'air est sec, au point de
faire tomber la transpiration à 10, voire à 5 % de sa valeur normale. A ces
astuces s'ajoute parfois une intense pilosité qui, en freinant les
mouvements de l'air à la surface de l'épiderme, crée un effet de sas et
contribue aussi à diminuer la transpiration. Ces adaptations donnent à ces
feuilles un toucher tantôt rigide et coriace, tantôt velouté et poilu. S'y
ajoutent fréquemment des épines, provenant de la modification des
feuilles ou des tiges : autre manière de réduire la surface de
transpiration ! La plante du désert s'arme alors contre la dent du
prédateur, en améliorant sa propre adaptation aux conditions extrêmes
dans lesquelles elle vit. Mais l'épine n'est pas l'unique privilège de ce
type de plante : bien d'autres espèces en produisent également...
Plus sociales, et produisant des formations d'une grande élégance,
certaines plantes s'organisent en coussinets. L'intérêt d'un tel dispositif est
évident ; la dense association des tiges feuillues crée un microclimat
interne qui atténue fortement les variations de température et d'humidité.
Les plantes en coussinets organisent donc leur petite ambiance
personnelle et invitent courtoisement d'autres espèces à se développer
électivement en leur sein. Les hauts plateaux arides des grands déserts
d'Iran et d'Afghanistan offrent d'admirables paysages de plantes en
coussinets, parfaitement adaptées au vent, au froid et à la sécheresse de
ces milieux extrêmes par leurs feuilles étroites et rigides, leurs épines
nombreuses, leur port ramassé et, parfois, leur intense pilosité.
Mais le nec plus ultra de l'adaptation à la sécheresse est bien
évidemment la succulence, c'est-à-dire l'art d'accumuler de l'eau dans les
feuilles et dans les tiges, tout en prenant soin d'éviter, comme dans les cas
précédents, un excès de transpiration. Le vaste monde des plantes grasses
ou succulentes comporte environ dix mille espèces chez les seules
plantes à fleurs, soit trois à quatre pour cent de leur totalité.
Les superadaptations de la succulence
Capables d'accumuler des réserves d'eau parfois impressionnantes, les
succulentes sont en quelque sorte des plantes-réservoirs : leurs tissus
possèdent des cellules de grandes dimensions à parois minces ; l'eau est
retenue dans les vacuoles de ces cellules, contenant de fortes proportions
de mucilages qui piègent de non moins fortes quantités d'eau, formant
une sève visqueuse et âcre. Le suc est parfois d'une température élevée.
Celui de certains cactus peut atteindre une température interne supérieure
de quinze à vingt degrés à la température ambiante, ce qui dément la
légende du voyageur égaré tirant d'une blessure de cactus un flot de sève
rafraîchissante...
Les amateurs de plantes grasses distinguent traditionnellement des
espèces à feuilles succulentes et d'autres à tiges succulentes. On oublie
généralement les espèces à racines succulentes, qui sont peut-être les plus
curieuses.
La plupart des plantes à feuilles succulentes affectent le port de plantes
grasses en rosette, dont le prototype est la petite joubarbe des toits qui vit
sous nos climats. Les feuilles, de forme et de taille variables à l'infini,
mais toujours charnues et succulentes, se disposent autour d'un axe
central nain, formant la fameuse rosette. Il arrive parfois, comme chez les
Greenovia, que les feuilles en rosette, lorsqu'elles manquent d'eau, se
referment les unes sur les autres comme un bulbe, les feuilles mortes
externes protégeant le bourgeon central. Les rosettes peuvent être de
taille considérable, comme chez les agaves ou les aloès où chaque feuille
s'arme d'un dard puissant. La rosette peut être plus ou moins fermée,
comme un chou pommé, ou, au contraire, très ouverte. A la limite, elle
s'ouvre totalement et les feuilles paraissent alors s'emboîter les unes dans
les autres comme des dalles en mosaïque ou les tuiles d'un toit
délicatement ouvragé ; c'est le cas d'Aeonium tabuliforme, gracieuse
plante ornementale qui, comme les trente autres espèces de ce genre
spécifique des Canaries, meurt en formant ses fleurs, comme le font
également les agaves. Il arrive que l'extrémité des feuilles soit translucide
et que la rosette entièrement enterrée ne laisse dépasser précisément que
ces parties. La plante est comme dotée d'un système optique, transférant
la lumière à travers des cristaux de sels de calcium vers les tissus
chlorophylliens concentrés au ras du sol. Les Haworthia, où chaque
feuille est pourvue d'une sorte de fenêtre translucide de la grosseur d'un
doigt, et où le suc chlorophyllien ne se localise qu'en dessous, semblent
avoir adopté le même principe.
La forme des feuilles succulentes varie à l'infini. La famille des
Aizoacées, pourvue de nombreux représentants sud-africains, offre des
exemples tout à fait étranges et spectaculaires, présentant des limbes
ovoïdes, cylindriques, triédriques, polyédriques, comme par exemple
chez Carpobrotus edulis. Mieux, chez les Lithops, dont le nom évoque
un caillou, les deux seules feuilles massives et charnues sont portées par
une tige courte et se confondent avec la caillasse du désert. La disposition
des feuilles les unes par rapport aux autres est toujours remarquablement
agencée chez les espèces succulentes.
Les adaptations en accordéon
Plus étrange encore est l'architecture des plantes à tiges succulentes ; la
photosynthèse et toutes les fonctions naturelles de la plante sont
assumées cette fois par les tiges, tandis que les feuilles disparaissent
partiellement ou totalement. Les cactus, les euphorbes, les Stapelia sont
les prototypes de ce groupe et offrent d'innombrables adaptations,
souvent extraordinairement imaginatives. La surface des tiges est
toujours cannelée ou tubéreuse, ce qui permet à la plante de s'élargir ou
de se rétrécir selon les apports ou les pertes en eau; car ces plantes
grasses sont susceptibles de maigrir en période de disette et de grossir
après de fortes pluies, d'où leur cycle en accordéon que rend précisément
possible les cannelures qui leur sont si caractéristiques. Entre la plante à
tiges succulentes et la plante à feuilles succulentes, tous les
intermédiaires existent. Ainsi de nombreuses euphorbes grasses
produisent encore des feuilles, bien que leurs tiges soient déjà fortement
succulentes. A l'inverse, les Épiphyllum, les Opuntias, les Schlumbergera
produisent des rameaux verts, plats et piquants, ressemblant par leur
apparence et les fonctions qu'ils remplissent à de véritables feuilles. Mais
ce sont en fait des tiges aplaties, comme on le vérifie au fait qu'elles
portent des fleurs et des fruits.
Les plantes succulentes ont inventé mille astuces pour assurer
efficacement l'accumulation et le maintien de l'eau. La transpiration est
réduite par réduction de la surface de la plante. Une plante succulente
peut avoir une surface trois cents fois inférieure à celle d'une plante
normale; cette réduction s'effectue d'abord au niveau des feuilles,
toujours simples et qui souvent se chevauchent, de sorte qu'une toute
petite surface soit exposée au vent et au soleil. Les enduits cireux sont
fréquents, les stomates rares et souvent cachés ne fonctionnent parfois
que la nuit, lorsque l'évaporation est moindre. Comme les stomates, les
fleurs des cactus, par exemple, ne s'ouvrent que la nuit et sont déjà fanées
au matin suivant : autre manière, pour ces grandes fleurs, de s'épargner
au maximum les pertes d'eau. Si d'aventure la fleur est de grande taille, à
pétales coriaces et charnus, comme chez les Stapelia, elle réussit à rester
ouverte plusieurs jours sans se faner en se recouvrant d'un très épais
enduit cireux. Les croupes, les mamelons et les bosses atténuent en outre
l'incidence directe de la lumière solaire et limitent ainsi le dessèchement
par transpiration.
Pourquoi des épines ?
Enfin, à l'idée de tiges succulentes est toujours associée l'idée
d'épines ; pas de cactus sans épines ! On a pu abondamment discuter de
leur rôle : pour les uns, qui nient tout finalisme, elles n'en auraient aucun,
pas plus que n'en aurait l'appendice chez l'homme ! Pour d'autres, leur
richesse en dépôts cristallins en ferait en quelque sorte des réservoirs
recueillant les déchets de la plante. Pour d'autres encore, les épines
servent de protections contre la dent des herbivores, protections
auxquelles s'ajoutent parfois d'autres moyens comme la sécrétion
d'alcaloïdes chez de nombreux Cactus – en particulier hallucinogènes,
comme ceux du peyotl – et Stapelia, ou de latex irritants chez les
euphorbes. Pour d'autres, l'association du manteau d'épines et de soies qui
recouvrent la tige de maints cactus a pour effet de maintenir un certain
volume d'air stable autour des stomates, ce qui réduit l'évaporation. De
plus, les épines blanches permettent de réfléchir une certaine quantité de
lumière incidente, limitant ainsi l'insolation globale de la plante. D'autres
encore ont voulu voir dans ces organes acérés des pièges destinés à
permettre la condensation de la rosée ; cette eau, condensée sur les épines
de cactus, s'écoule vers l'aréole, c'est-à-dire vers le coussinet qui les porte
et qui l'absorbera à la manière d'une éponge. Pour tous, en tout cas, les
épines ont un effet décoratif, et on n'imaginerait pas davantage de cactus
que de roses sans épines !
Une autre hypothèse intéressante voudrait que les plantes à épines
étant plus nombreuses dans les régions fortement ensoleillées que dans
les sites ombreux et humides, l'on puisse considérer qu'une plante se
hérisse de dards lorsqu'elle est pratiquement la seule espèce vivante entre
des rochers déserts et des sables calcinés ; elle se devrait alors de
redoubler ses systèmes de défense contre des animaux qui n'ont pas
d'autre choix que de s'en repaître. A l'inverse, lorsqu'elles sont cultivées,
la plupart des plantes à épines abandonnent peu à peu leurs armes,
remettant le soin de leur protection au jardinier qui les adopte et les
enferme dans son enclos. De même, les laitues sécrètent à l'état sauvage
un abondant latex blanc produisant un effet répulsif sur les limaces. En
revanche, les laitues cultivées dans les jardins réduisent considérablement
cette production de latex ; mais c'est alors le jardinier qui pourchasse le
prédateur naturel de ces salades. L'expérience courante de la vie confirme
bien ces faits : on se défend d'autant plus ardemment qu'on est moins
protégé, une surprotection produisant un effet de serre aussi
dommageable aux humains qu'aux végétaux.
Chez les grandes succulentes terrestres, les réserves d'eau peuvent être
considérables ; la boule épineuse d'un Cereocactus peut peser jusqu'à
cinquante kilos et les grands cierges californiens 2, hauts de quinze à
vingt mètres, en contiennent jusqu'à trois tonnes. Mais le record en
matière de tige succulente est sans doute le baobab ; cet arbre énorme,
dont le bois très tendre est complètement inutilisable en tant que bois
d'œuvre, consiste surtout en un tissu ligneux et spongieux très riche en
eau. A cette première adaptation, le baobab en ajoute une seconde : il
perd ses feuilles au début de la saison sèche, comme la plupart de ses
congénères du Sahel. A ce stade, il ressemble donc à un cactus et en
même temps à un arbre : d'une part, il met de l'eau en réserve comme les
premiers, mais, d'autre part, il ne fait aucune assimilation
chlorophyllienne autrement que par ses feuilles, comme n'importe quel
arbre : cas d'une adaptation originale hybride entre les succulentes et les
caducifoliées.
Les succulentes racinaires
Restent, parmi les curiosités les moins connues et les plus étranges du
monde végétal, les plantes à racines succulentes où s'accumulent des
réserves d'eau et de nourriture dans des organes situés au niveau ou en
dessous du niveau du sol. Les cactus peyotl, à forme de grosses molaires,
illustrent bien ce type d'architecture original. Ces plantes vivent pour la
plupart dans des régions plates et semi-désertiques, exposées à des
incendies de brousse. Elles affectent souvent des formes extraordinaires :
énormes troncs plus ou moins enterrés en forme de supports, appelés
caudex et émergeant plus ou moins du substrat rocailleux dont il est fort
difficile de les extraire, comme chez les Pachycormus, les Pachycodium,
les Brachystelma, les Ceropegia. Les Asclepiadacées en offrent
d'étranges exemples avec notamment le groupe des Ceropegia :
Ceropegia stapeliformis cristata est une plante bizzare et monstrueuse,
comme issue d'une œuvre de science-fiction, dont les fleurs en forme de
lanterne jouent le rôle d'attrape-mouches ; de la même famille, les
Brachystelma, notamment Brachystelma barbarae, possèdent un gros
caudex atteignant douze centimètres de diamètre, d'où émergent de
curieuses fleurs en forme de lanterne également, dégageant une
effroyable odeur de concombre.
Des évolutions convergentes
Ainsi a-t-on parcouru la large gamme des adaptations imposées à la
plante par la modicité des ressources en eau. Ce thème illustre
parfaitement les efforts auxquels doivent se contraindre les plantes, dans
un extraordinaire luxe d'invention et d'imagination, pour répondre à un
défi du milieu et vivre dans des conditions extrêmes. Les plantes des
zones arides présentent en effet la plus extraordinaire multiplicité de
formes et de modes de vie, manifestant les vastes potentialités
adaptatives des plantes à fleurs : car les autres groupes, fougères ou
conifères en particulier, semblent avoir pratiquement échoué dans cette
direction évolutive et n'offrent que très peu d'espèces adaptées aux
conditions de la vie désertique. Dans ces exemples, la nature lance un
défi et la Vie y répond. La réponse, si l'on peut dire, va même au-delà de
la question posée, car ce n'est pas une, mais plusieurs réponses qui sont
proposées ou inventées. On note également que, si les inventions peuvent
se classer en certains types – succulence des feuilles, succulence des
tiges, mise en réserve sous forme de racines du type caudex, réduction de
la forme et de la taille des organes qui transpirent, etc. –, ces types
d'adaptation n'appartiennent jamais à une seule famille qui se serait
spécialisée dans une direction déterminée. Bien au contraire, les mêmes
adaptations se manifestent dans des familles très différentes, et tout se
passe comme si, dans chaque famille, les mêmes efforts avaient dû être
faits pour obtenir les mêmes résultats, en réponse aux mêmes défis. Ainsi
en est-il de la convergence frappante des euphorbes et des cactus, ou des
nombreuses convergences de forme entre les plantes à caudex, à quelque
famille qu'elles appartiennent. Les efforts adaptatifs s'inscrivent donc sur
une lignée évolutive en quelque sorte latérale, marginale, qui, sans
remettre en cause la structure de l'appareil reproducteur, c'est-à-dire des
fleurs, et donc l'appartenance à des familles bien typées, ne remodèle que
l'appareil végétatif ; celui-là même qui, en transpirant trop, risquerait de
mettre en péril la vie de la plante. Les mêmes solutions ont été trouvées
par des plantes appartenant à des familles différentes, parce qu'elles
étaient sans doute les plus pratiques, les plus performantes, les plus
conformes aux exigences de survie dans des conditions extrêmes. Car la
Vie, que décidément rien n'arrête, plie mais ne rompt pas : elle accepte le
combat et, en s'adaptant, nous révèle des prodiges d'imagination et de
créativité.
1 Barbula muralis.
2 Carnegia gigantea.
Cinquième Partie
L'ACTION DE L'HOMME
Où l'on voit l'homme arriver avec ses gros sabots et perturber
gravement les grands équilibres du monde végétal.
CHAPITRE 13
Des équilibres fragiles
Aucun équilibre n'est jamais permanent ni définitif. Les
bouleversements géologiques et climatiques qui ont affecté la Terre au
cours de son histoire le montrent bien : ils n'ont cessé de perturber les
équilibres, pourtant laborieusement établis, et de les modifier. A ces
causes naturelles sont venues s'ajouter depuis quelques millions d'années,
mais surtout depuis le Néolithique, il y a 10 000 ans, les interventions
humaines. En Europe, la forêt n'a cessé de reculer devant l'homme, qui
doit la protéger aujourd'hui de ses propres excès et de ses propres
appétits. Certes, les défrichements massifs commencés sous l'impulsion
des moines aux environs de l'an mille étaient nécessaires pour mettre à la
disposition d'une population toujours plus nombreuse des champs et des
pâturages pour la culture et l'élevage. Mais le déboisement fut parfois
aussi la conséquence d'une évolution spontanée d'origine humaine,
comme ce fut par exemple le cas dans les Landes de l'Europe atlantique.
Des lambeaux de landes dans une forêt envahissante
Ainsi, la célèbre lande de Lüneburg, en Allemagne du Nord, si chère
aux amis de la nature d'outre-Rhin, reste, par l'étrangeté et la sauvage
beauté de ses paysages, le symbole et le vestige d'un mode d'exploitation
fort ancien et qui se perpétue encore, quoique menacé par les pratiques de
l'agriculture moderne.
Il y a moins de 20 000 ans, ces régions étaient encore recouvertes par
une énorme chape de glace dont l'épaisseur pouvait atteindre plusieurs
kilomètres. Le front de la banquise migra successivement vers le nord et
vers le sud à chaque épisode glaciaire, rabotant, écrasant et broyant
finement la roche sous-jacente, jusqu'à la réduire en fines particules de
sable et d'argile. Ces sables furent ensuite disséminés par les vents et
s'accumulèrent sur d'énormes épaisseurs, formant un sol très pauvre,
presque entièrement privé de matière organique. Une forêt relativement
dense de chênes et de bouleaux recouvrit ces sédiments glaciaires ; elle a
pratiquement disparu aujourd'hui, remplacée par des plantations de pin
sylvestre introduites il y a environ 250 ans sur d'anciennes landes à
callunes qui recouvraient jadis tout le pays ; ces landes ne se sont
maintenues qu'en quelques localités, souvent protégées aujourd'hui en
tant que réserves naturelles.
Le grand botaniste allemand Tüxen a pu reconstituer avec précision
l'histoire et le « fonctionnement » de ces landes.
Le déboisement initial fut entièrement le fait de l'homme, le bois
servant à construire les fermes dans ces pays sans pierres, mais aussi à
alimenter les salines de Lüneburg. Dès qu'une clairière était formée, la
bruyère callune, parfaitement adaptée à ces sols, mais exigeant beaucoup
de lumière pour se développer, s'implantait aussitôt. Cette évolution de la
forêt vers la lande, due à la hache du bûcheron, était déjà favorisée de
longue date par le pâturage. Dès la fin du Néolithique, le bétail était
conduit dans les sous-bois où il ne laissait pas une plantule d'arbre. Que
les vieux arbres disparussent de leur belle mort, et, faute d'une
régénération spontanée, la callune trouvait aussitôt assez de lumière pour
s'établir et prospérer. Le feu, ce vieil allié de l'homme dans sa lutte contre
la forêt, acheva l'œuvre de la hache et du bétail. Ainsi disparurent toutes
les espèces ligneuses de la forêt, à l'exception du genévrier commun dont
l'étrange silhouette marque lugubrement ces paysages de landes
sauvages, âpres et mélancoliques.
Le jeu du genévrier, du sorbier et de la grive
Isolés ou en bouquets, les genévriers abritent presque toujours un
sorbier, parfois un églantier. Ces arbustes ont été « plantés » par des
grives qui mangent les fruits du sorbier et les digèrent tranquillement
sous les genévriers, à l'abri des oiseaux de proie, et en rejettent les
graines dans leurs déjections. Celles qui ont la chance de ne pas être
dévorées par les souris germent et redonnent un arbre, pourvu que les
conditions d'humidité et de lumière soient favorables. Il arrive qu'un
sorbier soit en pleine fructification dans la lande, alors que le genévrier
sous lequel il vit le jour a disparu depuis longtemps, ou l'entoure encore
de son squelette desséché. Et il arrive enfin, pour boucler le cycle, que les
grives, aussi friandes des «baies de genièvre » que des fruits de sorbier,
sèment ces « baies » sous un sorbier qu'on voit alors s'entourer de jeunes
plantules de genévrier, qui l'enveloppent comme d'une couronne. Réglés
par l'appétit des grives, genévriers et sorbiers exécutent ainsi un singulier
ballet que rehausse ici ou là de son éclat la floraison d'un églantier.
Hormis ces pointements sporadiques et erratiques, la lande étend son
manteau sur les croupes mollement ondulées qui frangent les vastes
plaines de l'Europe du Nord. Sa physionomie évolue au gré des saisons :
au printemps, elle doit son air de fête à la floraison des petits genêts
anglais, et un peu plus tard, des genêts poilus qui la piquettent de taches
jaune clair1. En août, elle revêt son habit classique quand l'abondante
floraison de la bruyère callune apporte ses tons roses délicats et sa
senteur si particulière.
La lande est traditionnellement le domaine des grands troupeaux de
moutons, d'ailleurs indispensables au maintien de son équilibre.
Le bouleau et ses petits...
Les moutons empêchent en effet la réinstallation des arbres en
dévorant les plantules issues des graines que le vent a apportées des
forêts environnantes. Ce sont naturellement les bouleaux et les pins qui
jouent ici encore leur rôle de pionniers. Les graines de pins sont ailées,
celles de bouleaux poilues; les unes et les autres, parfaitement adaptées à
la dissémination par le vent, germent rapidement et prolifèrent avec une
rapidité surprenante : il suffit de voir la bruyère totalement « contaminée
» par de jeunes pousses de bouleaux, à proximité d'un bouleau adulte,
grand pourvoyeur de graines, pour imaginer quel serait le sort de la lande
si la dent du mouton, friand de ces tendres pousses, n'y mettait bon
ordre ! Un observateur averti remarquera d'ailleurs que les jeunes pousses
sont surtout nombreuses du côté opposé aux vents dominants, ce qui est
logique puisque c'est le vent qui dissémine les graines. On voit ainsi de
véritables pépinières naturelles de jeunes bouleaux s'étirer sur des
dizaines de mètres autour de l'arbre père.
Mais la lande est aussi un lieu d'élection et de prédilection pour les
abeilles dont le miel était, jusqu'à l'introduction de la canne à sucre au
XVIIe siècle, la principale source de sucre de l'alimentation humaine.
Bien plus, la cire des abeilles servait à la production des bougies, mais
aussi des moules destinés à la fabrication des armes et de tous objets ou
ustensiles métalliques. Or l'abeille et le mouton vivent en bonne
intelligence écologique sur cette lande : la passage des moutons arrache
les toiles que les araignées tendent sur les callunes et qui décimeraient les
populations d'abeilles si le piétinement des moutons ne venait
heureusement réduire le nombre de ces pièges naturels.
Mais les moutons préfèrent les jeunes callunes plus tendres à leur
palais, et délaissent les callunes vieillissantes. Trop de moutons finiraient
donc, par surpâturage, par désertifier entièrement le paysage, empêchant
la régénération spontanée de la callune. Or c'est ici que l'homme
intervient, contribuant à son tour au maintien de l'équilibre complexe qui
régit ces milieux. Pour cela, les paysans pratiquaient jadis une sorte de
décorticage : l'étrepage de la lande. Ils prélevaient en surface des plaques
de landes vieillies, riches en mousses et en lichens, qu'ils utilisaient pour
l'aménagement de leur toiture, de leurs étables ou de leurs silos à
pommes de terre ou à betteraves. Ces plaques, débitées en briquettes,
servaient aussi de combustible, comme la tourbe ! Une lande affaiblie par
l'âge et devenue de ce fait peu appétente pour les troupeaux, redonnait
l'année suivante de jeunes plantules de callune, en pleine fraîcheur, dont
la floraison est intense et abondante.
Mais tout excès nuit au bon équilibre de la lande, qui ne se maintient
que par le jeu simultané et subtil de tous ces facteurs dont aucun ne doit
l'emporter sur les autres. Un étrepage trop intense, un prélèvement trop
important peut aussi bien compromettre la régénération de la callune : le
sol se dénude, s'appauvrit et reste exclusivement colonisé par des lichens
qui représentent le stade ultime de régression végétale de ces milieux.
La callune était aussi utilisée comme engrais : on la répandait
annuellement sur les champs de seigle qui, avant l'introduction de la
pomme de terre, était l'unique culture de ces sols très pauvres.
Ainsi fonctionnèrent ces landes pendant des siècles, entretenues par le
pâturage, l'étrepage et accessoirement le feu. Elles connurent au Moyen
Age leur expansion maximale.
Les menaces de la modernité
Mais l'économie moderne a ses exigences de productivité, et depuis
quelques décennies, ces pratiques ancestrales ont été totalement
bouleversées ; les moutons sont nourris de pommes de terre et
fréquentent beaucoup moins la lande, peut-être aussi faute de bergers ! Ils
n'arrachent donc plus les toiles d'araignées, ce qui a entraîné le déclin de
l'apiculture, jadis si réputée. Ils ne broutent plus non plus les plantules de
bouleaux qui envahissent la lande avec une rapidité foudroyante. Au
point que les visiteurs des landes de Lüneburg sont invités à se substituer
aux moutons pour arracher ces jeunes pousses si prolifiques ! De plus, il
n'est pas impossible que le bouleau soit favorisé davantage encore par les
teneurs élevées de l'air en anhydride sulfureux, auxquelles les pins sont
très sensibles : en effet, dans ces régions d'Allemagne du Nord où
l'industrialisation de l'embouchure de l'Elbe, avec de puissants complexes
comme ceux de Brême et de Hambourg, entraîne un fort degré de
pollution dans un environnement relativement proche des landes, les pins
souffrent plus que les bouleaux qui ont l'avantage de perdre leurs feuilles
chaque année et d'éliminer ainsi les tissus nécrosés pour les remplacer
l'année suivante par de jeunes feuilles saines ; ce que les pins, aux
aiguilles permanentes, ne peuvent faire, d'où leur lente intoxication.
Mais d'autres facteurs contribuent aussi à faire régresser la lande : les
engrais chimiques se substituant aux engrais naturels dans les champs
cultivés, et les briquettes de lande ne servant plus de combustible,
l'étrepage est abandonné ; la lande n'est donc plus régénérée, ce qui ne
gêne guère les paysans, puisqu'ils n'y conduisent plus leurs moutons.
L'équilibre de la lande est ainsi complètement bouleversé. Elle vieillit et
meurt au profit des jeunes bouleaux qui, peu à peu, la remplacent. Le
passage de la callune au bouleau est en effet une étape décisive du
repeuplement forestier de ces sols sableux et pauvres. On le voit bien sur
les secteurs où les moutons, par surpâturage, ont mis le sol à nu et où l'on
peut suivre les diverses étapes du repeuplement naturel : le sable est alors
emporté par le vent et ces substrats mouvants sont d'abord colonisés par
une Graminée 2, capable de s'implanter sur des sols exceptionnellement
maigres. Des herbes plus grandes, toujours des Graminées, comme les
Agrostis et les fétuques 3, s'installent ensuite. C'est à ce stade que
s'implante la callune, promptement remplacée par les bouleaux lorsque le
processus d'entretien par les moutons est abandonné. Enfin apparaissent
les chênes, reconstituant ainsi la forêt primitive de chênes et de bouleaux.
Les pins, qui entrent en compétition généralement défavorable avec le
bouleau au cours de la dernière phase du repeuplement forestier, n'ont été
introduits dans ces régions que par l'homme et n'y ont pas leur place
naturelle.
Comment protéger du dynamisme naturel un milieu ancestral et
régressif ?
Comme bien des paysages de landes de l'Europe atlantique, la lande de
Lüneburg représente donc une phase régressive de population forestière
qui n'a cessé de s'étendre au cours des quatre derniers millénaires, avec
son apogée entre le Moyen Age et le XVIIIe siècle. Mais, en moins de
deux siècles, l'introduction de la pomme de terre et des pratiques
modernes de l'agriculture contemporaine a amorcé une évolution inverse,
tendant à la restauration de la végétation climacique initiale : la forêt de
chênes et de bouleaux. Celle-ci aura donc subi, du fait de l'homme, un
mégacycle multimillénaire : apparaissant à la fin des glaciations, elle a
reculé de la fin du Néolithique jusqu'au XVIIIe siècle et progresse
aujourd'hui à nouveau dans les zones que l'homme ne transforme pas en
champs cultivés ou en zones d'élevage. Car les paysages de lande ne
persistent spontanément qu'à proximité immédiate du littoral, lorsque
l'action des vents violents empêche l'installation des arbres : ces cas ne se
rencontrent qu'exceptionnellement, dans des régions côtières très
exposées comme la Bretagne ou quelques autres grands « finistères ».
Les landes continentales, en revanche, sont toujours dues aux actions
humaines. L'attachement sentimental profond que les Allemands portent
aux landes de Lüneburg, visitées chaque année par des centaines de
milliers de touristes, exprime la valeur symbolique et presque
mythologique de ces paysages hors du commun, d'une sauvage beauté et
comme miraculeusement parvenus jusqu'à nous... Mais pour combien
d'années encore ? Car ces landes se réduisent aujourd'hui comme peau de
chagrin, et appellent la protection de l'homme qui jadis les créa, contre
une nature qui aujourd'hui les emporte à jamais. Singulier exemple où
l'effort de « protection » se développe ici non pas contre d'intempestives
interventions humaines, mais contre l'action spontanée de la nature elle-
même qui entend reprendre ses droits et se réinstaller là où l'homme,
depuis des millénaires, l'a corsetée et entravée selon ses lois. Protéger et
conserver quelques lambeaux de lande, c'est donc ici soustraire aux lois
implacables de l'écologie et au dynamisme de la nature des paysages que
nos aïeux ont créés et entretenus par leur travail et leur peine. Peut-être
conservera-t-on de la sorte un jour des champs de blé, si d'aventure
l'homme du troisième millénaire venait à industrialiser l'agriculture
chimique au point de systématiser les cultures en fermenteurs et sans sol,
ou encore à développer à des coûts compétitifs une aquaculture
océanique industrialisée ?...
En tout cas, une idée s'impose ici, parfaitement étrangère au public et
presque incongrue : protéger la nature, ce n'est sûrement pas – en tout cas
pas toujours – la laisser faire. Car elle emporterait vite les équilibres
fragiles et rares, fruits de conjonctures souvent particulières et
spécifiques, qu'il convient au contraire de maintenir et de perpétuer. Plus
grand est l'échantillonnage des milieux, plus riche est l'équilibre général
des systèmes vivants.
L'histoire de ces landes illustre enfin la perpétuelle mouvance de la
Vie : de la banquise à la toundra puis à la forêt, de la forêt à la lande,
enfin de nouveau de la lande à la forêt, le tapis végétal se dilate et se
contracte un peu à la manière d'un accordéon... Et la musique en est celle
de la Vie elle-même, tantôt symphonique et harmonieuse, tantôt
déchaînée ou saccadée, à l'image des rythmes qui ponctuent ses avancées
et ses reculs, ses morts et ses résurrections.
1 Genista anglica et Genista pilosa.
2 Corinephorus canescens.
3 Agrostis coarctata et Festuca ovina.
CHAPITRE 14
Des sols appauvris et désertifiés
Des dizaines d'ouvrages ont été consacrés, au cours des dernières
années, aux graves perturbations causées par l'homme dans la nature. La
prise de conscience récente de ces déséquilibres fut à l'origine du
mouvement écologique et, si tout n'a pas encore été dit sur le sujet, c'est
un domaine où il est désormais difficile de se montrer original ou
novateur. Aussi sera-t-il évoqué ici brièvement et à grands traits; l'omettre
serait oublier que l'homme est, pour le monde des plantes, un partenaire
de tout premier plan, intervenant avec vigueur et souvent outrecuidance
dans leur existence individuelle ou collective. De sorte qu'il est difficile
d'imaginer une vie sociale des plantes dont l'homme ne serait pas un
acteur privilégié.
Afin de rendre à César ce qui lui est dû, nous consacrerons donc deux
chapitres de cet ouvrage à instruire, dans ses grandes lignes, le procès
que les plantes seraient en droit d'intenter aux hommes, en essayant d'être
leur avocat impartial mais informé. Quant aux minutes du procès, aux
détails, on les trouvera abondamment exposés dans la riche collection
d'ouvrages que la vague écologique a fait déferler depuis 1970.
L'état actuel du bassin méditerranéen illustre parfaitement l'évolution
des rapports de l'homme et de la nature depuis des millénaires.
Le « biome » méditerranéen
S'il est une région au monde où les actions humaines n'ont cessé de se
développer et de s'intensifier, c'est bien en effet la région
méditerranéenne. Aussi offre-t-elle un exemple spectaculaire d'une très
ancienne et constante dégradation du couvert végétal par l'homme.
Pour l'écologiste, le concept de Méditerranée évoque d'emblée trois
caractéristiques très particulières : un climat original, peu répandu sur la
planète; une mer fermée, presque entièrement isolée des grandes masses
océaniques ; une présence humaine exceptionnellement active depuis des
temps immémoriaux.
La combinaison de ces facteurs crée des conditions écologiques
spécifiques qui font du bassin méditerranéen une des zones les plus
fragiles et les plus menacées du monde.
La région méditerranéenne est d'abord marquée par l'originalité de son
climat. Schématiquement, il se caractérise par des étés longs, chauds et
secs, et par des hivers humides et tempérés. Bien entendu, il existe, selon
les altitudes ou les latitudes, toute une série de sous-climats allant d'une
dominante humide (Côte d'Azur française, par exemple) à une dominante
aride (certaines régions d'Afrique du Nord notamment).
L'alternance si caractéristique de saisons chaudes et sèches et de
saisons humides et tempérées, propre au climat méditerranéen, se
retrouve en divers points du globe. Ceux-ci restent cependant limités : ils
sont tous localisés approximativement entre le 30e et le 40e degré de
latitude et non loin des masses océaniques modératrices des températures
hivernales. Ainsi trouve-t-on dans l'hémisphère Nord la Californie, une
petite partie du Nord de la Chine, ainsi que le Sud du Japon ; et dans
l'hémisphère Sud, une fraction du Chili, l'extrême Sud du continent
africain et de l'Australie. Toutes ces régions sont réputées fort belles,
attractives et touristiques, car le climat méditerranéen marque
profondément le paysage végétal et lui confère une originalité et une
allure toutes particulières.
Par son climat et sa végétation, la Méditerranée forme une grande
unité écologique, ce que les écologistes appellent un « biome ». Celui-ci
présente des caractéristiques très différentes de celles de l'Europe du
Nord et, pour s'en rendre compte, il suffit de savoir observer : le
voyageur qui quitte Paris pour se rendre à Moscou ne voit pratiquement,
tout au long de son voyage, aucune différence caractéristique dans la
flore. L'herbe qui recouvre l'aéroport de Moscou comporte les espèces
familières de nos pelouses et de nos prairies. En revanche, il suffit d'aller
de Lyon à Marseille pour être frappé par le brusque changement, non
seulement du paysage, mais aussi des espèces rencontrées, c'est-à-dire de
la flore. Le plus mauvais observateur, le moins écologiste de tous ne
pourra pas ne pas s'apercevoir qu'il change de biome ; et s'il prend la
route, il observe que ce changement se produit au sud de Montélimar.
Un paysage marqué par l'homme
En réalité, ce que l'observateur constate, c'est l'état actuel de la
végétation méditerranéenne telle que nous l'a légué un passé
exceptionnellement chargé d'histoire. Car les paysages méditerranéens
ont été puissamment modifiés au cours des temps, et il est impossible de
comprendre l'écologie d'une région sans d'abord connaître les évolutions
biologiques qui s'y sont produites, étalées sur d'énormes épaisseurs de
temps (repérées en millions d'années) et les événements archéologiques
et historiques correspondant aux interventions humaines (remontant à
plusieurs dizaines de milliers d'années). Ici comme ailleurs, le présent ne
se déchiffre qu'à la lumière du passé.
Jusqu'au siècle dernier, les hommes pensaient que les milieux dans
lesquels ils vivaient, et qu'ils appelaient « la nature », étaient immuables.
Certes, ils constataient les bouleversements épisodiques causés par les
guerres, les épidémies, les famines ou les grandes catastrophes naturelles
de l'histoire. Mais ces événements, précisément en raison de leur
propension à se répéter à intervalles plus ou moins réguliers, leurs
paraissaient se succéder de manière cyclique, un peu comme les saisons
qui se suivent sans toujours se ressembler, mais dont le rythme
d'apparition et de succession est immuable. Aux vaches grasses
succédaient ainsi les vaches maigres, et inversement... Cette vision «
classique » de la nature et de la société, encore fortement ancrée dans la
mentalité populaire, est bien résumée dans cette réflexion de Marc-
Aurèle : « Le sage considère les destructions périodiques et les
renaissances de l'Univers, et se dit que notre postérité ne verra rien de
nouveau et que nos ancêtres n'ont rien vu de plus grand que ce que nous
avons vu ».
Pour une vision dynamique de l'histoire des paysages
Ces idées ont marqué toutes les philosophies de l'Antiquité, jusqu'à ce
que le concept d'évolution vienne bouleverser notre vision du monde.
Aussi sommes-nous, semble-t-il, condamnés à vivre désormais dans une
continuelle dialectique, célébrant tantôt la continuité, c'est-à-dire la
tradition, l'enracinement, tantôt l'évolution, c'est-à-dire le changement, le
progrès. Cette alternance n'est-elle pas particulièrement sensible dans
l'histoire de la France comtemporaine où le mythe gaulliste de la «
stabilité » a été remplacé par les mythes giscardiens et mitterrandistes du
« changement » ?...
En fait, les seuls changements perçus par la plupart de nos
contemporains restent les changements cycliques aisément observables
en une vie d'homme. Ne suffit-il pas de vivre quelques heures pour
constater que nos « humeurs » changent, de la veille au sommeil ou de la
faim à la satiété, ou plus prosaïquement de la bonne à la mauvaise
humeur ; et quelques jours, pour constater que le temps en fait autant, du
moins en climat tempéré ? En un an, nous voyons se succéder le rythme
des saisons (sauf sous l'équateur). Mais il faudrait vivre plusieurs milliers
d'années pour voir changer les climats. Ainsi, au cours du dernier million
d'années, le climat européen, et plus particulièrement le climat
méditerranéen, a subi plusieurs périodes de glaciation qui l'ont à chaque
fois profondément modifié. Enfin, il faudrait vivre plusieurs dizaines de
millions d'années pour voir changer les espèces animales et végétales,
pour saisir en quelque sorte le mouvement de l'évolution biologique :
ainsi les premières plantes à fleurs sont apparues il y a une centaine de
millions d'années, tandis que les conifères apparaissaient deux fois plus
tôt et les fougères plus tôt encore. Et celui qui aurait vécu plusieurs
milliards d'années aurait pu assister à la formation de l'azur céleste par
formation d'une atmosphère oxygénée, elle-même consécutive à
l'apparition des premières plantes microscopiques au sein des océans
primitifs.
Pour comprendre l'écologie du bassin méditerranéen, il n'est certes pas
nécessaire de remonter aussi loin. Quelques millénaires suffisent pour
imaginer l'état de la flore et de la végétation à l'époque préhistorique où
l'homme n'avait pas encore marqué le paysage de son empreinte. Le
littoral de la Méditerranée était alors couvert de vastes forêts d'un vert
plus tendre que les sombres forêts de conifères, caractéristiques des
Vosges ou du Jura. De ces temps lointains, la végétation actuelle ne
conserve que quelques rares reliques : ainsi, non loin d'Aix-en-Provence,
la forêt de la Sainte-Baume perpétue sur 138 hectares une hêtraie dont la
présence est tout à fait exceptionnelle sous cette latitude. Cette forêt n'a
guère changé depuis la dernière glaciation, c'est-à-dire depuis 10 000 ans
environ ; elle semble avoir été protégée en raison de son caractère
religieux (la légende veut que Marie-Madeleine s'y soit retirée dans une
grotte, après la mort du Christ). Exposée en plein nord, dans un site où
s'accumulent les brouillards et sur un sol favorable, elle permet au hêtre
de se maintenir à l'extrême limite méridionale de son aire.
Toutefois, le climat méditerranéen se réchauffant après la glaciation,
c'est le chêne vert qui devint peu à peu l'arbre dominant de ces forêts. On
trouve actuellement sur l'île de Port-Cros, aujourd'hui parc national, un
exemple parfaitement conservé de cette forêt en parfait équilibre avec le
climat, et qui représente l'échantillon le plus typique de la végétation
méditerranéenne post-glaciaire. Une telle forêt sera dite « climacique »,
c'est-à-dire en équilibre avec le sol, le climat et l'ensemble des facteurs
écologiques constituant l'environnement. Elle présente la particularité
d'être peuplée d'arbres toujours verts, dont les feuilles coriaces sont
enduites d'une couche épaisse de cuticule, ce qui leur permet de limiter
leur transpiration et les rend parfaitement aptes à survivre pendant la
longue saison sèche. C'est d'ailleurs l'épaisseur de ces revêtements qui
confère leur rigidité aux feuilles de la plupart des arbustes et arbres
pérennes de la région méditerranéenne.
Le recul de la forêt
Mais la forêt a deux ennemis : l'homme et le feu.
Dans l'ensemble du bassin, l'homme déboise depuis des millénaires,
car la forêt, espace fermé, repaire des malfaiteurs et siège des maléfices,
fait peur. Souvenons-nous des terreurs qu'inspiraient aux Romains les
sombres forêts gauloises ! Que ne risque-t-on au coin d'un bois ? D'où
l'ancestrale et impérieuse volonté de déboiser pour ouvrir l'espace et
assurer la sécurité du voyageur. De plus, la forêt offre le bois d'œuvre et
de chauffage : les cèdres du Liban, par exemple, ont fait les frais d'une
exploitation abusive due à l'exceptionnelle qualité du bois d'œuvre qu'ils
fournissent. De ces cèdres, il ne subsiste plus aujourd'hui que de
médiocres reliques sur des montagnes dénudées que l'on déboisait déjà
pour construire le Temple de Salomon ! Seul le drapeau libanais perpétue
le souvenir de cette végétation majestueuse dont il ne reste rien... et voici
qu'avec le Liban menacé, le cèdre l'est aujourd'hui jusque dans ses
représentations symboliques 1
La forêt disparue, la pluie, le vent, le soleil s'attaquent au sol désormais
sans protection; s'enclenche alors l'insidieux processus de l'érosion qui,
en quelques siècles, a si profondément dégradé les sols du bassin
méditerranéen. La pluie qui ne trouve plus l'obstacle du feuillage, et dont
la chute n'est plus amortie par un tapis d'herbe et de mousse, frappe
brutalement le sol qu'aucune litière végétale ne protège plus ; que le relief
soit un peu marqué et voici les couches superficielles, riches en humus,
emportées irrémédiablement. Or, on sait aujourd'hui qu'il faut plus d'un
siècle de vie végétale pour former une couche d'un centimètre d'humus !
De plus, les eaux pluviales ne sont plus retenues par le tapis végétal
qui freinait leur ruissellement en jouant le rôle d'éponge. Cet effet
amortisseur et régulateur de la forêt une fois disparu, les eaux furieuses
ruissellent et s'accumulent, enflant brutalement, au gré des orages, les
oueds et les rivières. L'inondation est la conséquence logique du
déboisement. La réduction intempestive de la couverture forestière des
Apennins causa, il y a quelques années, les violentes crues de l'Arno qui
inondèrent Florence. Les célèbres crues des grands fleuves chinois ont
sans doute pour origine l'intense déboisement de leur bassin versant au
cours des siècles.
Bien entendu, la rapidité de l'écoulement superficiel diminue la
pénétration des eaux dans les sols, et entraîne le lent tarissement des
nappes souterraines et des sources. La quantité d'eau évaporée après la
pluie et rendue à l'atmosphère est ainsi fortement réduite, tandis que la
vapeur d'eau normalement transpirée par les arbres disparaît en même
temps que ceux-ci. Ces deux facteurs conjugués entraînent l'assèchement
du climat, inévitable conséquence du déboisement. On constate en effet
qu'en région forestière, la pluviométrie est toujours supérieure à celle des
régions voisines, en raison de l'énorme masse d'eau transpirée par
l'épaisse couverture végétale. Cette dernière observation montre bien que
le climat est lié à la plante comme la plante est elle-même inféodée au
climat. Si l'homme de la rue sait bien que les plantes ne poussent pas
dans les déserts parce qu'il n'y pleut pas, l'écologiste ajoute que c'est
précisément l'absence de plantes, et donc de transpiration, qui contribue à
réduire la pluviométrie, donc à maintenir le désert. La végétation amorce
et entretient le cycle de l'eau. Cet exemple montre l'enchaînement des
causes et des effets, et les rétroactions de ceux-ci sur celles-là, d'où ces
interactions cycliques si caractéristiques de la pensée écologique. Dans
ses Pensées pour moi-même, Marc-Aurèle, qui n'avait pas perçu, semble-
t-il, l'idée d'évolution, fait preuve en revanche d'une étonnante intuition
écologique lorsqu'il écrit : « Représente-toi sans cesse le monde comme
un être unique et une âme unique ; considère comment tout contribue à la
cause de tout, et de quelle façon les choses sont tissées et enroulées
ensemble ».
Le déboisement, l'érosion des sols, la perturbation du régime des
fleuves, des nappes et des sources, l'assèchement des climats sont en effet
des phénomènes étroitement imbriqués. La concomitance de ces
mécanismes sur l'ensemble du littoral de la Méditerranée explique
l'assèchement du climat, lequel accélère à son tour la régression de la
végétation qui favorise alors l'érosion et la « desquamation » des sols. Au
terme du processus, la roche apparaît, nue et définitivement stérile.
Avec l'homme, le feu
Le feu, autre facteur de dégradation des paysages, amplifie l'effet des
interventions humaines ; il est particulièrement menaçant en zone
méditerranéenne où les résineux, les broussailles sèches, la végétation à
feuilles coriaces forment des proies faciles.
L'action du feu est bien antérieure à celle de l'homme et des études
paléoécologiques révèlent des incendies très anciens, dus à la foudre.
Mais le feu est le plus souvent d'origine humaine, qu'il soit volontaire ou
non. Les pratiques culturales ancestrales, et notamment celles de «
l'écobuage » et du « sartage », supposent en effet l'intervention du feu
pour le nettoiement des sols récemment défrichés et ainsi
momentanément propices à la culture. Ces pratiques se perpétuent encore
en de nombreux pays de structures agricoles traditionnelles (culture sur «
brûlis ») ; elles fragilisent les sols qu'elles exposent à l'érosion. Après
quelques années d'exploitation, les sols usés et érodés sont abandonnés
sans espoir de reconstitution spontanée.
Bien d'autres causes sont à l'origine des incendies si fréquents en zone
méditerranéenne. Une statistique effectuée en France en 1973 donnait les
pourcentages suivants :
– travaux agricoles 29 %
– dépôts d'ordures 11 %
– fumeurs imprudents 11 %
– foudre 9%
– jeux d'enfants 7%
– câbles électriques 5%
– non identifiées 28 %
Les conséquences des incendies méditerranéens sont particulièrement
catastrophiques. Ainsi un arbre méditerranéen a-t-il 60 % de chances
d'être dévoré par les flammes avant l'âge de vingt ans, et 4 % seulement
d'atteindre soixante-dix ans.
La lente reconquête des sols incendiés
En région méditerranéenne, malheureusement, le retour à la végétation
initiale est rarement possible, car les incendies se succèdent à un rythme
tel que la dynamique du repeuplement, analysée dans un chapitre
précédent, n'arrive pratiquement jamais à son terme. En effet, après
chaque incendie, le sol est à nouveau exposé à l'érosion ; il finit par
s'appauvrir au point de ne plus pouvoir nourrir la forêt. En ce cas, la
pinède à pin d'Alep, moins exigeante et beaucoup plus maigre, s'y installe
de façon stable et permanente. Le phénomène est particulièrement net
dans les variantes chaudes du climat méditerranéen comme la Provence
littorale. On estime qu'il faudrait des décennies sans incendies pour que
se réinstalle la forêt de chêne vert, comme à Port-Cros. Dans certains cas,
il semble bien que cette pinède constitue une formation de substitution
permanente, sur sol appauvri et sous climat asséché, où la forêt de chêne
vert ne réussira plus à reprendre pied.
Sur les sols plus calcaires, l'évolution suit un itinéraire différent et l'on
voit s'installer rapidement le petit chêne kermès, buisson à feuilles
piquantes et coriaces, caractéristique de la garrigue avec les romarins, les
thyms, etc.
Au contraire, sur sol très siliceux, et dans les variantes les plus chaudes
du climat méditerranéen, la forêt de chêne-liège remplace la forêt de
chêne vert. Mais, bien souvent, cette forêt ne peut elle-même se
maintenir et la végétation se dégrade en maquis où l'on observe en
abondance l'arbousier, la bruyère arborescente, les myrtes, les cistes, etc.
Que le rythme des incendies s'accélère encore et le maquis se dégrade à
son tour pour ne laisser finalement que la cistaie, où les cistes dominent
dans des formations pratiquement dénuées d'arbres, et d'une affligeante
pauvreté.
Ainsi, la végétation a d'autant moins de chances de retrouver son
équilibre que les incendies se succèdent à un rythme plus fréquent. Elle
tend alors à piétiner, voire à régresser vers des stades intermédiaires plus
ou moins dégradés. Comme ces formations secondaires brûlent encore
mieux que la forêt, on imagine combien est difficile et aléatoire le
repeuplement végétal.
Les méfaits du surpâturage
Mais le panorama serait incomplet si on ne mentionnait l'incidence du
pâturage et l'agressivité exercée par les chèvres et les moutons sur
l'environnement végétal. Si le mouton est lui-même destiné à la tonte, il
s'avère curieusement un animal parfaitement inapte à tondre un
pâturage ! En effet, il arrache les touffes, blesse la terre et favorise ainsi
l'érosion. De plus, par le piétinement répété de troupeaux souvent très
vastes, il contribue à tasser le sol, ce qui rend aléatoires les germinations
et appauvrit le couvert végétal. Les mœurs de la chèvre sont différentes ;
celle-ci complète l'œuvre du mouton en s'attaquant aux broussailles et
aux jeunes pousses d'arbres pour lesquelles elle semble éprouver une
délectation particulière, gênant ainsi la restauration de la forêt. L'action
conjuguée de la chèvre et du mouton va mettre la végétation en coupe
rase, celle-ci achevant l'œuvre destructrice de celui-là. Ces processus de
dégradation ont sans doute joué depuis des millénaires à l'est et au sud du
bassin dont les montagnes pelées et les sols squelettiques ne pourraient
être reconquis par un couvert forestier qu'au prix d'efforts et de moyens
considérables.
La situation s'est aggravée au cours des dernières décennies en raison
de l'augmentation de la population qui entraîne un accroissement du
cheptel, donc un surpâturage. On sait que c'est l'une des causes
principales de l'avancée du désert que l'on constate au nord et au sud du
Sahara. Entre 1954 et 1966, la population des steppes semi-arides des
hauts plateaux algériens a augmenté de plus de 35 %, alors qu'elle
n'augmentait que de 26 % en Algérie du Nord. L'évolution et la
répartition de la population en Afrique du Nord est donc différente de ce
qu'elle est au nord du bassin, où ce sont au contraire les côtes qui se
densifient et les arrière-pays qui se dépeuplent.
Le surpâturage, en entraînant un prélèvement supérieur aux ressources
disponibles, épuise peu à peu le « capital », alors que toute agriculture
rationnelle se doit au contraire de ne prélever que les « intérêts » des
terres productrices. On retrouve ici les idées chères à Malthus pour qui le
développement d'une population est tôt ou tard limité par le volume des
ressources disponibles, idées qui se vérifient dramatiquement au Sahel.
Des nomades qui se sédentarisent
En Algérie, l'accroissement des populations des steppes du Sud
s'accompagne d'une modification du mode de gestion agricole : les
nomades traditionnels entrent désormais en concurrence avec de gros
éleveurs mécanisés qui emmènent leurs troupeaux en camion là où il a
plu et où les pâturages ont reverdi. Pour survivre, les exploitants
traditionnels sont contraints de défricher et de cultiver des terres
marginales, souvent en pente raide, qui sont ensuite emportées par
l'érosion. Ce processus, qui pousse les nomades à la sédentarisation,
modifie leurs traditions pastorales. Ils finissent ainsi par se trouver
complètement en porte à faux, contraints de pratiquer une agriculture au
rendement médiocre, à laquelle ils ne sont nullement préparés, très
destructrice pour l'environnement végétal et mal adaptée à leurs besoins.
Ainsi, dans l'ensemble du bassin méditerranéen, les paysages érodés,
désertifiés, steppiques et parfois subdésertiques, ne sont que les témoins
de la constante dégradation du couvert végétal qui se poursuit depuis des
siècles. Ils témoignent spectaculairement des mauvaises relations de
l'homme et de l'environnement dans cette région du monde. Confrontées
à l'ampleur des dégradations ainsi perpétrées, les tentatives actuelles de
reconquête et de reboisement qui se développent ici ou là ne sont que les
premiers balbutiements d'une stratégie globale qu'il faudra bien un jour
développer à une tout autre échelle. Faute d'une telle stratégie, les lois
implacables de l'écologie s'appliqueraient dans toute leur rigueur, et la
régulation des populations prendrait la forme cruelle que nous lui
connaissons hélas dans tant de régions du monde : quand l'homme, en
effet, a détruit son milieu de vie, le milieu à son tour l'élimine, selon un
processus de rétroaction cybernétique dont la science écologique est
familière. Ainsi l'explosion démographique du Sahel a-t-elle entraîné un
surpâturage intense, avec réduction du couvert végétal et assèchement du
climat, selon le processus déjà décrit, qui contribue à réduire encore
davantage le couvert végétal. On débouche naturellement, vu le volume
des prélèvements nécessaires pour satisfaire les besoins d'une population
croissante, sur des famines et donc sur un dépeuplement, soit par décès,
soit par fuite. Selon des mécanismes analogues, dans une autre région du
monde, le déboisement intempestif des versants himalayens a conduit
aux formidables inondations, dont le malheureux Bangladesh a été à
plusieurs reprises déjà la victime. Et toujours selon le même mécanisme
encore, les littoraux méditerranéens ont été inondés par un extraordinaire
raz-de-marée touristique, dont chacun a pu constater sur la Costa Del Sol,
l'Adriatique ou la Côte d'Azur les effets spectaculaires.
Scénario de l'inacceptable
Cette pression touristique permet d'esquisser un scénario écologique –
et futurologique – qui se résumerait ainsi :
Plus on se presse sur le littoral, plus on y construit. Mais plus on
construit, plus la couverture végétale déjà maigre s'appauvrit. De plus les
agglomérations urbaines, en produisant et piégeant la chaleur, réchauffent
l'atmosphère. La réduction des volumes d'eau transpirée par les plantes et
le réchauffement des microclimats urbains contribuent donc à diminuer la
pluviométrie. L'ensoleillement y gagne, et du même coup l'attrait du
littoral : la pression touristique s'accentue. On construit plus encore et le
mouvement s'amplifie par feed-back positif. L'eau se fait rare, il pleut de
moins en moins, le réseau hydrographique s'assèche, les nappes
phréatiques baissent, tandis que le nombre des consommateurs augmente.
L'eau devient alors facteur limitant et la réaction en chaîne s'arrête, la
pénurie d'eau constituant le feed-back négatif. Entre-temps, il est vrai, la
pression sur le littoral était devenue telle que déjà une régulation
corrective s'était amorcée : les touristes avaient fui. Il arrive, Dieu merci,
que l'homme anticipe sur les régulations naturelles.
Cette histoire ressemble étrangement à celle de la course des prix et
des salaires, de la fameuse spirale inflationniste : si irrésistible qu'elle
paraisse, elle finit bien par s'arrêter, comme on a pu le voir en Allemagne
en 1923. Le facteur limitant était cette fois la brouette, quand en
novembre de cette année fameuse, il fallait emmener 4 000 milliards de
marks au marché pour acheter un bifteck ou une botte de radis, et que les
imprimeries nationales n'avaient pas encore réussi à imprimer des billets
d'un tel numéraire. L'inflation allait plus vite que l'impression, et
l'encombrement de la monnaie cassa nette la spirale inflationniste.
On peut encore imaginer un autre scénario, humoristique cette fois,
celui de la prise de vue. Il n'est pas question de photo ou de cinéma ; mais
de ces vues imprenables qu'offrent les promoteurs. La prise de vue est un
puissant facteur de régulation du marché immobilier, un facteur limitant
qui inverse la tendance inflationniste du coût des appartements. Lorsque
la vue sur mur remplace la vue sur mer, lorsque les pignons remplacent
les pins pignons... alors la vue « baisse », et le prix des appartements en
même temps.
Fuir l'encombrement des grandes agglomérations pour le retrouver sur
les plages : étrange paradoxe. Mais les hommes ont beau célébrer la
logique : ils s'en moquent dans leurs comportements. Un extraterrestre
débarquant sur notre planète aurait fort à faire pour s'y retrouver, s'il
utilisait la méthode logique et rationnelle dont nous sommes si fiers. Au
terme de ses conservations, déconcerté, il finirait par ne plus s'étonner de
rien, ou plutôt d'une seule chose : que nous nous définissions comme
l'animal raisonnable par excellence, alors que, dans la pratique, notre
conduite est un défi permanent à la raison.
Ainsi l'écologie nous enseigne-t-elle cette étrange dialectique des
relations mutuelles de l'homme avec son milieu, relations telles que, la
pression humaine venant à s'exercer trop pesamment, le milieu dégradé
en quelque sorte se « venge » en faisant à son tour sentir sa pression,
jusqu'à éliminer l'homme. L'homme reste – comme il l'a d'ailleurs
toujours été – rigoureusement inféodé au milieu qui le porte et le nourrit.
En détruisant celui-là, il risque à terme de se détruire lui-même. Et cette
loi essentielle est valable sur la planète entière, y compris dans les
sociétés industrielles avancées où le progrès technique a momentanément
fait reculer le spectre de la faim, mais au prix de nouvelles agressions
dont on ne pourra apprécier que plus tard les conséquences (épuisement
des ressources minières, imprégnation chimique de la biosphère par des
nuisances diverses, accumulation des déchets, destruction des sites et
paysages, etc.).
La reconquête des sols apparaît donc, en zone méditerranéenne,
comme une priorité essentielle. Mais il s'agit d'un travail de très longue
haleine, dont les résultats ne porteront leurs fruits que dans quelques
décennies au mieux. Aussi serait-il particulièrement urgent de se mettre
au travail dès à présent... Telle devrait être en tout cas une des toutes
premières priorités des États méditerranéens : revêtir à nouveau d'un
couvert végétal des sols que des millénaires d'exploitation humaine ont
appauvris et souvent irrémédiablement dégradés. L'intense niveau
d'ensoleillement de ces climats trouverait alors à « s'employer » utilement
dans la photosynthèse, tout comme il appelle aussi un développement
massif de l'énergie solaire dans ces régions exceptionnellement
favorisées où on ne considère pourtant le soleil que comme un « capteur
» de touristes, et où les capteurs solaires restent trop rares... On s'acharne
au contraire, dans tout le bassin, à capter du pétrole, et surtout du pétrole
« off shore », c'est-à-dire issu des gisements sous-marins. On frémit à
l'idée de la catastrophe que produirait, dans cette mer fermée, sans
marées et sans courants, un accident de type majeur comme ceux
survenus récemment au large des côtes de Californie et du Mexique, où
d'énormes nappes de pétrole se sont répandues des semaines durant sur
tout l'océan... Il n'y aurait plus alors ni touristes, ni poissons, et la
Méditerranée mettrait sans doute des années à s'en remettre. Car cette
mer est aussi fragile que les terres qui l'entourent, et mériterait d'être
traitée avec le respect, la prudence et la circonspection qu'exige sa
prestigieuse histoire.
CHAPITRE 15
Des plantes en péril
Discrètement, dans la plus complète indifférence, des plantes
disparaissent ; pas seulement des individus arrachés çà et là ou perturbés
dans leurs conditions de vie, mais aussi des espèces, fruits d'une
évolution multimillénaire et que l'on ne verra plus jamais à la surface de
la Terre.
La Terre : cimetière d'espèces mortes
Car les espèces meurent comme les individus qui les constituent. Et la
terre est un immense cimetière d'espèces fossiles, animales ou végétales :
des dizaines de milliers d'espèces de fougères ou de conifères, sans
oublier les grands sauriens, ont été emportées lors des accidents
géologiques de l'ère primaire ou secondaire, laissant leurs traces dans les
gisements fossiles de houille et de charbon. L'homme, en réalité, n'a fait
qu'accentuer le rythme du processus naturel de la mort des espèces, par la
brutalité de son irruption dans la nature. Au fur et à mesure
qu'augmentaient sa puissance et ses moyens techniques, il piétinait la
végétation de ses gros sabots, les siens ou ceux de ses engins, provoquant
le recul ou la disparition de nombreuses espèces. Certes, en même temps,
il créait à son profit des espèces domestiques, mutants ou hybrides,
jalousement sélectionnées pour leurs qualités ornementales ou
alimentaires : mais sans jamais cependant réussir à créer, comme le fait la
nature, de nouvelles espèces. De sorte que l'œuvre humaine
d'amélioration des plantes apparaît comme une œuvre magnifique mais
égoïste, que la nature ne saurait reconnaître comme sienne et qu'elle
effacerait promptement de son sein si l'homme venait à disparaître. En
revanche, la liste impressionnante des espèces tuées par l'homme atteste
la réduction du patrimoine génétique global de la vie sur terre et
témoigne d'un phénomène d'appauvrissement généralisé des formes de
vie sous la pression omniprésente et omnipotente des humains.
Les espèces les plus directement menacées sont naturellement les
endémiques : il s'agit de plantes localisées sur des aires très restreintes,
qui parfois ne dépassent pas l'ordre du kilomètre carré, où elles se
maintiennent relativement à l'abri de la compétition d'espèces plus
vigoureuses et plus conquérantes en raison des conditions particulières du
milieu. Leur pouvoir de reproduction et de dissémination est
généralement très réduit, et la plus modeste perturbation d'origine
naturelle ou humaine risque de les emporter à jamais.
Un palmier obèse et obscène
Ainsi, s'il est hors de question de voir jamais disparaître, à moins
qu'une maladie épidémique ne l'emporte, le célèbre cocotier, hardi
conquérant de toutes les plages tropicales du monde, son cousin germain,
le palmier des Seychelles, est infiniment plus fragile. Exclusivement
localisé dans trois îlots de cet archipel, ce palmier porte des fruits
énormes qui leur enlèvent toute chance d'être disséminés ailleurs que
sous l'arbre d'où ils tombent ; et leurs graines ne sont pas en reste,
puisque chacune d'elles pèse plusieurs kilos. Ce sont ces graines,
gigantesques noix de coco, qui ont d'ailleurs valu à ce palmier sa
réputation universelle. Cette graine, la plus grosse de toutes, a été
baptisée coco-fesse ou cul-de-négresse ; elle a en effet une forme très
suggestive, qui devient franchement provocante lorsque le germe émerge
de la touffe de poils qui marque la commissure de ses deux lobes; cette
anatomie étrangement anthropomorphique, un tantinet obèse et obscène,
a naturellement valu aux graines du palmier des Seychelles d'être
considérées depuis l'Antiquité comme puissamment aphrodisiaques ; les
bateaux indiens en faisaient un intense trafic et les princes hindous les
achetaient à prix d'or. Mais il fallut attendre le XVIIIe siècle pour en
découvrir l'origine : car l'on pensait que ces graines venaient du fond de
la mer, au large des îles Maldives, d'où le nom latin de Loïdocea
maldivica, et le nom populaire de « coco de mer ». En fait, Sonnerat,
neveu de Pierre Poivre, alors intendant de l'île Maurice, découvrit l'arbre
en 1768 sur l'îlot de Praslin et l'îlot voisin de Cousin, dans l'archipel des
Seychelles ; on ne le rencontra jamais ailleurs. Incapables de flotter en
mer, ces graines n'ont aucun pouvoir naturel de dissémination et
condamnent ce palmier à se maintenir là où il est présentement, ou bien à
disparaître ; de surcroît, le palmier est dioïque : il y a des mâles et des
femelles, de sorte que même si une graine atteignait miraculeusement un
rivage éloigné, encore faudrait-il qu'elle soit accompagnée par une autre
graine de sexe différent et que l'une et l'autre germent à proximité
suffisante pour pouvoir se féconder ; conditions optimales qui,
statistiquement, n'ont évidemment que peu de chances de se produire. Le
palmier des Seychelles est donc condamné à survivre sur son îlot
d'origine et ne résisterait pas à quelque maladie ou catastrophe
volcanique ou marine qui l'atteindrait là où il est, c'est-à-dire dans la
vallée de Mai, à Praslin, où il occupe une superficie de l'ordre de
quelques kilomètres carrés.
Un arbre en forme de plat à tarte !
Autre curiosité de la nature, mais cette fois en Afrique du Sud-Ouest :
le Welwitchia mirabilis apparaît comme une plante sans passé et sans
avenir. Sans passé, car on ne lui connaît aucune attache, aucun ascendant
auquel on pourrait le rattacher; et sans avenir, car il appartient à un
groupe complètement isolé en botanique, coincé entre les conifères de
l'ère secondaire et les plantes à fleurs contemporaines. Le Welwitchia est
un arbre dont le tronc peut atteindre jusqu'à un mètre de diamètre, sans
toutefois s'élever à plus de quelques centimètres au-dessus du sol ! Il
s'agit en quelque sorte d'un énorme plat à tarte, d'une sorte de grande
galette d'où émanent deux feuilles, larges chacune de trente centimètres
environ, coriaces, rubanées, qui reposent sur le sol désertique où elles
peuvent atteindre deux à trois mètres de longueur. Elles se liment à leur
extrémité au sable du désert, au fur et à mesure qu'elles repoussent de la
base, comme le feraient les dents d'un rongeur : de sorte que ces deux
feuilles sont permanentes et durent toute la vie de la plante, c'est-à-dire
approximativement cent ans. Il existe des plantes mâles et des plantes
femelles, des inflorescences apparaissant à l'aisselle des feuilles et du
tronc. Cette plante totalement originale par sa structure et par sa
localisation géographique et botanique, par son isolement aussi, ne croît
que dans une petite portion du désert du Kalahari, au sud-ouest de
l'Afrique, à proximité de la ville de Walvis Bay. Elle est une des grandes
curiosités du monde végétal, au même titre que le palmier des Seychelles,
et aussi endémique que lui.
Plus loin de nous encore dans l'hémisphère Sud, le chou des
Kerguelen1est une des très rares plantes à fleurs de cet archipel. Malgré
son port de chou cavalier, où les feuilles pommées sont portées par une
tige de soixante-dix centimètres de hauteur, cette plante résiste aux vents
violents et aux basses températures du climat antarctique. Les feuilles du
chou des Kerguelen peuvent être mangées crues, en salade, surtout celles
du cœur ; on consomme aussi la moelle de la tige, dont la saveur rappelle
celle du raifort. C'est à cette plante que Cook dut de sauver ses équipages
ravagés par le scorbut, lors de son voyage au pôle Sud. Plusieurs
tentatives de culture ont été effectuées dans les muséums, jusqu'ici sans
grand succès. Il semble que cette plante soit parfaitement adaptée à son
milieu et ne se plaise nulle part ailleurs.
Les espèces ultraspécialisées
Plus proches de nous cette fois, quelques espèces à aire géographique
restreinte et qui, pour cette raison, méritent une protection vigilante.
Voici, entre Arcachon et Biarritz, sur cent kilomètres de dunes landaises à
peine, une sorte de pissenlit2des dunes aux fleurs jaunes éclatantes et au
feuillage laineux, qui n'habite nulle part ailleurs au monde. Mais le record
semble être détenu par la Lysimaque 3de l'île de Minorque, aux Baléares,
qui occupe à peine une surface de quelques mètres carrés, à Baranco de
Sévalle, à environ deux kilomètres de la mer. L'espèce, complètement
isolée, n'existe que là, et la destruction de cette unique station marquerait
sa disparition complète. Ce genre d'accident menace actuellement la
Violette de Rouen 4qui ne vit que sur des éboulis crayeux de la région
rouennaise et ne persiste plus qu'en de rares stations; tandis qu'une autre
violette très voisine5, vivant sur des milieux identiques dans la vallée de
l'Armançon, dans le Morvan, a complètement disparu depuis au moins
vingt ans, à la suite de l'exploitation en carrière de ces éboulis naturels
qui représentaient pour elle la seule station viable possible.
La nécrologie et le martyrologe des flores menacées ou disparues
Ainsi la modification brutale d'un milieu peut-elle emporter à jamais
une espèce rarissime qui n'existe qu'en cet endroit, et l'on pourrait ouvrir
le registre de décès des plantes à jamais disparues et établir la nécrologie
de chaque espèce défunte. On y trouverait par exemple au minimum cinq
espèces de tulipes sauvages d'origine alpine, croissant jadis spontanément
aux abords des vignes et des cultures, aujourd'hui entièrement éteintes
par suite d'un arrachage systématique et d'une cueillette intempestive.
Une Centaurée 6, pourtant maintes fois signalée sur les falaises du
Cotentin, n'a plus jamais été retrouvée au cours des dernières années; elle
est sans doute éteinte elle aussi.
A cette liste nécrologique pourrait s'ajouter un martyrologe : celui des
espèces en voie de disparition, pour le salut desquelles le botaniste, se
sentant impuissant face à l'inertie des pouvoirs publics ou aux ravages
des récolteurs, ressemble à un médecin qui, visitant une salle de grands
malades considérés comme perdus, ferait le relevé des lits bientôt
disponibles. Y figurerait par exemple une Crucifère 7poussant dans
l'arrière-dune de Biarritz, sur dix kilomètres carrés au maximum, et que
les lotissements, les piétinements et l'exploitation des sables condamnent
sans doute à brève échéance. Y figurerait également l'Aster des Pyrénées8,
qui régresse rapidement par arrachage et destruction de ses milieux de
vie. Le tourisme, les lotissements, l'exploitation des dunes mettent aussi
en péril les quelques rares stations endémiques, dans les dunes des îles
atlantiques, d'une Borraginacée 9, et, non loin de là, dans les estuaires de
la Loire, de la Gironde et de la Charente, d'une Angélique10, une des rares
plantes aquatiques de la flore française à répartition très restreinte,
disséminée çà et là dans les roselières et qui vit aussi sans doute ses
dernières années. Plusieurs tulipes de Savoie sont dans la même situation
et iront bientôt rejoindre la liste nécrologique déjà citée, tout comme la
sous-espèce Galicum d'un Pigamon 11en voie d'extinction dans le
Lyonnais par destruction des haies et des marais, qui suivra ainsi de très
près le sort tragique de la variété Parisiensis de cette même espèce,
aujourd'hui définitivement éteinte.
Pour la seule flore française, plus de trois cents espèces sont
considérées aujourd'hui comme fragiles ou menacées, sur les quatre mille
cinq cents espèces de plantes à fleurs qu'elle comporte ; et des études
fines menées en Belgique nous apprennent que chaque année, en gros,
depuis 1900, une espèce disparaît du territoire belge, tandis que deux
cents autres espèces ont perdu durant la même période plus des trois
quarts de leur population. Cette décimation dramatique de la flore
alimente en vérité plus de colloques et de conférences internationales
qu'il n'induit d'actions positives, de protection et de sauvegarde.
Mais il y a aussi parfois d'heureuses surprises : telle espèce, portée
disparue depuis des décennies, voire des siècles, est subitement retrouvée
dans quelque obscure et impénétrable forêt où elle était demeurée
silencieuse et cachée. C'est ainsi qu'on a découvert en 1979, à l'île
Maurice, un Hibiscus que l'on n'avait pas revu depuis plus d'un siècle.
Ces cas, hélas, sont rares et ne démentent pas la règle qui fait de l'homme
un grand décimateur de la nature.
Comment protéger et conserver ?
Le cas des Orchidées sauvages de la flore européenne, en fort recul sur
toutes les pelouses calcaires, est tout à fait significatif des processus par
lesquels disparaissent les espèces liées à des milieux eux-mêmes fragiles
et menacés. Ces pelouses calcaires, depuis des siècles, ont en effet été
entretenues en l'état par un pâturage extensif, généralement dû aux
moutons. Dès lors que ces pratiques tombent en désuétude, la dynamique
de la végétation est modifiée : les sols très pauvres de ces milieux
s'enrichissent spontanément de la litière des herbes non broutées; les
teneurs en humus augmentent et la pelouse se transforme peu à peu en
prairie dans laquelle pointeront bientôt les premières traces de fourrés,
annonçant l'installation ultérieure de la forêt. Ces changements
intervenant dans la nature du sol suscitent l'arrivée de nouvelles espèces
qui trouvent là des milieux plus avenants alors qu'elles n'auraient pas
résisté aux conditions misérables de la pelouse. Les Orchidées sauvages,
surtout les Orchis et les Ophrys, régressent devant cette concurrence et
cette transformation spontanée de leur milieu de vie. Les anémones
pulsatiles en font autant et disparaissent peu à peu. Ainsi une
modification dans la gestion traditionnelle d'un milieu entraîne-t-elle à
terme la disparition d'espèces étroitement liées à ces milieux et que leur
transformation condamne à plus ou moins long terme. Il en est de même
d'une petite Orchidée12des régions marécageuses qui ne résiste guère à
l'assèchement ou au drainage de ces milieux humides.
De sages mesures de protection supposent donc non seulement la
protection des espèces rares, menacées ou fragiles, mais bien davantage
celle des milieux qu'elles habitent; et il ne s'agit pas simplement, pour ce
faire, de créer des réserves naturelles qu'on laisserait en l'état : laisser en
l'état une pelouse calcaire, c'est la condamner à évoluer et à y voir
disparaître des espèces que l'on voudrait précisément sauvegarder.
S'impose donc la notion de gestion des réserves, notion encore étrangère
à beaucoup, y compris à des spécialistes. De telles réserves exigent une
gestion scientifique, permettant un maintien réel du milieu en l'état. C'est
ce que fait la Grande-Bretagne, où des réserves de pelouses calcaires sont
gérées avec beaucoup de doigté et de précaution, afin d'y maintenir une
flore riche et diversifiée. La constitution de véritables réseaux de réserves
naturelles convenablement gérées, tels que les préconise le Conseil de
l'Europe, serait sans doute la solution la plus raisonnable et la plus
efficace pour protéger les richesses biologiques de la flore : mais bien des
intérêts économiques s'opposent à l'adoption de telles décisions qui
prennent davantage en compte les intérêts à long terme que les revenus
supposés pouvoir être prélevés à court terme sur les mêmes sols. C'est
aux États et aux collectivités publiques qu'il appartient de dédommager
les particuliers lorsque ceux-ci doivent accepter la mise en réserve d'une
part de leur patrimoine. Une autre solution est celle de la création de
conservatoires d'espèces rares ou menacées, comme il s'en met en place
aujourd'hui un peu partout dans le monde. Les collections d'individus
ainsi rassemblés constituent des banques de gènes; mais il est souvent
difficile d'y conserver des populations d'un volume minimum, permettant
de faire jouer l'interfécondité des individus, et de maintenir à la fois le
strict isolement génétique entre des populations ici artificiellement
rassemblées ; de sorte que si ces conservatoires paraissent une mesure
nécessaire et salutaire, il n'est pas sûr qu'elle soit suffisante pour
préserver dans son intégralité la richesse de la flore. Il s'agit au surplus
d'une solution artificielle, supposant une transplantation : si l'on doit se
réjouir de ces initiatives, elles ne devraient jamais se faire au détriment
de la création de réserves naturelles, qui permettent de maintenir dans
leur milieu et dans leurs conditions normales de vie les espèces fragiles
ou menacées.
Plantes parquées en collections comme des indiens en réserve, plantes
déplacées comme ces populations en mal d'identité ou de patrie, plantes
en péril, comme tant d'autres chefs-d'œuvre, plantes décimées, comme le
furent tant d'éthnies réduites en servitude ou massacrées : oui décidément
les hommes réservent aux plantes le sort qu'ils vouent à leurs semblables.
Tantôt il les exaltent, les « cultivent », les magnifient, et alors ce sont les
civilisations à leur apogée, « accoucheuses » de nouvelles civilisations
végétales, faites de plantes améliorées aux propriétés performantes ou à
la beauté fascinante, tantôt ils les offensent, les agressent, les écrasent, et
alors ce sont les guerres, les crises, l'effondrement des empires, ou ces
hécatombes d'espèces animales ou végétales si caractéristiques de notre
temps... oui, décidément, c'est une profonde communauté de destins qui
lie désormais, pour le meilleur et pour le pire, la plante à l'homme.
1 Pringlea antiscorbutica.
2 Hieracium eriophorum.
3 Lysimachia minoricensis.
4 Viola hispida.
5 Viola criana.
6 Centaurium capitatum.
7 Alyssa arenarium.
8 Aster pyrenaicus.
9 Omphalodes littoralis.
10 Angelica heterocarpa.
11 Thalictrum simplex.
12 Liparis loeseli.
Sixième Partie
L'ÉVOLUTION
Où l'on découvre qu'il existe aussi des espèces « culturelles », et où
l'on compare les mécanismes de l'évolution dans l'histoire des hommes
et des plantes...
CHAPITRE 16
Un essai de parallèle entre l'évolution du judéo-
christianisme et celle des plantes !
L'étrange et profonde communauté de destin qui lie, comme cet
ouvrage l'atteste, les plantes et l'homme, rend désormais moins insolites
et plus familières les saisissantes analogies de « mœurs » et de «
comportement » des uns et des autres. Et si l'homme semble aujourd'hui
exercer sur la nature un empire sans partage, c'est qu'il a sans doute
oublié ses propres origines, et les lois communes de la vie auxquelles il
demeure assujetti.
Cette étroite communauté de destin de l'homme et des plantes se révèle
de façon particulièrement suggestive lorsqu'on se prend à comparer les
mécanismes de l'évolution des plantes à ceux des sociétés humaines.
Parallèle audacieux certes et jamais tenté à notre connaissance, mais qui
méritait d'être risqué, tant il suggère de rapprochements surprenants et de
réflexions fécondes.
Espèces biologiques et « espèces culturelles»
L'histoire du judéo-christianisme, par ses avatars et rebondissements
multiples, illustre de manière saisissante les mécanismes fondamentaux
de l'évolution dont les processus ne sont pas radicalement différents,
qu'ils s'appliquent aux sociétés végétales, animales ou humaines. Dans
tous les cas, ce sont des phénomènes du même ordre qui se produisent,
mettant en jeu les mécanismes classiques dont les biologistes s'accordent
aujourd'hui, pour la plupart, à considérer qu'ils jouent un rôle déterminant
dans la marche de l'évolution : mutations, hybridations, sélections,
isolements. C'est le jeu concomitant de tous ces mécanismes qui produisit
le puissant déploiement, en forme d'épopée, de l'histoire des plantes,
décrit dans un précédent ouvrage1. Et ce sont ces mêmes mécanismes
encore qui expliquent la poussée de la vie, de ses origines jusqu'à
l'homme, tels qu'ils sont décrits au premier chapitre de ce livre.
Si l'exemple du judéo-christianisme est particulièrement probant, c'est
d'abord qu'il fait partie intégrante de notre culture et offre, à ce titre, des
points de repère historiques auxquels il est aisé de se reporter, quelles que
puissent être par ailleurs les convictions personnelles de chacun. De
surcroît, cette histoire s'étend sur un temps suffisamment long (près de
quatre millénaires) pour qu'il soit possible d'y discerner des processus et
des phénomènes universels qui évoquent de manière frappante les
mécanismes de formation et de diversification des espèces. Enfin, une
religion atteint aussi l'homme dans cette part profonde de lui-même qui
s'enracine dans sa biologie, dans ses « tripes », dans son hara, c'est-à-dire
en son centre vital, quand bien même elle formalise et rationalise ses
croyances en concepts intellectuels - ce qu'en Occident elle n'a que trop
tendance à faire. Elle le touche dans ses profondeurs, dans son «cœur» où
les Chinois localisaient l'intelligence et le dynamisme créateur de
l'amour.
Certes, il ne s'agira, dans les développements qui vont suivre, que de
métaphores, puisque les espèces dont il va être question sont de natures
radicalement différentes. Les unes sont des espèces biologiques, les
autres des espèces « sociales » ; les unes des espèces naturelles, les autres
des espèces culturelles - plus précisément, dans l'histoire que nous avons
choisi de développer, « spirituelles ».
Chaque individu adhère, au moins en principe, à un ensemble de
croyances et de convictions qui s'expriment le plus souvent dans des
rituels et des pratiques caractéristiques de l'« espèce spirituelle » à
laquelle il appartient. Mais cette adhésion s'accompagne toujours d'une
certaine marge individuelle de liberté représentant ces fameuses
fluctuations qui, au sein de toute population, différencient et
individualisent de manière unique chacun de ses membres. Pas plus que
deux individus, à quelque espèce qu'ils appartiennent, ne sont jamais
exactement semblables, pas plus deux êtres humains - hormis de « vrais »
jumeaux - ne seront jamais identiques, ni sur le plan biologique, ni sur les
plans psychologique, social, culturel, spirituel. La preuve en est que pour
les « espèces spirituelles » qui nous concernent ici, leurs exemplaires les
plus hautement représentatifs, les saints, sont tous différents : chacun a sa
propre histoire, son aventure humaine, ses charismes, au point qu'on a pu
dire à leur sujet que Dieu ne se répète jamais...
Il est au demeurant tout aussi difficile de préciser avec exactitude les
frontières d'une espèce biologique que de dessiner celles d'une espèce «
spirituelle » ; car on les voit l'une et l'autre, par le jeu simultané de
mécanismes que nous allons décrire, manifester une tendance permanente
à la fluctuation, menant tôt ou tard à la naissance de nouvelles espèces,
selon des lignées que l'histoire de la vie comme celle des sociétés nous
permettent aujourd'hui de reconstituer.
Une mutation fondatrice
Si, comme les définissait le botaniste hollandais De Vries, les
mutations sont des phénomènes « brutaux, transmissibles à la
descendance et à la base de la formation de nouvelles espèces », c'est
bien par un phénomène répondant à ces critères que débute le judéo-
christianisme : l'appel de Dieu à Abraham, son départ d'Ur en Chaldée,
son installation au pays de Canaan marquent le point de départ d'une
nouvelle espèce dont, selon la promesse, les fils sont aussi innombrables
que les étoiles du ciel ou les grains de sable au bord de la mer. Voilà bien
une « mutation » dont la descendance s'avéra extraordinairement
féconde, puisque la postérité d'Abraham compte aujourd'hui plus de deux
milliards d'hommes répartis entre les trois grands courants du
monothéisme : judaïsme, christianisme et islam. Le judaïsme s'établit
d'abord, et avec une force surprenante, en ce Moyen-Orient agité, à
travers les multiples vicissitudes de son histoire que nous relatent les
chroniqueurs de l'Ancien Testament ; l'on voit le peuple juif défendre
avec foi et acharnement, persévérance et obstination son patrimoine
spirituel, que finalement rien ne put atteindre. Les séductions de Baal ou
du Veau d'or, les déportations et les captivités, les incessantes menaces
des nations païennes qui l'environnaient : rien ne put détourner le peuple
juif de sa fidélité à l'alliance conclue avec Yaveh. Ce fut l'honneur du
judaïsme d'avoir su maintenir envers et contre tout, à travers près de
quatre mille ans d'histoire, l'intégrité de son patrimoine, aussi invariant et
immuable que s'il avait été biologiquement programmé par des gènes.
D'ailleurs, pour un Juif croyant, la loi mosaïque est bien le code, le
référent fondamental auquel il adhère, qui détermine tous ses
comportements et tous ses actes aussi bien dans sa conduite personnelle
que dans sa vie collective. Comme chaque espèce animale ou végétale est
déterminée par son code génétique, le judaïsme est régi par un code
éthique et juridique rigoureux, dont on pourrait dire que chaque canon,
chaque article correspond à un gène... à un gène susceptible de subir, car
la comparaison se poursuit, une mutation.
Le judaïsme: une espèce endémique et panchronique
Implanté jusqu'au début de notre ère sur ce modeste lambeau de terre
parallèle à la Méditerranée : la Palestine, le peuple juif présente toutes les
caractéristiques d'une espèce endémique, c'est-à-dire étroitement
localisée dans un espace réduit, sans réelle possibilité de diffusion et
d'expansion. Mais, après la chute de Jérusalem en 70, commence le
temps de la diaspora où les Juifs sont dispersés, sans perdre pour autant
le sens de leur appartenance et de leur identité nationale. Après une phase
endémique en Palestine, c'est une phase « panchronique » qui la relaie.
La nature, avec le palmier des Seychelles d'abord et le Ginkgo ensuite,
nous donne deux modèles démonstratifs de ces deux phases. Il s'agit de
deux espèces archaïques, aux possibilités évolutives quasi nulles, mais
largement susceptibles d'acclimatation par suite d'interventions humaines,
comme le judaïsme lui-même. La première représente une espèce
typiquement endémique, exclusivement reléguée sur deux îlots de
l'archipel des Seychelles, et dont nous verrons que le pouvoir de
dissémination spontané est presque inexistant : le « prosélytisme » de ce
palmier est aussi faible que celui de la nation juive, qui n'a jamais
cherché à se propager par d'autres voies que les plus naturelles : la
descendance selon la parenté. Car un juif ne cherche pas à convertir.
Nombreuses sont aujourd'hui encore les ethnies anciennes, localisées sur
des territoires exactement délimités et dont les traditions se transmettent
de génération en génération, le plus souvent par voie orale, pratiquement
inchangées depuis des millénaires. Tel fut le sort du judaïsme rivé à la
terre promise malgré l'exode en Égypte et la déportation à Babylone,
pendant les deux premiers millénaires de son histoire.
Plus étrange est le fait que l'éclatement de l'État hébreu et la
constitution de la diaspora n'aient pas déclenché un phénomène de «
radiation évolutive », c'est-à-dire un éclatement en espèces multiples, et
que la foi des fils d'Israël n'ait pas dévié d'un iota, quelle qu'ait été la terre
sur laquelle ils émigrèrent. On songe alors à ces rares espèces qui
semblent défier l'évolution en demeurant infiniment et indéfiniment
identiques à elles-mêmes, tandis qu'ailleurs tout change et que la vie va
son chemin : les pan-chroniques, précisément, ces intégristes du monde
vivant qui, tels ceux du jadis célèbre Mgr Lefèvre, refusent obstinément
toute évolution.
Tel est le cas, par exemple, du fameux Ginkgo, dont le destin évoque
curieusement celui du peuple juif; strictement localisé aujourd'hui encore
- tout au moins le dit-on - sur une infime portion du territoire chinois où
il formerait ses dernières populations naturelles, le Ginkgo a ensuite été
artificiellement disséminé par l'homme dans le monde entier. Cet arbre
aux magnifiques feuilles en forme d'éventail d'un beau jaune d'or est le
plus ancien de tous les arbres, puisqu'on le trouve déjà dans les fossiles
de l'ère primaire. Il est resté inchangé depuis lors, hermétique à toute
évolution, mais sans perdre pour autant une assez forte capacité
compétitive, étant sans doute l'un des arbres les plus résistants à la
pollution, donc l'un des mieux adaptés aux perturbations de l'ère
industrielle ! Aussi le plante-t-on actuellement comme arbre d'alignement
dans les villes et l'on peut admirer de superbes Ginkgos dans les artères
les plus passantes de Manhattan.
New York... Ville du Ginkgo et première ville juive du monde... New
York où le Ginkgo tient la rue et la communauté juive le haut du pavé !
Espèce à l'origine strictement et étroitement localisée, disséminée
ultérieurement par l'homme sous les cieux les plus divers, conservant un
fort pouvoir de compétitivité malgré son extrême ancienneté, et de
bonnes facultés d'adaptation en milieu artificiel, c'est-à-dire en « culture
», rebelle enfin depuis plus de trois cents millions d'années à toute
évolution biologique, ce qui lui vaut le nom de panchronique : l'arbre aux
cent écus - c'est le nom populaire du Ginkgo - symbolise assez
étrangement, avouons-le, les traits attribués au judaïsme au fil de sa
vieille et douloureuse histoire.
Et puis, subitement, au sein de ce judaïsme au caractère fixé, une
nouvelle mutation se produit, et de taille : l'apparition du Christ.
La mutation chrétienne
La biologie nous enseigne qu'une mutation atteignant le patrimoine
héréditaire d'une cellule ne peut se transmettre à la descendance que si la
cellule mutée est capable de se diviser, donc de transmettre la mutation à
d'autres cellules, et notamment aux cellules sexuelles qui assureront sa
transmission aux générations suivantes. Nous voici fort loin, semble-t-il,
de Jésus-Christ ! Si tant est que l'on puisse se permettre de le considérer
comme un « mutant », notons d'abord que la transmission de la mutation
faillit bien échouer ; car il est clair que si le monstrueux infanticide
d'Hérode le Grand avait réussi, le christianisme n'aurait jamais vu le jour.
Mais Jésus échappa au tyran. Notons ensuite que la mutation étant de
l'ordre de l'esprit, il convient de prendre ici le mot dans son sens social, le
plus courant à vrai dire, celui que nous employons chaque jour en
dégoisant sur nos sociétés « en mutation » ! Or, la mutation chrétienne fut
transmise par la parole, le Verbe, dont le prologue de l'Évangile de Jean
nous rappelle qu'il était dès le commencement auprès de Dieu... avant
d'être chair, et de se faire chair.
Pourquoi les mécanismes de sélection naturelle, qui tendent sans cesse
à conserver les individus et les espèces les plus compétitifs ou les mieux
adaptés au détriment des autres, favorisèrent-ils à ce point le jeune
christianisme : qui le dira jamais ? Le croyant verra là le secret de Dieu.
Car on a trop oublié que le Christ n'était que l'un de ces innombrables
prophètes qui faisaient florès à cette époque, surgissant au sein du peuple
juif, s'entourant de disciples, attirant les foules et les exhortant, dans un
climat de fermentation et de ferveur politico-religieuse particulièrement
virulent et fécond. L'histoire a oublié leurs noms et leurs œuvres, qui ne
s'inscrivent plus que dans les études savantes de quelques spécialistes.
L'effervescence du peuple juif humilié dans sa dignité nationale par la
toute-puissance de Rome suscitait en effet de multiples groupes,
d'innombrables sectes à vocation politique ou religieuse. Bref,
nombreuses étaient potentiellement les nouvelles « espèces » en germe
sur les marges de l'Empire !
Ce processus d'élaboration de nouvelles espèces se produisait
conformément à la fameuse théorie de l'« évolution par les marges » :
c'est là, en effet, que se forment des « isolats » actifs, de petits groupes de
population se détachant de la population dominante et formant des
minorités agissantes, dont l'une finit par l'emporter, éliminant les formes
nouvelles apparues simultanément, et finissant par remplacer les formes
anciennes au sein desquelles elles virent le jour. Tel fut bien le cas du
christianisme. Car seul demeure, dure et perdure, sans que nul n'ose
vraiment le critiquer au fond, le message du Christ. N'est-il point le seul
homme à avoir réussi, à travers l'histoire de toute l'humanité, cette
performance unique d'avoir, quelques décennies après une mort
ignominieuse qui parut sanctionner un échec total, suscité des disciples
innombrables, voyant en Lui non plus seulement un homme, mais un
Dieu, bien qu'il ne se soit pourtant jamais explicitement proclamé tel,
bien qu'il se fût affirmé « le fils de Dieu ». Certes, la Rome antique
déifiait l'Empereur après sa mort : mais il était le chef, et non un gueux
crucifié... Et, de surcroît, personne n'y croyait trop !
On peut imaginer pourquoi la sélection favorisa à ce point le
christianisme au détriment des religions antiques : celles-ci ne pouvaient
donner de la condition humaine qu'une interprétation profondément
pessimiste, qui s'incarne au mieux dans la tradition stoïcienne, au pire
dans le spectacle de la décadence romaine. On se souvient du propos
désabusé d'Aristote, disant de l'homme qu'il eût mieux valu, pour chacun,
de n'être point né; et, dès lors que cet événement se produit, que sa vie
soit la plus brève possible ! En vérité, les Anciens grecs ou romains ne
croyaient guère aux dieux anthropomorphiques de leur mythologie, dieux
créés à leur image et ressemblance, à l'inverse du Dieu d'Israël dont les
Juifs assuraient qu'il avait, au contraire, créé l'homme à sa propre image.
Le christianisme, comme toute espèce nouvelle, commença à
s'implanter aux franges de l'Empire. Son influence s'exerça d'abord sur
les couches les plus défavorisées de la société, allégeant le statut moral
des esclaves et des femmes, convertissant les barbares et minant les bases
de l'Empire jusqu'à provoquer son effondrement. Le message nouveau
répondait à l'attente peut-être inconsciente d'un monde dans lequel il
connut une expansion quasi épidémique, dont aucune des grandes vagues
de persécution ne put venir à bout : car il était, au sens exact du terme,
une « Bonne Nouvelle ».
Où l'on compare la diffusion du christianisme à celle des noix de
coco !
En quelques siècles, le christianisme se répand dans tout l'Empire, et si
le judaïsme, par sa faible compétitivité et son fort conservatisme, évoque
le cocotier des Seychelles, c'est au cocotier tout court, toute révérence
gardée, que fait songer la nouvelle religion. L'arbre, originaire des îles du
Pacifique, a en effet conquis les littoraux de toute la ceinture
intertropicale. Car ses noix, à l'inverse de celles de son cousin des
Seychelles, ont, grâce à leur revêtement fibreux, la capacité de nager et
de parcourir les océans. Ainsi va le cocotier d'îlot en îlot et de plage en
plage : la propagation par voie maritime de cet arbre extraordinairement
cosmopolite ne fait aucun doute, puisqu'on a pu le repérer sur tel ou tel
îlot totalement isolé, depuis toujours inhabité, sur lequel de surcroît ne
pousse parfois qu'un seul palmier isolé dont il fallait bien que la graine
vînt de quelque part! La noix de coco véhicule ainsi le cocotier avec un
zèle comparable à celui de Saint Paul, navigateur audacieux et zélateur
convaincu de la foi chrétienne.
Sous Constantin, la nouvelle espèce a déjà gagné tout le monde
romain. Mais elle a subi aussi de multiples influences ; débordant
largement le cadre étroit du judaïsme au sein duquel elle avait pris
naissance, elle rencontre la pensée grecque et « s'hybride » plus ou moins
avec elle, en ce sens qu'elle la « baptise », mais qu'elle intègre aussi
certaines de ses valeurs : le message évangélique subit l'influence de
l'idéalisme platonicien et du dualisme, contenant en germe le
manichéisme, cette fameuse opposition de la chair et de l'esprit, si
profondément étrangère à la pensée juive et à ses toutes premières
sources. En même temps, la nouvelle religion se coule dans le cadre
juridique et administratif du droit romain et l'on voit les Pères de l'Église
s'évertuer à préciser, à définir et à tenter de délimiter les contours de
l'espèce, tant sont nombreux et menaçants les risques de contamination et
d'hybridation susceptibles de corrompre la pureté initiale du message.
Les conciles se succèdent, chacun précisant davantage les caractères de
l'espèce nouvelle, tout comme le font les botanistes quand ils décrivent
une espèce et délimitent les « frontières » qui la séparent de ses voisines.
La sélection joue alors à plein : les hybrides que la nouvelle foi produit
avec d'autres croyances, les mutants qui surgissent çà et là en son sein
sous l'influence de zélateurs inspirés, ici qualifiés d'hérésies, sont
systématiquement éradiqués. Les conciles se livrent à un épuisant travail
de désherbage pour préserver de tous gènes étrangers la nouvelle espèce.
Pendant la longue histoire du catholicisme romain, les conciles jouèrent
ainsi le rôle d'un horticulteur à qui eût été confié la mission de prémunir
contre tout risque de contamination génétique les caractéristiques de
l'espèce, afin d'éviter que des pollens étrangers ne viennent en altérer, par
quelque fâcheuse et illégitime hybridation, la pureté initiale.
L'islam, premier compétiteur sérieux
Mais voici que la nouvelle religion connaît brusquement, sur son flanc
sud, l'irruption d'un compétiteur extraordinairement dynamique : l'islam.
En moins d'un siècle, celui-ci remplace les communautés chrétiennes du
Nord de l'Afrique et de l'Espagne, avec la rage compétitive de la jacinthe
d'eau, la reine des envahisseuses dont il fut longuement question plus
haut ; celle-ci ne mit guère plus de temps pour envahir, venant de
l'Amazone, les rivières, lacs et plans d'eau de toutes les zones
intertropicales du monde, ne laissant jamais la moindre chance à une
autre espèce aquatique de se maintenir à ses côtés. L'islam se répand de
manière analogue : au galop de ses cavaliers, hardis et fiers conquérants,
qui n'hésitent pas à passer au fil de l'épée quiconque a le front de vouloir
contenir sa poussée historique. Si le christianisme à ses débuts s'était
imposé par la non-violence, à la manière des noix de coco paisiblement
disséminées à la surface des eaux, et en n'engageant de lutte avec
personne, l'islam, au contraire, eut l'efficacité brutale et cruelle de la
jacinthe d'eau, incroyablement prolifique et conquérante, à laquelle
aucune espèce jamais n'a pu résister ; d'où les populations pures dont elle
offre généralement le spectacle, après élimination de tous ses
compétiteurs, à la manière des ayatollahs !.
Ainsi l'Islam reste-t-il, aujourd'hui encore, une espèce en pleine
expansion et de grande vitalité, d'où surgissent ici et là des foyers
épidémiques virulents produisant de vastes turbulences : une espèce
puissante et conquérante solidemment implantée dans le vieux monde.
Le grand schisme, ou la naissance de deux espèces de christianisme
Voici donc le christianisme éliminé d'Afrique, à l'exclusion de
quelques îlots miraculeusement préservés de l'invasion des cavaliers
arabes2. Sa position n'est guère meilleure en Europe où les grandes
invasions venues du Nord et de L'Est menacent son unité, en même
temps qu'elles achèvent de disloquer la cohésion territoriale de l'Empire
romain, éclaté depuis le IVe siècle entre deux pôles : Rome et Byzance.
La déliquescence de l'empire d'Occident, l'insécurité, l'isolement
réduisent et limitent les contacts entre Orient et Occident : les liens se
relâchent, les rapports se distendent. Entre le pape et le patriarche de
Constantinople, des querelles éclatent, car le brassage des hommes et des
idées se fait mal et ne permet plus une diffusion homogène des
informations ; bref, Rome et Byzance évoluent désormais chacune pour
son propre compte et dans son propre environnement culturel. Il est dès
lors inévitable que les divergences s'aggravent, et, à la fin du premier
millénaire, la différence constatée dans l'expression de la foi, son
contenu, ses rites, ses pratiques, est telle que le schisme est consommé en
1054. Le christianisme a éclaté en deux espèces : la catholique à Rome et
l'orthodoxe à Byzance.
Le mécanisme de l'isolement, si caractéristique de la formation des
espèces, a joué ici à plein, formant un couple d'espèces voisines qui
s'excluent mutuellement, chacune sur son territoire propre, et qui
possèdent chacune leur patrimoine, en l'occurrence leurs rites, leur
culture, leurs croyances, leurs traditions. Si l'interfécondité reste bien, en
biologie, le critère ultime d'appartenance de deux individus à une même
espèce, l'excommunication du patriarche de Constantinople par le pape
fit tomber entre Rome et Byzance - entre le catholicisme romain et
l'orthodoxie - une barrière désormais infranchissable, aussi stricte que les
barrières génétiques qui empêchent des individus d'espèces voisines de
s'interféconder.
L'importance des phénomènes d'isolement
L'histoire de l'évolution nous fournit de nombreux exemples de ces
phénomènes d'isolement qui séparent des espèces initialement uniques en
deux espèces voisines, mais distinctes l'une de l'autre. Ce processus a
joué pour la plupart des espèces qui peuplaient l'Ancien Monde, lorsque
commença à se creuser, il y a en gros trente millions d'années, l'océan
Atlantique. La plupart de nos arbres familiers, les hêtres, les chênes, les
platanes virent alors leur aire de répartition séparée en deux par un fossé
marin de plus en plus large. Ces arbres se mirent donc à évoluer
séparément de part et d'autre de cette barrière d'isolement, et finirent par
donner des espèces différentes, formant des « couples séparés » tels qu'on
en rencontre entre l'Europe et l'Amérique du Nord. Le cas du platane est
particulièrement significatif, puisque l'on décrit traditionnellement un
couple formé du platane d'Orient, répandu à l'état naturel de l'Asie
Mineure à l'Himalaya, et du platane d'Occident, répandu spontanément
du Mexique au Canada. Tandis que le premier correspondrait à
l'orthodoxie, le second serait plutôt d'obédience catholique ! Mais ils ont
été réhybridés entre eux et abondamment plantés dans de nombreuses
régions, l'homme venant en quelque sorte brouiller les pistes de la
nature...
Ces deux platanes forment ce que les biologistes appellent un couple
de « vicariants » ; vicariant dérive de vicarius, le remplaçant (le vicaire).
Les deux espèces du couple se remplacent en effet mutuellement sur
leurs territoires respectifs, occupant des niches écologiques équivalentes.
On trouve de même, dans les deux espèces de christianisme désormais
séparées, de tels vicariants : un saint François d'Assise trouve par
exemple son équivalent, son « vicariant » dans l'orthodoxie en la
personne d'un saint Séraphin de Sarov ; bien qu'ayant vécu plus vieux, ce
dernier fut aussi un moine célèbre et un saint ermite aux charismes
multiples, y compris celui de parler aux plantes et aux animaux et
d'apprivoiser les ours de la forêt de Sarov comme saint François
apprivoisa le loup de Gubbio...
On sous-estime généralement, dans l'étude des mécanismes évolutifs,
qu'ils s'appliquent à la nature ou à l'humanité, l'importance des barrières
d'isolement. Pourtant, des systèmes politiques très puissants ne fondent
leur pérennité que sur le maintien systématique de telles barrières. Le
rideau de fer ou le mur de Berlin aujourd'hui, le rideau de bambou hier,
matérialisent de manière fort suggestive ces barrières derrière lesquelles
des peuples et des idéologies se referment, formant des systèmes clos,
refusant toute influence extérieure suspectée de mettre en péril leur
propre équilibre. Ces barrières idéologiques et politiques interdisent aux
cultures et aux idéologies ainsi « préservées » de s'hybrider par échange
d'idées et d'informations : elles sont aussi hermétiques que les barrières
sexuelles qui interdisent à des espèces dont les patrimoines héréditaires
sont trop différents de s'interféconder. Dans les deux cas, la stérilité ne
tarde pas à sanctionner l'absence d'échanges et de communications.
Mais les barrières ne sont pas toujours identifiables par leurs effets de
frontière ni par la brutalité avec laquelle elles s'inscrivent sur le terrain ;
elles peuvent également traverser le maillage subtil qui découpe en tous
sens les sociétés démocratiques les plus évoluées : les classes sociales,
les disciplines scientifiques, les spécialisations professionnelles à plus ou
moins haut niveau de technicité sont autant de barrières isolant et
différenciant, au sein d'une même société, des groupes humains selon des
mécanismes qui évoquent tout à fait ceux de la formation des espèces.
Océans et montagnes sont des rideaux de fer ou de bambou qui
fractionnent les populations et séparent les hommes et leurs civilisations,
comme les animaux et les plantes. Il arrive que l'évolution de part et
d'autre de l'obstacle soit fort lente. Les platanes d'Orient et d'Occident ont
évolué, chacun pour son propre compte, depuis la formation de
l'Atlantique, mais avec une lenteur telle que les deux espèces sont encore
interfertiles, ce qui est tout à fait surprenant. Le français parlé au Canada
s'est différencié plus vite et n'est déjà plus tout à fait le nôtre, comme
d'ailleurs les hêtres qui y poussent et qui ne s'apparentent guère plus à
ceux de France.
La Réforme
Après le schisme, la Réforme : voici le catholicisme romain à son tour
menacé, puis victime d'une nouvelle scission. Les Luther, Les Calvin,
nouveaux mutants, se séparent de l'espèce à laquelle ils appartiennent et
engagent un processus évolutif qui ne va pas sans évoquer, par certains
aspects, l'histoire de la Spartine d'Angleterre. Cette herbe vivace des
vases littorales, dont il a été question plus haut, est la seule espèce
sauvage née à l'époque moderne, sous nos yeux, et dont on a pu
parfaitement reconstituer l'origine ; elle a pratiquement réussi à éliminer,
en moins d'un siècle, les deux autres espèces de Spartine qui colonisaient
avant elle les vases littorales de l'Atlantique et de la Manche, et dont elle
est un hybride. Or, cet hybride élimine avec une ardeur particulière et sur
de vastes territoires les deux Spartines dont il dérive, comme le firent
Calvin ou Luther du catholicisme, évacué lui aussi d'amples zones,
notamment anglo-saxonnes où la religion réformée le supplante parfois
complètement. On songe aussi à Henri VIII qui n'hésita pas à fonder
l'anglicanisme en se séparant de Rome. Toujours en Europe du Nord, la
manière dont les bouleaux et les pins remplacent les landes à Callune,
sorte de bruyère, illustre ces phénomènes de remplacement par
compétition qui jouèrent aux grandes heures de la Réforme et
modifièrent si radicalement la carte religieuse de l'Europe. Mais faute
d'une instance sélective et conservatrice comparable à celle de Rome, les
Églises issues de la Réforme connurent un foisonnement et un
bourgeonnement - on dirait en biologie une « radiation évolutive » -
particulièrement intenses. D'innombrables espèces diverses de
protestantisme virent alors le jour, chacune représentant une forme
nouvelle d'un christianisme devenu désormais aussi riche en espèces
séparées que peut l'être une grande famille botanique !
Les hybridations de la Renaissance
Mais l'histoire ne devait pas s'arrêter là. La Renaissance, en ouvrant
l'ère des grandes découvertes, parmi lesquelles celle de la route maritime
des Indes et de l'Amérique ne fut point la moindre, allait marquer le
début de nouvelles vagues d'expansion. Le christianisme entrait en
contact avec des civilisations ou des formes de pensée radicalement
différentes, avec lesquelles il finit par s'hybrider avec plus ou moins de
bonheur. On connaît les aléas de l'évangélisation de la Chine par les
jésuites au XVIIe siècle, et le coup d'arrêt brutal que Rome donna aux
initiatives des disciples de saint François Xavier, dans le but de conserver
intact, dans son fond mais aussi dans sa forme, le patrimoine de l'Église
romaine. Les papes réprimèrent avec obstination toute tentative qui aurait
pu introduire au sein du catholicisme des « gènes » venus d'ailleurs,
risquant de compromettre la pureté du dogme.
Et pourtant, l'extension du catholicisme en Amérique latine aboutit à
des « hybridations » spectaculaires entre les apports des missionnaires et
les traditions des populations qu'ils entendaient convertir à la religion
nouvelle. Le Mexique donne l'exemple de multiples cas de ce genre où la
nouvelle religion, n'ayant pas réussi à éradiquer l'ancienne, a fini par faire
bon ménage avec elle. C'est ainsi que s'organisèrent et que se pratiquent
toujours, autour de cactus hallucinogènes comme le peyotl, ou de
champignons hallucinogènes comme les Psilocybes, des cultes
typiquement syncrétiques, où l'on relève des croyances suggestives et
naïves comme celles-ci : « Là où une goutte du sang du Christ pendant la
Passion est tombée, il poussait un champignon 3». Ce qui prouve bien
que, malgré la vigilance du puissant appareil hiérarchique du
catholicisme, l'obstination de la vie à compliquer les choses, à combiner
et à recombiner les croyances comme les gènes, finit toujours par
persister. Et les missionnaires de déployer tous leurs efforts pour
éradiquer ces pratiques odieuses, souvent qualifiées de diaboliques. C'est
l'époque de l'Église des missions, d'une progression quasi épidémique et
conquérante de la foi dans le Nouveau Monde, faisant reculer devant elle
les animismes et les « vieux paganismes ». Des confrontations analogues
avaient d'ailleurs eu lieu beaucoup plus tôt en Europe, où le christianisme
rebaptisa et reprit à son compte hauts lieux et fêtes populaires, calquant le
calendrier des fêtes liturgiques sur celui des fêtes païennes, et
construisant ses églises sur les ruines de temples dédiés aux divinités
antiques.
« Echanges de gènes » et introgressions
Vient le XIXe siècle et, avec lui, de Hegel à Feuerbach, Nietzsche,
Engels et Marx, les philosophes de la mort de Dieu. Une nouvelle
barrière d'isolement s'érige brutalement entre le christianisme et la pensée
moderne. Pour la première fois depuis plus de quinze siècles, les églises
se vident, la pratique religieuse recule et le christianisme devient
minoritaire, faisant figure d'isolat culturel, d'espèce relictuelle 1 Pourtant,
tout au long de son histoire, il n'avait cessé d'être traversé de courants
divers : il en fut ainsi de l'épisode tragique du jansénisme, du
gallicanisme et, plus proche de nous, du modernisme. Aucune de ces
déviations, de ces « petites espèces », ne réussit cependant à s'imposer et
à mettre en péril le christianisme tout entier, dans son essence et dans son
existence, comme le firent les philosophies dites de la mort de Dieu, et en
particulier le marxisme. Celui-ci est d'ailleurs un saisissant décalque de la
tradition judéo-chrétienne qui avait si puissamment influencé Marx dans
sa jeunesse.
Profitant de l'occasion offerte par la première révolution industrielle et
par le bouleversement des conditions de vie et de travail qu'elle entraîna
en quelques décennies, Marx développa ses idées sur la lutte des classes,
expression sociale de la compétition biologique telle qu'elle est à l'œuvre
aussi bien chez les plantes que chez les animaux. Il insiste sur le sens de
l'histoire, elle aussi désormais « travaillée » par l'évolution au même titre
que la nature. Mais les processus sociaux amplifient et accélèrent les
phénomènes biologiques. Ainsi, tout « naturellement », l'évolution
débouche sur la révolution. La dictature du prolétariat, présentée comme
inéluctable par l'auteur du Capital, annonce la dominance prochaine d'un
nouveau groupe : comme les plantes à fleurs ont succédé aux fougères,
ou les mammifères aux reptiles, le prolétariat succédera à la bourgeoisie
qui détrôna jadis la féodalité ; et c'est en ce grand soir que se manifestera
à ses yeux le sens de l'histoire, son accomplissement. Bref, Marx «
politise la nature » et applique à l'évolution sociale, plus ou moins
consciemment, les idées nouvelles qui, grâce à l'œuvre de Darwin,
avaient bouleversé de fond en comble la biologie quelques années plus
tôt.
On retrouve cependant en filigrane, dans ce schéma, l'essentiel de la
tradition judéo-chrétienne, transposée en quelque sorte « du ciel à la terre
» : le sens de l'histoire, c'est l'idée du peuple en marche ; la lutte des
classes vise à faire régner enfin la justice et l'égalité au sein d'une société
sans classe ; et le grand soir est l'avènement de cette société, l'équivalent
de l'instauration de la Terre nouvelle et des Cieux nouveaux dont parle
l'Apocalypse...
Bref, le communisme est un nouveau messianisme 4. Comme une
religion, il saisit l'homme dans sa totalité, réconciliant foi et politique,
science et philosophie, pensée et action. Et comme tout système, il
sécrète aussi ses clercs, sa hiérarchie, ses notables, sa morale, ses valeurs
normatives : de nouvelles Eglises naissent sous nos yeux, plus
intransigeantes encore que celles d'hier.
Ainsi conçu, le marxisme est le type même d'un hybride fécond entre
le judéo-christianisme et la pensée scientifique du XIXe siècle. C'est là un
mode classique de formation des espèces : on connaît un iris, une rose, un
chiendent 5qui se formèrent de cette manière, par hybridation de deux
espèces voisines ayant suffisamment d'affinités génétiques pour se
croiser.
Et l'on connaît aussi de telles espèces qui se rehybridèrent à leur tour
avec l'un de leurs parents. C'est ce que ne manqua pas de faire le
marxisme. Aussi vit-on bientôt fleurir, entre le christianisme et le
marxisme, toutes les variétés de progressismes comme autant d'hybrides
résultant d'un « échange de gènes ». Car c'est aussi un fait d'expérience
courante en biologie que des espèces peuvent échanger, sur leur frontière
et par voie sexuée, des gènes avec des espèces voisines, une certaine
zone d'interfertilité subsistant entre elles. La pénétration, par ce biais, des
gènes d'une espèce dans une autre est qualifiée d'introgression, et le
moins que l'on puisse dire, c'est que l'introgression marxiste dans le
catholicisme, voici une vingtaine d'années, fut d'une surprenante
efficacité, au point que l'on pouvait superposer les modèles d'organisation
des deux grandes institutions, sinon le contenu de leur foi : modèles
ultracentralisés dans les deux cas, avec militants, cellules de base,
pénétration de chaque milieu par des mouvements ad hoc, etc. et,
naturellement, les inévitables couples de vicariants : Union des femmes
françaises et Action catholique féminine, Secours catholique et Secours
populaire français, et, tout au sommet de la hiérarchie, sauf le respect que
méritent ces vénérables institutions, le synode des évêques et le comité
central... Sans oublier, à l'autre bout, les Cœurs vaillants, mouvement de
l'enfance, pendant des francs et franches camarades. Avec en arrière-plan,
tout au sommet de la pyramide, Rome et Moscou ; et, dans les deux cas,
l'immense dévouement des « militants ». Des études fines, comme celles
que firent les botanistes à grand renfort d'ordinateurs sur une plante
américaine : Oxytropis albiflora, espèce fortement introgressée, auraient à
la limite permis, à des sociologues qui eussent ignoré l'existence même
du marxisme, d'en établir le « portrait-robot » par la seule étude des
caractères introgressés dans le catholicisme !
En revanche, le catholicisme n'introgressait point le marxisme que sa
jeunesse protégeait encore de toute contamination. Bien plus, ce dernier
remplaçait le catholicisme sur son aire, c'est-à-dire dans les pays latins -
France, Italie, Espagne, etc. - où il avait prospéré. Les deux religions
continuent d'ailleurs de s'y livrer une guerre sans merci, perdant l'une et
l'autre du terrain au profit d'un troisième larron, en passe de les
supplanter : le parti « attrape-tout » de l'indifférence et de l'égoïsme.
Mais au rythme où vont les choses dans les sociétés de médias, la
jeunesse n'est plus garante de pérennité. Aussi voit-on le communisme
subir depuis quelques décennies une évolution comparable à celle du
christianisme, mais à un rythme accéléré. Moscou, la deuxième Rome,
n'a pas su, mieux que la première, demeurer le centre unique du
mouvement. A l'Est, Pékin est une nouvelle Constantinople
scandaleusement schismatique, tandis qu'à l'Ouest, les tendances
centrifuges s'affirment avec vigueur : le jeu subtil des réformes et des
contre-réformes se développe sous nos yeux, avec les excommunications
mutuelles qu'elles appellent.
Ainsi la vie combine, hybride, échange, sélectionne, isole... Et ces lois
s'imposent à ce point qu'elles finissent paradoxalement par infliger aux
espèces « culturelles » un déterminisme aussi rigoureux que celui qui
pèse sur les espèces biologiques. Tel est le cas, on l'a vu, du judaïsme. Tel
est aussi le cas du catholicisme dont un pape venu de l'Est, doué d'une
énergie peu commune, renforce néanmoins certaines rigidités historiques
qu'un autre pape aux allures bon enfant, mais mystique, avait ébranlées
vingt ans plus tôt. Car les hommes ne cessent d'ériger des lignes de
démarcation, des frontières, des barrières, comme la nature le fait avec
les espèces, afin de séparer le plus hermétiquement possible des groupes
humains ou des entités intellectuelles dont on entend bien qu'elles ne
subissent aucune contamination extérieure. Le juridisme, le nationalisme,
le dogmatisme illustrent cette manière de faire : l'homme reproduit
inconsciemment le modèle biologique ancestral qui suppose la séparation
et conduit à la ségrégation de la vie en espèces autonomes distinctes.
Le poids du fardeau génétique
Ainsi le mouvement œcuménique est-il bloqué par l'histoire propre à
chaque religion, qui équivaut en fait à une accumulation de gènes hérités
du passé ; chaque religion porte le poids de son pesant passé; elle
accumule les lourds déterminismes culturels qui ont stratifié d'âge en
âge ; dans le cas du catholicisme romain, la structure et les règles
canoniques régissant la discipline et les mœurs correspondent de manière
surprenante à un puissant déterminisme génétique, puisqu'elles paraissent
immuables au point que les conciles eux-mêmes ne paraissent point aptes
à leur faire subir de sensibles mutations. Ainsi le maintien obstiné de la
règle du célibat des prêtres n'a pas grand-chose à voir avec le message
révélé, et l'interdiction faite aux divorcés de se remarier, si elle découle
d'une très haute idée du mariage, illustre néanmoins cette attitude très
catholique de réglementer en fonction du souhaitable, sans suffisamment
prendre en compte l'humble réalité de la vie.
Mais on découvre ici une autre loi, tout à fait classique de la biologie :
c'est la lenteur avec laquelle évolue tout ce qui a trait à la sexualité. Chez
les animaux comme chez les plantes, l'appareil sexuel évolue beaucoup
moins vite que les autres organes, infiniment plus souples, plus
adaptables... comme si la vie craignait de prendre des risques en un
domaine où, plus qu'en tout autre, la moindre erreur est fatale. Dans
l'Église, les tabous touchant aux mœurs sont restés inébranlables, alors
que la liturgie, le culte, l'organisation s'adaptaient à l'air du temps. Cette
incapacité presque atavique d'évoluer sur des questions concernant aussi
directement le vécu quotidien des fidèles est d'autant plus curieuse que le
judéo-christianisme est sans doute la seule tradition religieuse au monde
fondée sur l'idée d'un peuple en marche, d'une histoire en devenir, d'une
aventure collective dirigée vers une fin. Bref, il intègre l'idée d'évolution,
même si le poids de son passé historique finit par freiner cette
dynamique. Aussi assiste-t-on à une bien curieuse distorsion entre les
discours officiels et les réalités de la vie, entre les discours des pontifes et
les humbles conseils des confesseurs, cette humilité faisant peut-être,
bien plus que tout autre discours, la réelle grandeur du christianisme. Ici
apparaît la tragique incapacité des hommes à se libérer des pièges dans
lesquels ils s'emprisonnent eux-mêmes et dont ils ne se libèrent
généralement qu'à travers des conflits, des crises et des guerres. Le
fameux « Tout est possible à Dieu » impliquerait-il que tout ne le soit pas
aux hommes ? On sait le sort que ceux-ci réservèrent au Christ et à
Socrate qui avaient osé défier les déterminismes sociaux ou religieux de
leur temps ! Comment faire pour songer enfin à éduquer les consciences,
dans ce monde païen et décadent, autrement que par la sempiternelle
répétition des interdits?
Quel avenir ?
Pourtant, parce qu'il est une société humaine, donc un organisme
vivant, le christianisme évoluera. Les croyants ajouteront que la
promesse de salut qui est son legs est une raison supplémentaire de miser
sur son avenir en toute confiance. Mais comment se feront ces évolutions
nécessaires ? Une espèce, un système n'évolue jamais en son centre. Telle
est la loi biologique. Telle est aussi l'image que donne le Vatican, qu'on
ne saurait assimiler à un pôle de haute évolution. Or, ce sont souvent des
groupes marginaux qui conservent dans la nature les possibilités
évolutives les plus vastes: aussi cherchera-t-on là les potentialités
évolutives susceptibles de permettre de nouvelles poussées de la vie. Là,
c'est-à-dire « à la base », au sein de petits groupes novateurs,
relativement libérés du poids des structures et des hiérarchies, et qui
sauront peut-être mieux discerner entre la paille et le grain, entre
l'originalité unique du message et les adjonctions contingentes d'une
longue et lourde histoire. De tels groupes s'intitulent d'ailleurs parfois
eux-mêmes « Le Renouveau »... D'autres, inorganisés, naissent de cette
base et suscitent çà et là de nouvelles expériences, de nouvelles
espérances...
Mais il y aura aussi les rejets de souche, comme en fait l'olivier, de
nouveaux jaillissements s'accomplissant par un retour aux sources auquel
aspirent de plus en plus d'hommes. Les spécialistes de l'histoire des
religions affirment que toute grande religion a tendance à se fossiliser à
l'âge de deux mille ans ; pour survivre, un seul remède : repartir des
origines, renouer avec la tradition des premiers siècles, autre loi en tout
point conforme avec ce que l'on sait de l'évolution biologique où les
grandes nouveautés n'apparaissent jamais dans les groupes très évolués,
au sommet d'un axe évolutif, mais toujours au contraire à la base, parmi
des groupes archaïques, stables, mais gonflés de sève évolutive. N'est-ce
pas dans une famille aux caractères très archaïques qu'apparaît déjà
l'organe qui, dans l'histoire de l'évolution végétale, succédera un jour au
fruit, alors que cette nouveauté ne se dessine nulle part ailleurs dans les
autres familles évoluées du même groupe6? Ainsi, l'avenir du
christianisme est dans ses origines, l'Évangile et les Pères de l'Église.
Il en est sans doute de même de l'avenir des sociétés industrielles, dont
il paraît peu probable qu'il s'inscrive dans l'axe ou la « flèche » de
quelque évolution glorieusement linéaire de l'humanité, telle que la
célébraient au siècle dernier les pères du marxisme. Tout laisse penser au
contraire que les progrès de la science et de la technique occidentales
aboutiront à un cul-de-sac géopolitique plus ou moins dramatique.
L'évolution repartira alors de la base, car tout ce qui est surévolué
n'évolue plus, sinon en apparence. Tel est le cas en botanique des familles
de fin de lignée, les plus sophistiquées, les plus perfectionnées, comme
les Orchidées par exemple, au sujet desquelles il convient de se rappeler
le mot célèbre de Goethe : « L'extrême perfectionnement de la forme
entraîne aussi une extrême fragilité. » Tel sera sans doute le cas des
sociétés de la communication, ultime invention et ultime avatar des
sociétés industrielles, qui cachent de plus en plus mal leur fragilité
derrière le ronron quotidien de l'hymne au progrès.
Éloge de la différence
Ainsi, à l'issue de cette longue histoire en forme de métaphore où se
mélangent et s'entrecroisent analogies et homologies, comparaisons
critiques et parallèles audacieux entre évolution biologique et évolution
sociale, une première constatation s'impose : si les religions visent toutes
au salut des hommes, elles n'échappent pas pour autant aux lois qui les
régissent ; leur diversité est à l'image même de celle des groupes
humains, eux-mêmes à l'image de la diversité des groupes biologiques et
des espèces naturelles. Le christianisme n'échappe pas à cette loi.
L'histoire du salut se développe selon les lois mêmes de l'histoire
naturelle, à savoir celles de la diversification, de la mobilité et du
changement.
Dès son origine, le christianisme s'est édifié sur un modèle proprement
biologique et écologique. C'est en effet aux Églises locales que saint Paul
adresse ses épîtres lorsqu'il écrit aux Galates, aux Corinthiens, aux
Éphésiens, aux Colossiens, aux Romains, etc. Chacune de ces Églises
locales était traitée comme telle, en fonction des données qui lui étaient
propres : communion dans une même foi, certes, mais respect des
particularismes. Ce type d'organisation s'est maintenu durant des siècles
et se maintient encore dans l'orthodoxie qui regroupe dans une même
communauté de foi une douzaine d'églises « autocéphales », c'est-à-dire
autonomes. Le modèle unitaire, hiérarchique et centralisé du catholicisme
romain, version occidentale du christianisme, a été calqué sur le modèle
de la centralisation impériale imposée par les empereurs du Saint-
Empire, et par Charlemagne en premier. A partir de là s'est élaboré un
système hiérarchiquement centralisé et unitaire, étendant le même
modèle d'organisation à l'échelon planétaire, sans prendre en compte la
diversité des peuples et des cultures : d'où cette étrangeté que le plus petit
État du monde, enclavé dans la ville de Rome, légifère pour la planète
entière et réglemente jusque dans ce qu'elle a de plus intime la vie des
clercs et des laïcs, qu'ils soient peuls ou chinois, américains ou africains...
L'islam, il est vrai, en fait autant, mais avec une organisation moins
pyramidale. Étrange et fâcheuse tendance à l'alignement et à l'unification
qui contrarie la tendance naturelle à la diversité et évoque
l'envahissement de toute la planète par les champs de maïs, ou encore par
les forêts d'épicéas à l'alignement quasi militaire, gérées par des
ingénieurs ayant pour critère la rentabilité plus que l'adaptation
écologique de l'arbre à sa terre. En l'occurrence, cette rentabilité n'est pas
discutable ; par ses missions, le catholicisme apparaît bien comme une
version conquérante du christianisme, fondée sur une organisation
efficace évoquant celle de l'Empire romain, puis du Saint-Empire romain
germanique sur laquelle d'ailleurs elle s'est calquée. Version épidémique
et contagieuse à laquelle s'oppose l'endémisme de l'orthodoxie, Église
peu missionnaire, rivée à ses terroirs et à ses sources, attentive à
conserver intacte la tradition des tout premiers siècles et fort méfiante
vis-à-vis de toute évolution, organisant ses églises de façon moins
rationnelle, moins planifiée, plus intuitive, plus affective, ... voire dans le
plus parfait désordre, comme l'illustrent bien les fameuses querelles
byzantines...
L'Église catholique est au contraire une institution typiquement
occidentale, où l'on voit s'exercer la puissance organisatrice qui structure
et contrebat la diversité naturelle. Cette même attitude face à la nature et
à la vie a sous-tendu les sociétés industrielles dans leur puissant élan,
mais également dans le conflit qui les oppose à la création et que les
mouvements écologiques ont contribué à mettre en lumière. La vie
pourtant ne cesse de reprendre ses droits : ne voit-on pas, au sein de
l'Eglise la plus centralisée du monde, fleurir les ordres religieux, siècle
après siècle, chacun jaloux d'affirmer son identité et de se différencier, ne
serait-ce que par sa règle, la coupe et la couleur de sa bure ou de sa
soutane...
Il est surprenant que l'on puisse s'étonner de la diversification du
christianisme à travers le temps et l'espace. L'inverse eût en vérité été
bien plus surprenant ! Car la vie crée la diversité à sa propre image. Aussi
n'y a-t-il aucun scandale, ni pour les croyants, ni pour les incroyants, à ce
que l'Église du Christ nous apparaisse sous divers visages. Le seul
véritable scandale en la matière serait de trouver la diversité
scandaleuse ! Et s'il devait y en avoir un second, ce serait de ne point
considérer cette diversité comme une richesse et de vouloir à tout prix la
nier ou la réduire au nom d'un principe d'ordre et d'unité; l'œcuménisme
est la réponse logique de l'esprit humain à la diversité naturelle des
courants historiques : son but n'est point de nier la diversité, mais bien
plutôt de la servir dans un profond respect des différences. Le seul
véritable scandale, ce sont les guerres ouvertes ou larvées que se sont
faites les Eglises au fil des siècles.
Le concept de diversité est si fondamental qu'on le trouve même au
sein du seul concept exprimant par des mots humains l'absolu : Dieu ; car
le Dieu judéo-chrétien est unique et trinitaire, illustration parfaite de
l'unité dans la diversité qui est l'image même de la vie. La trinité hindoue
illustre cette même idée dans sa version orientale. La diversité postule
l'identité de chaque individu en tant que personne - il y en a trois en Dieu
- et l'unité exprime les forces associatives qui les poussent à se
reconnaître et à s'aimer. De ce point de vue, l'unité dans la diversité est
une belle illustration du couple dialectique confrontant le « moi » qui se
pose et le « moi » qui va vers autrui, autrement dit la compétition et la
coopération. Car comme l'écrivait si justement Teilhard de Chardin, «
l'union différencie ».
Vers une plus grande « liberté »
Reste à savoir s'il était légitime, à travers tout ce livre, de passer sans
cesse et aussi allégrement de faits de nature à des faits de culture. N'y a-t-
il tout de même pas quelque différence fondamentale entre l'histoire
naturelle et l'histoire humaine? Certes, et le moment est venu maintenant
de marquer les limites du raisonnement analogique et des homologies
que nous venons de développer.
Il n'est pas douteux, on l'a vu, que des mécanismes comme les
mutations, les hybridations, les sélections, les compétitions et l'isolement
brassent et rebrassent sans cesse les potentiels génétiques des espèces
animales ou végétales, comme les caractéristiques des « espèces
intellectuelles ou sociales ». Mais si les déterminismes biologiques
trouvent leur équivalence dans le déroulement des déterminismes
historiques, les premiers sont infiniment plus rigoureux, plus rigidement
fixés que les seconds. Ainsi en est-il par exemple des mutations qui,
lorsqu'elles s'exercent dans le domaine des idées, peuvent modifier
totalement un être : à la limite, un phénomène de conversion comme
celui, historique, de saint Paul, ou, plus récent, de Claudel, correspond à
un changement brutal et durable qui modifie radicalement l'échelle des
valeurs d'un individu au point de le faire, si l'on peut dire, changer
d'éspèce. En biologie, les bouleversements ne vont jamais aussi loin : une
plante mutée continue à appartenir à la même espèce, et il faut le jeu
complexe de toute une série de mécanismes - hybridation, isolement,
sélection -, pour que naisse, à partir d'elle, une nouvelle espèce, au
demeurant encore toute proche de la précédente.
Il en est de même des hybridations qui, en biologie, ne peuvent
s'exercer qu'entre individus interféconds et appartenant par conséquent à
la même espèce ou à deux espèces très voisines, dont le patrimoine
génétique est suffisamment proche pour être rassemblé dans un œuf; en
revanche, l'expérience de la vie intellectuelle prouve assez que des
courants de pensée très divers peuvent s'autoféconder ; encore faut-il
naturellement, pour ce faire, qu'ils puissent entrer en contact. Ainsi
parfois du marxisme et du christianisme. Mais une vérité fondamentale
reste vraie dans les deux cas : pour qu'il y ait hybridation, il faut éliminer
toute barrière d'isolement, toute séparation, laisser ouvert un espace de
rencontre et de contact.
La rapidité accrue de l'évolution sociale
Autre constatation : l'évolution sociale est infiniment plus rapide que
l'évolution biologique et ne s'inscrit pas dans les mêmes échelles de
temps. En trente millions d'années, les platanes de l'Est et de l'Ouest n'ont
pas réussi à former des espèces réellement distinctes, puisqu'elles restent
interfécondes ; mais il a fallu moins de mille ans pour que deux espèces
de christianisme nettement différenciées voient le jour. L'évolution
sociale acquiert une vitesse proprement vertigineuse dans les sociétés
contemporaines, radicalement différentes en cela des sociétés
traditionnelles où le principe d'invariance, de stabilité sociale s'applique
avec une rigueur quasi biologique. Ces sociétés transmettent oralement
leur savoir et leurs coutumes, de génération en génération, avec autant de
précision et de rigueur que les individus se transmettent leur patrimoine
génétique. Les sociétés modernes évoluent en revanche si rapidement
qu'on finit par changer d'espèce d'une génération à l'autre : comme les
programmes culturels ne sont pas héréditaires, mais évoluent avec le
milieu, les barrières qui séparent les générations ne sont plus alors
seulement dues à l'âge, comme elles l'ont toujours été, mais bien
davantage à des ruptures culturelles radicales, véritables mutations
collectives qui entraînent la naissance de nouvelles espèces possédant des
systèmes de valeurs différents et coexistant pourtant au sein d'une même
société. Bref, si les lois de l'évolution s'appliquent aussi au culturel et au
social, elles y agissent avec plus de souplesse, et moins de rigidité.
Les sociétés humaines et les idéologies, les croyances et les mœurs
qu'elles sécrètent et qui font leur originalité, s'apparentent davantage en
définitive aux systèmes biologiques des bactéries, décrits dans le premier
chapitre de ce livre, qu'à celui des plantes et des animaux.
L'extraordinaire possibilité d'échange de gènes propre aux bactéries
permet à chacune d'elles d'hériter de sa voisine des informations
nouvelles débouchant sur de nouveaux comportements, et ceci avec une
rapidité qui permet les plus larges capacités adaptatives. Il en est de
même en ce qui concerne l'échange des idées entre les hommes, domaine
où la mobilité est sans limites ! En revanche, les possibilités d'échanges
de gènes par voie sexuée entre plantes ou entre animaux n'existent que
dans le cadre strict de l'espèce, de sorte,que l'adaptation biologique est
plus aléatoire, moins ouverte que l'adaptation sociale. Si les mécanismes
fondamentaux de la vie sont les mêmes à tous les niveaux, ils
s'appliquent avec un déterminisme très inégal. L'évolution sociale
possède une fluidité, une marge de liberté tout à fait étrangère à
l'évolution biologique. L'histoire du judéo-christianisme - et l'on aurait pu
développer d'autres exemples - montre cependant la validité de ces
parallèles ! Elle témoigne en tout cas de l'extraordinaire unicité des
processus fondamentaux de la vie.
L'hommage aux démocraties
On retrouve là la hiérarchie classique de l'organisation du cosmos : la
matière, la vie, l'esprit ; au fur et à mesure que l'on en gravit les échelons,
la marge des déterminismes se réduit, tandis que s'accentue celle de la
liberté : l'esprit est plus autonome, moins strictement aliéné à des
automatismes rigoureux que la vie biologique, elle-même plus souple que
le strict déterminisme qui meut les planètes, les étoiles et les galaxies. La
vie de l'esprit constitue un palier supérieur de l'échelle des lois
universelles du monde. Certes, les lois fondamentales de la vie restent à
la base de son conditionnement : mais si la compétition entre les idées et
les idéologies est aussi vive qu'entre les espèces biologiques, par
exemple, l'esprit n'en possède pas moins une capacité - au moins
potentielle - d'autonomie et de liberté plus grande, qui favorise leur libre
circulation. Le poids des déterminismes biologiques continue cependant à
peser sur l'univers spirituel, parfois de manière très lourde. Ce poids du
biologique, dont l'ombre portée obère si souvent la liberté de l'esprit, est
notre pesant fardeau ; il continue à nous maintenir dans cet état de
pauvreté et de misère où se poursuivent médiocrement nos aventures
individuelles et collectives, consciemment ou inconsciemment, en tout
cas toujours très en deçà d'un certain projet d'accomplissement humain
que nous portons en nous et qui est notre projet d'avenir.
Accomplissement où le corps, l'âme, l'esprit, conformément à la plus
ancienne tradition, émergeront ensemble vers l'Unité de l'Unique.
Reconnaissons aux démocraties, dont on n'apprécie les mérites
qu'après les avoir perdues, l'immense avantage de faire coexister toutes
les espèces intellectuelles en relativement bonne intelligence, et d'éviter
entre elles tout processus d'élimination mutuelle. Certes, cette
coexistence, comme l'attestent les campagnes électorales, n'exclut pas les
affrontements bruyants. Il n'en reste pas moins qu'une démocratie
représente une collection « d'espèces » que les lois, les institutions et les
constitutions protègent, tout comme sont protégées les espèces cultivées
que l'homme maintient à un niveau raisonnable de compétition. Cela
n'empêche ni les excès du verbe, ni ceux de la pensée. Les démocraties
n'en demeurent pas moins les toutes premières expériences de
l'apprentissage de la liberté collective, après des millénaires marqués par
les totalitarismes les plus divers. Elles sont les laboratoires où s'élaborent,
dans les douleurs de l'enfantement, de nouvelles manières d'être et de
vivre ensemble.
Ces toutes premières expériences de liberté sont les toutes dernières
venues dans l'histoire de la vie. Car l'hominisation n'en est qu'à ses
premiers balbutiements ; et à les suivre, on comprend aisément que nous
sommes loin, bien loin encore de parler le vrai « langage des hommes »,
qui seul pourrait leur assurer équilibre et pérennité en ce monde : celui de
la responsabilité, de la sagesse et de l'amour.
1 Voir : Les Plantes : Amours et Civilisations végétales, Fayard 2e édition, 1981.
2 Ces îlots relictuels évoquent la flore des tourbières, vestige en Europe tempérée, de l'époque
glaciaire, et dont l'habitat naturel se situe aujourd'hui bien plus au Nord.
3 Voir, sur ce thème, mon ouvrage, Drogues et Plantes magiques, Fayard 1983, 3e éd.
4 Comme le constatait si pertinemment le pasteur Wilfried Monod : « d'un côté un messie sans
messianisme (les églises), de l'autre un messianisme sans messie (le socialisme) - Communication
personnelle -
5 Iris versicolor, Rosa wilsonii, Agropyrum junceum.
6 On se reportera sur ce thème à Les Plantes : Amours et Civilisations végétales, Fayard, 2e éd.,
1981.
Conclusion
Que conclure ? Les faits parlent d'eux-mêmes et s'imposent : le monde
est UN, dans son ordre, sa cohérence, sa plénitude. C'est ce que cet
ouvrage voulait montrer en nous rendant les plantes plus proches et
familières.
Son ordre, qui est alternance d'harmonie et de bouleversement ; sa
cohérence, qui est alternance de conflit et de solidarité; sa plénitude, qui
est alternance de mort et de résurrection. Affirmations gratuites, dénuées
de sens ?
Par-delà ces contraires, l'ordre éternel persiste et demeure. Les lois qui
animent la matière et l'esprit, en apparence pétries de contradictions, à
l'image même de la Vie, y trouvent leur ultime fondement. Chaque
époque, chaque ethnie, chaque culture ont poursuivi, chacune à sa
manière, leur quête de sagesse ; elles ont exprimé, au gré de leurs mythes
et de leurs symboles, leur manière de voir le monde ; elles ont chanté son
unité par-delà des apparences trompeuses; elles l'ont exprimé avec un
cerveau humain, un cerveau à l'image même de l'univers qui l'a produit et
dont chaque hémisphère a sa propre spécificité: l'hémisphère gauche,
plus analytique, produit la pensée cartésienne, celle qui guide la plume de
tout scientifique qui raisonne, analyse, sépare, classe, trie, résout le
complexe en ses éléments; et l'hémisphère droit d'où émane une pensée
plus synthétique, intuitive, concrète, globale, symbolique, qui associe,
recherche les cohérences, les conjonctions, les concomitances ; il ne
s'exprime pas comme le premier par le signe, le chiffre ou la lettre, mais
par le mythe, le symbole, la légende, le proverbe, la parabole ; et parce
qu'il est intemporel, ce langage-là ne vieillit pas.
Remontons donc le flux de l'histoire pour donner, en conclusion, la
parole à trois auteurs qui sont des chantres de l'Unité.
C'est sans doute avec son cerveau gauche, c'est-à-dire après maintes
observations et réflexions, mais éclairées par l'intuition d'un cerveau droit
vigilant, que Maeterlinck, aujourd'hui complètement démodé, nous
propose ce texte pourtant étrangement actuel :
« Nous avons mis longtemps un assez sot orgueil à nous croire des êtres
miraculeux, uniques et merveilleusement fortuits, probablement tombés d'un autre
monde, sans attaches certaines avec le reste de la vie, et, en tout cas, doués d'une
faculté insolite, incomparable, monstrueuse. Il est bien préférable de n'être point si
prodigieux, car nous avons appris que les prodiges ne tardent pas à disparaître dans
l'évolution normale de la nature. Il est bien consolant d'observer que nous suivons la
même route que l'âme de ce grand monde, que nous avons mêmes idées, mêmes
espérances, mêmes épreuves et presque - n'était notre rêve spécifique de justice et de
pitié - mêmes sentiments. Il est bien plus tranquillisant de s'assurer que nous
employons, pour améliorer notre sort, pour utiliser les forces, les occasions, les lois de
la matière, des moyens exactement pareils à ceux dont elle use pour éclairer et
ordonner ses régions insoumises et inconscientes ; qu'il n'y en a pas d'autres : que
nous sommes dans la vérité, que nous sommes bien à notre place et chez nous dans cet
univers pétri de substances inconnues, mais dont la pensée est non pas impénétrable et
hostile, mais analogue ou conforme à la nôtre... Il ne serait pas, j'imagine, très
téméraire de soutenir qu'il n'y a pas d'êtres plus ou moins intelligents, mais une
intelligence éparse, générale, une sorte de fluide universel qui pénètre diversement,
selon qu'ils sont bons ou mauvais conducteurs de l'esprit, les organismes qu'il
rencontre. L'homme serait, jusqu'ici, sur cette terre, le mode de vie qui offrirait la
moindre résistance à ce fluide que les religions appelèrent divin. Nos nerfs seraient les
fils où se répandrait cette électricité plus subtile. Les circonvolutions de notre cerveau
formeraient en quelque sorte la bobine d'induction où se multiplierait la force du
courant, mais ce courant ne serait pas d'une autre nature, ne proviendrait pas d'une
autre source que celui qui passe dans la pierre, dans l'astre, dans la fleur ou l'animal ».
Maeterlinck fait écho à la pensée de Goethe, si puissamment exprimée
dans La métamorphose des plantes : substituant à l'approche analytique,
déjà de mise en son temps, une vision toute différente associant, dans
l'harmonie d'un génie exceptionnel et avec un bonheur inégalé, les
réflexions du cerveau gauche et les intuitions du cerveau droit, Goethe
écrivait:
« Qualité fondamentale de l'unité vivante : se diviser, se réunir, se développer dans
l'universel, persister dans le particulier, se transformer, devenir espèce et (comme la
vie aime à se manifester dans mille conditions !) paraître puis disparaître,... se dilater,
se contracter. Or, tous ces effets se produisent au même instant, toutes les choses et
chacune peuvent se produire en même temps ; formation-dépérissement, création-
destruction, naissance-mort, plaisir-peine, tout agit pêle-mêle, dans le même esprit,
dans la même nature : aussi tout ce qui arrive de particulier se présente-t-il toujours
comme l'image, comme le symbole de l'universel ».
Et il ajoutait plus tard :
« Que signifie commercer avec la nature si nous n'avons à faire, par la voie
analytique, qu'à ses parties matérielles, si nous ne percevons pas la respiration de
l'esprit qui donne un sens à chaque partie et corrige ou sanctionne chaque écart par
une loi tout intérieure ?
Ainsi passe-t-on de la vision commune de la nature en Occident à la
vision contemplative, hélas si étrangère à notre époque. Et puisque nous
avons ouvert cet ouvrage par la citation d'un chef indien, nous le
refermerons par une autre citation puisée à la même source. Parlant certes
avec l'hémisphère droit de son cerveau, elle fait dire à Smohalla, vieux
sage indien, ces phrases émouvantes où la terre mérite le respect dû à la
mère aimée qu'elle symbolise :
«Vous me demandez de labourer la terre. Dois-je prendre un couteau et déchirer le
sein de ma mère ? Mais, quand je mourrai, qui me prendra dans son sein pour
reposer ?
« Vous me demandez de creuser pour chercher la pierre. Dois-je aller sous sa peau
chercher ses os ? Mais, quand je mourrai, dans quel corps pourrai-je entrer pour
renaître ?
« Vous me demandez de couper l'herbe, de la faner, de la revendre et de devenir
riche comme les hommes blancs. Allons ! Comment oserais-je couper les cheveux de
ma mère ? »
Cet ouvrage est dédié aux longs cheveux tressés de ma mère, mise en
terre comme une graine et dont la tombe refleurit au printemps.
Bibliographie
La diversité des thèmes abordés dans ce livre ne permet pas de les «
couvrir » par une bibliographie exhaustive.
Aussi se contentera-t-on de signaler quelques ouvrages fondamentaux
de langue française les recoupant plus ou moins :
BOULARD B., Vie intense et cachée du sol, Flammarion, 1967.
CORNER E.J.H., La vie des plantes, Bordas, 1971.
DUVIGNEAUD P., La synthèse écologique, Doin, 1980.
FISCHESSER B., La vie de la forêt, Horizons de France, 1970.
GOETHE, La métamorphose des plantes, Triades, 1975.
GUINOCHET M., Phytosociologie, Masson, 1973.
LEMÉE G., Précis d'écologie végétale, Masson, 1978.
LIEUTAGHI P., L'environnement végétal, Delachaux et Niestlé, 1972.
MANGENOT G., Données élémentaires sur l'angiospermie, Annales
de l'université d'Abidjan, 1973.
ROSNAY J. de, Les origines de la vie, de l'atome à la cellule, Seuil,
1966.
ROWLEY G., Encyclopédie des cactus et autres plantes grasses,
Elsevier-Séquoia, Bruxelles, 1978.
RUFFIÉ J., Traité du vivant, Fayard, 1982.
Les citations des chefs indiens sont extraites de Pieds nus sur la terre
sacrée, textes réunis par T.C. McLuhan, Denoël-Gonthier, 1974.